Entretien avec Sylvain Piron à l'occasion de la sortie de L'Occupation du monde : contre la théologie économique néo-libérale, la pensée médiévale...

Pensée économique, scolastique, néo-libéralisme... Et si les dogmatiques n'étaient pas ceux que l'on croit ? C'est ce que suggère Sylvain Piron, historien médiéviste, qui a accepté de répondre à nos questions à l'occasion de la sortie de son dernier livre, L'Occupation du monde (Zones Sensibles, 2018). 

 

Nonfiction : Vous êtes médiéviste, spécialiste d’histoire intellectuelle des sociétés médiévales, notamment de l’histoire de la pensée économique et politique au XIIIe siècle. Vous avez en particulier étudié et édité les œuvres de Pierre de Jean Olivi, théologien franciscain qui a posé des jalons majeurs de la pensée économique occidentale. Pouvez-vous nous dire comment vous en êtes venu à vous intéresser à ces objets ?

Sylvain Piron : Je travaille sur différents dossiers d’histoire intellectuelle, du XIIe au XIVe siècle (d’Héloïse à Marguerite Porete, pour donner des repères). Mais c’est bien par la pensée économique que je suis arrivé au Moyen Âge. Dans ma jeunesse, j’ai vécu le déferlement de l’idéologie néo-libérale des années 1980 et j’ai vu le monde partir dans des directions invraisemblables au regard des horizons que l’on pouvait raisonnablement envisager dans mon enfance. C’est à la fois par dégoût et par volonté de lutter contre ce mouvement que j’ai voulu remonter à ce qui me semblait être le moment où se constituent les institutions et le vocabulaire conceptuel de la modernité.

Je me suis d’abord intéressé à la formation politique de la monnaie moderne. Il s’agissait de montrer que celle-ci n’est pas une production du marché, mais d’abord une construction politique qui procède d’une délimitation territoriale qu’effectuent les monarchies occidentales à partir du XIVe siècle (c’était mon sujet de maîtrise).

En élargissant la question, j’ai découvert Olivi à travers son extraordinaire Traité des contrats, dans l’édition de Giacomo Todeschini. Cette édition était si défectueuse que j’ai dû la refaire pour rendre intelligible ce texte étonnant, tout en formulant un cadre interprétatif plus satisfaisant. L’enjeu de ma thèse visait à comprendre la totalité de l’œuvre d’un penseur d’une puissance exceptionnelle, qui a été totalement occulté dans l’histoire de la philosophie occidentale. Olivi est l’inspirateur du courant des Spirituels franciscains qui ont été réprimés comme hérétiques sous Jean XXII. Cette mauvaise réputation a rejailli sur lui. Son œuvre a été laissée en jachère par une historiographie essentiellement catholique alors qu’il est, une génération après Thomas d’Aquin, le théologien franciscain qui accomplit une opération de mise à jour intellectuelle comparable à celle qu’effectue le maître dominicain. Pour obtenir une vision complète de la scolastique du XIIIe siècle, il faudrait donner une importance égale à ces deux auteurs. Il y a vingt-cinq ans, il restait encore beaucoup de textes à éditer, de manuscrits à explorer. Le travail que j’ai mené et animé avec Alain Boureau a contribué à rectifier la situation. La revue électronique Oliviana a permis de rendre plus visible cet effort de redécouverte. Je peux maintenant envisager de rédiger un ouvrage de synthèse sur cet auteur passionnant, dont ma thèse n’était que le brouillon.

 

Votre dernier ouvrage, L’Occupation du monde, se pose comme un préambule à un volume plus ample sur l’évolution des représentations et des concepts économiques. Mais l’idée qui le soustend est la suivante :
« l’aliénation économique, qui entrave l’appréhension de la catastrophe [écologique] dans laquelle les sociétés industrielles entraînent la planète entière, doit se comprendre dans une perspective de longue durée, comme l’ultime transformation d’une histoire chrétienne dont l’Occident n’est toujours pas réellement sorti ».

L’idée n’est pas évidente pour un néophyte, mais vous posez un certain nombre de problèmes et de réflexions qui vont dans ce sens. En particulier, vous évoquez le fait que le christianisme tel qu’il s’est développé au Moyen Âge pose une occupation du monde par l’homme plus qu’un être au monde, et que le développement du capitalisme porte cette évolution à son stade ultime. Pourriez-vous revenir sur cette idée ?

Un chapitre du livre propose une rapide vue d’ensemble de l’histoire chrétienne, afin de préciser la nature du christianisme latin du second millénaire dans lequel se déroule le processus que vous rappelez. Mais il faut remonter à ses origines pour comprendre la structuration qui rend possible ce développement.

Existentiellement, le chrétien est traversé par un vide. La réalité est pour lui celle de l’au-delà, mais pour l’atteindre, il doit passer par le monde terrestre, comme un pèlerin (viator), pour y faire son salut, en marchant dans les traces du Dieu incarné. Il doit donc agir dans un monde visible qui lui est, par nature, étranger et inférieur. C’est un monde qui n’est pas vain ou mauvais en soi, puisque Dieu l’a créé et qu’il y a envoyé son fils réparer les péchés des humains, mais il n’a de valeur qu’en raison de sa création divine et comme théâtre de l’action humaine. Les monothéismes tendent par définition à priver le monde visible de valeur spirituelle, mais la théologie de l’incarnation y ajoute une tension particulière. De là vient l’activisme typique de l’Occident, l’énergie folle mise à transformer le monde naturel. C’est bien sûr une vision très schématique d’un processus complexe et nuancé, mais il faut parfois prendre un recul important pour faire apparaître une ligne de force de très longue durée.

En présentant les choses ainsi, je ne fais que reformuler à ma façon le diagnostic de grands auteurs, sans prétendre à beaucoup d’originalité, si ce n’est que je déplace l’accentuation que mettait Max Weber sur la Réforme vers des épisodes antérieurs de l’histoire chrétienne. Je m’appuie en particulier sur la réflexion de Marcel Gauchet. Le point sur lequel je me sépare modestement de Gauchet concerne mon jugement sur la situation contemporaine. Contrairement à ce qu’il écrit dans son dernier livre, Le Nouveau monde, je pense que nous ne sommes pas encore totalement sortis de la religion. Ou plutôt, nous avons remplacé les religions traditionnelles et leurs substituts politiques par une idéologie économique que fonctionne comme un ersatz de religion et qui est très largement teintée par des origines théologiques qu’elle ignore.

Là aussi, rien de que de très banal. De nombreux observateurs qualifient la domination contemporaine de l’économie comme un phénomène d’ordre religieux, qui se manifeste par des croyances et des dogmes (l’efficacité du marché, la nécessité de la croissance, etc.). La vision néo-classique en donne une version particulièrement caricaturale, mais en réalité, toute pensée qui considère l’économie comme un champ séparé de l’expérience sociale en est également victime. Contrairement au jugement classique de Karl Polanyi, je pense que l’économie n’est pas réellement « désencastrée ». Elle ne nous semble l’être que parce qu’elle exerce une domination sans partage sur nos représentations. Le propre de la mondialisation néo-libérale de ces dernières décennies tient précisément à cette hégémonie sur le politique de l’idéologie et de pratiques qui l’accompagnent. Depuis 40 ans, nos dirigeants ne savent plus faire autre chose que tenter de stimuler l’activité économique. Ils y ont perdu toute inventivité et, du fait de leurs échecs répétés, toute crédibilité. C’est la chose politique elle-même qui s’en retrouve délégitimée. En affirmant que cette hégémonie de l’économie est le principal obstacle à une appréciation correcte des enjeux environnementaux actuels, je ne fais que reprendre le diagnostic d’autres penseurs majeurs, mais parfois un peu oubliés, tels que Gregory Bateson ou Barry Commoner. Dans cette affaire, l’arme la plus efficace dont dispose l’historien consiste à dévoiler la constitution et les présupposés de cette mythologie occidentale de l’économie qui nous étouffe et nous conduit au désastre écologique.

 

Dans le même temps, vous approfondissez la pensée économique scolastique au XIIIe siècle. Vous soulignez en particulier le grand pragmatisme de ces théologiens qui ont conscience que les standards de la perfection évangélique ne peuvent pas s’appliquer sans changement à une humanité imparfaite. Vous soulignez également qu’ils avaient conscience que les transactions économiques dépendent d’opinions « variables et incertain[e]s » et non d’une connaissance pure et parfaite, présupposée par une partie de l’économie classique. Vous concluez : « Face aux dogmes contemporains de l’économie néolibérale, il est urgent de retourner aux scolastiques ». Les économistes contemporains lisent-ils ces auteurs médiévaux ? Trouve-t-on encore des échos à leur pensée aujourd’hui ?

La description que vous donnez correspond en fait à l’épistémologie spécifique du Traité d’Olivi, qui est à la fois l’aboutissement des réflexions antérieures, et un point de départ pour la réflexion, très importante, de la seconde scolastique des XVIe-XVIIe siècles.

Les économistes s’intéressent de moins en moins à l’histoire de leur discipline. À mesure que la théorie se mathématise, qu’elle se prétend scientifique, elle perd ses capacités de réflexion sur elle-même. Les économistes critiques, aussi atterrés soient-ils, ne manifestent pas davantage de curiosité pour le passé. Leur surmoi marxiste leur interdit souvent de prendre au sérieux des élaborations antérieures au XIXe siècle. Leur hantise de toute référence religieuse est telle qu’ils peuvent, au grand maximum, tenter de mettre à leur sauce un Spinoza, comme le fait maladroitement Lordon. Le seul économiste important qui ait jamais lu de première main les scolastiques est Joseph Schumpeter (qui a connu les thèses d’Olivi à travers leur reprise chez Bernardin de Sienne et Antonin de Florence, puisque le Traité n’avait pas encore été identifié quand il écrivait).

Les économistes ne sont pas conscients d’employer quotidiennement des notions qui ont été forgées par les scolastiques. Ils ne savent pas davantage qu’ils admettent comme postulats indiscutables des principes du droit naturel classique qui est lui aussi issu en droite ligne de la seconde scolastique, laquelle dérive à son tour des auteurs du XIIIe siècle. Ma proposition revient au fond à inverser totalement l’image habituelle du « développement » d’un savoir scientifique au fil des siècles. C’est l’inverse qui s’est produit. En s’enrichissant d’observations factuelles et surtout de modélisations théoriques, la pensée économique s’est conceptuellement dégradée et appauvrie.

La question centrale a été clairement posée dans la seconde moitié du XIIIe siècle, d’Albert le Grand à Pierre de Jean Olivi. Ces théologiens ont été les premiers à élaborer le concept de valeur, mot médiéval qui n’a pas de strict équivalent antique et qui est la clé de voûte de tout discours économique. La question centrale est, pour eux, celle de la justice dans la circulation et la distribution des richesses. Ils ne la traitent pas en théologiens, mais au sein d’une philosophie morale attentive aux circonstances sociales. C’est pourquoi, selon Olivi, le juste prix ne peut jamais être « fixé en un point ». Des auteurs ultérieurs se sont demandés, en le relisant, si Dieu ne pourrait pas malgré tout connaître le « juste prix mathématique des choses ». Leur réponse est que seul Dieu peut obtenir une telle connaissance certaine. En prenant un peu de recul, on comprend ainsi que l’exercice fondamental de l’économie néo-classique, qui vise à déterminer un prix d’équilibre optimal, suppose un point de vue très particulier sur les échanges humains : celui d’une science divine, instantanée et omnisciente. Epistémologiquement, cette théorie économique est donc une théologie, et qui plus est, une mauvaise théologie puisqu’elle s’ignore comme telle.

Quand je parle de « revenir aux scolastiques », j’invite simplement les économistes à pratiquer une science sociale modeste, inscrite dans le temps et la contingence, dont la question centrale serait celle de la justice. Ce savoir serait alors capable d’admettre, comme le faisaient les auteurs du XIIIe siècle, une vision plus riche de l’être humain, qui ne se réduit pas à un consommateur soucieux de maximiser son utilité. Olivi accordait une importance cruciale à la liberté de contracter, qui ne peut être fondée que sur un intérêt à le faire. Mais les contractants qu’il décrit possèdent également un sens de la justice, une notion du bien commun des collectivités dans lesquelles ils vivent, et une compassion pour les faibles. Encore une fois, je précise qu’il n’y a rien de théologique dans ces propos : il s’agit simplement d’une philosophie morale adaptée à des sociétés humaines imparfaites.

 

À travers un panorama de la crise écologique, de certains mécanismes de prise de conscience et de réflexions sur l’être au monde dans la société contemporaine, on voit progressivement se dessiner l’image d’une société, contemporaine comme médiévale, où toutes les sphères sont intrinsèquement liées, où la vie des individus ne peut être réduite à son seule « asservissement à l’état de consommateur ». Les références à la ZAD de Notre-Dame des Landes sont nombreuses. D’autres médiévistes comme Florian Mazel ont pu comparer l’expérience zadiste au monachisme médiéval. Pensez-vous que ces tentatives de modes de vie différents relèvent d’une nostalgie d’une société sans le primat actuel de l’économie ? Est-on face à une nostalgie d’un passé pré-capitaliste plus ou moins fantasmé ou d’une réelle volonté d’innovation sociale ?

L’étude de l’histoire permet de formuler un principe irréfutable : on ne revient jamais en arrière. Il y a certes quelques tentations primitivistes, ça ou là, mais pour l’essentiel, les mouvements de contestation contemporains ne rejettent pas tout usage des technologies les plus récentes. Florian Mazel a raison de souligner un certain nombre de parallèles frappants dans ce choix de « sortir du monde » (l’expression est même revendiquée par le Comité invisible dans son dernier opuscule, Maintenant). Cependant, l’exigence radicale d’égalité qui caractérise ces mouvements interdit de les rattacher à un passé religieux. De même que les moines appartenaient encore à la société dont ils se séparaient, les zadistes demeurent pleinement contemporains.

Le désir de frugalité, c’est-à-dire d’échapper au gaspillage consumériste, de cultiver sans pesticides, d’échanger dans des circuits courts, etc., sont des attitudes hautement responsables face à la catastrophe à laquelle conduit l’hyper-industrialisation. De même, la volonté de reconstruire des communautés humaines riches est une réaction très compréhensible face à l’isolement des monades productrices-consommatrices que fabrique le capitalisme mondialisé. Il ne s’agit absolument pas de nostalgie, même s’il y a souvent dans ces courants un intérêt et du respect pour les savoirs traditionnels ou les modes de vie des peuples autochtones. Il ne s’agit pas non plus d’utopie, mais de tentatives concrètes de construire d’autres modes de relations, entre les humains et avec les milieux qu’ils habitent. Politiquement, et c’est un point de vue que je partage sans être zadiste, l’enjeu est de montrer que le primat de l’économie ne conduit pas à l’épanouissement humain et collectif.

À titre de méthode, puisque votre projet cherche à mettre en valeur l’actualité du Moyen Âge, je vous dirais qu’il faut prendre garde aux dangers de l’analogie. Les ressemblances apparentes peuvent donner lieu à des contresens. La connaissance du Moyen Âge ne peut être véritablement utile à la compréhension ou à la critique du monde contemporain, qu’à condition d’être située dans des perspectives de longue durée clairement charpentées.

 

Votre propos est parcouru de références à la sociologie, à l’économie, aux sciences politiques, et bien sûr à l’histoire médiévale. Avez-vous rencontré des difficultés à croiser les connaissances sur le monde contemporain et votre propre expérience de médiéviste ?

Le but de ce livre était de lier entre elles différentes questions qui ne sont pas habituellement mises en série car elles sont traitées dans des cadres séparés. Il s’agissait ainsi de montrer par l’exemple la nécessité de s’affranchir des cloisonnements disciplinaires habituels pour parvenir à poser quelques questions cruciales. Les auteurs qui m’intéressent le plus, et qui sont les vrais héros de ce livre (Bateson, Gauchet ou Ivan Illich), ne se laissent pas enfermer dans un domaine restreint. De ce fait, je ne pense pas avoir écrit simplement un livre d’histoire, mais plutôt un livre de science sociale ouverte à toutes sortes d’apports. Je rappelle au passage que Max Weber et Norbert Elias ont construit leur sociologie en employant des matériaux historiques très amples.

Il n’y a aucune justification sérieuse à prétendre réduire la sociologie à la seule description du monde contemporain. La seule difficulté que j’ai rencontrée tient à l’effort de lecture qui est requis pour se tenir à jour sur de nombreux fronts, afin de travailler avec autant de rigueur sur des questions contemporaines qu’un médiéviste peut le faire sur les sources médiévales. Par exemple, conformément à ma pratique de l’histoire intellectuelle médiévale, je cherche toujours à situer les penseurs qui m’intéressent dans leur situation biographique et historique, plutôt que de n’en retenir des formulations abstraites. Plutôt que de proposer la millième analyse de L’Éthique protestante, il me semblait plus utile de réfléchir à la dépression dont Max Weber est sorti en écrivant cet essai. Une autre difficulté, d’ordre psychologique, a été produite par la lecture intensive de travaux de sciences de l’environnement. De toutes parts, le désastre progresse à une vitesse vertigineuse. Il faut surmonter une phase d’abattement avant de pouvoir avancer à nouveau dans une réflexion sereine.

 

Vous prenez résolument le parti de comprendre le monde contemporain en partant des évolutions – politiques, intellectuelles, religieuses – médiévales. En introduction, vous soulignez que « la tâche des sciences humaines et sociales […] travaillent à rendre visibles ces liaisons qui n’apparaissent pas au premier regard, à expliciter la nature des règles et des enchaînements par lesquels le monde humain tient ensemble ». Pensez-vous que le chercheur a un rôle à jouer dans la société à ce titre, et de quelle manière ? Comment avez-vous choisi de concilier engagement et distance scientifique ?

Ce livre est un essai incomplet, qui aurait pu prendre des dimensions bien plus amples. Plusieurs chapitres que j’envisageais sont restés à l’état de fantômes. La phrase que vous citez appelait un développement en conclusion sur « la vie psychique des sociétés ». Cela m’aurait permis de faire un lien avec mon ouvrage précédent, paru chez le même éditeur, qui s’intéressait à la construction sociale du psychisme individuel, en l’occurrence, celui d’un prêtre perturbé par l’institution ecclésiale. Pas davantage que les humains, les sociétés ne sont jamais totalement conscientes d’elles-mêmes. L’histoire de longue durée est le théâtre principal de la production de ces déterminations collectives inconscientes. C’est à ce titre que l’histoire médiévale peut jouer un rôle dans l’élucidation du présent. Un point que j’évoque rapidement et qui sera développé dans le second volume concerne notre obsession d’employer efficacement notre temps, d’agir sans perdre une seconde, d’avoir toujours quelque chose à faire. Cette obsession, que l’usage des nouvelles technologies fait resurgir de façon flagrante, me semble être une rémanence des normes monastiques formulées par les Pères du désert égyptien au IVe siècle, puis intériorisée par les laïcs à travers la pastorale depuis le XIIIe siècle, et plus radicalement encore dans la devotio moderna ou la Réforme protestante.

De la même façon, l’adhésion des individus contemporains aux institutions qu’ils servent ne me semble pas sans rapport avec celle que l’Église réclamait de ses desservants. Prendre conscience de l’histoire de ces règles implicites peut avoir un effet libérateur. Cela n’invite pas forcément à rompre radicalement, mais peut-être seulement à adopter une certaine distance ironique face aux institutions.

Quant à l’engagement… au risque de vous surprendre, je n’ai pas l’impression d’avoir écrit un livre particulièrement engagé. En faisant remonter à la surface des strates d’histoires oubliées, j’ai plutôt l’impression de tenir un rôle de thérapeute. Et comme je ne suis pas tout à fait certain que l’histoire soit une science, je n’ai aucune difficulté à concilier les deux aspects que vous évoquez. Pour dire les choses autrement, il me semble que l’attitude habituelle de l’historien.ne, ou du praticien.ne de toute discipline, qui se contente de labourer son pré carré, revient à donner son assentiment à l’état du monde. En mettant en évidence, avec les moyens dont je dispose, le caractère insoutenable de l’état des choses, qu’on les prenne sous l’angle de la crise climatique, de l’extinction des espèces, de l’aggravation des inégalités, du délitement politique, je ne défends aucune doctrine particulière. Au contraire, j’invite à une discussion apaisée, lucide et pluraliste. Plutôt que de parler d’engagement, je décrirais plutôt cet aspect de mon travail comme une contribution à une philosophie politique rénovée, nourrie par l’apport de toutes les sciences sociales, et qui, par la force des choses, doit aujourd’hui prendre en charge la question de l’écologie politique

 

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Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie (Homo Sacer, IV, 1), par Pierre-Henri Ortiz

 

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