N’en déplaise aux modernes, non seulement le théologico-politique n’est pas mort, mais il ne doit pas mourir. Pour peu qu’il demeure dans l’autre monde.

Nos esprits modernes rangent hâtivement Dieu au rancart. La religion ? Une pensée naïve, qui ne s’est pas encore déprise de ses inepties, qui n’a pas pleinement conquis sa rationalité. Pourtant, le retour du religieux est la moindre des lapalissades. On aura beau jeu, dès lors, de crier haro sur Dieu, de le mettre en demeure de rentrer dans les pénates du domaine privé. Ce mépris simplificateur fait toutefois fi de la plurivocité du « théologico-politique », à laquelle Vincent Delecroix fait droit dans cet Apocalypse du politique.

 

Ce que « théologico-politique » veut dire

Le théologico-politique définit toute articulation – en premier lieu institutionnelle – entre religion et politique. Spontanément nous vient à l’esprit la mainmise du pouvoir ecclésiastique sur le politique. Cette logique de consolidation est toutefois marginale, pour ne pas dire accidentelle. L’essence du religieux est bien plutôt d’inquiéter le politique, en vertu de sa position de surplomb : le Dieu souverain, de par sa transcendance, ne peut qu’écraser le roitelet mondain. Dieu dépassant infiniment l’homme, ce dernier s’en trouve réduit à ses propres moyens : si la justice inconditionnelle est impossible sur Terre, se référer à Dieu a-t-il encore un sens ? Non plus, de sorte que s’en suit, de façon paradoxale, une autonomisation du politique vis-à-vis du religieux à l’époque moderne. Ainsi s’explique l’alliance de Louis XIV, souverain de la Fille aînée de l’Eglise (le France), avec des princes protestants, contre l’Espagne pourtant très catholique : le politique, parce qu’inférieur au religieux, prime sur lui. L’espace dans lequel les hommes s’arrangent (bassement) entre eux, parce qu’il ne saurait en aucun cas être l’espace de la Cité de Dieu, doit en être radicalement préservé. Il doit l'être pour préserver la Cité céleste des miasmes du monde. En découle un conservatisme politique : si Luther choisit aussi l’alliance avec les princes en dépit de leurs turpitudes, c’est qu’ils sont institués par Dieu et qu’ils protègent les acquis de la Réforme.

 

L’ambivalence du théologico-politique : entre conservatisme et révolution

Ce dédoublement des deux Cités fonde la théologie invoquée par les princes et ceux qui s'en accomodent, contre les millénaristes et autres gnostiques qui arguent de calculs apocalyptiques afin de faire advenir ici-bas le Royaume, comme l’illustre le désastre mémorable de Thomas Münzer, dont l’erreur fut de croire littéralement à la parousie (le retour du Fils sur terre). A l’inverse, le théologico-politique veut que la Cité de Dieu, en tant qu’elle se contente de cheminer dans la cité terrestre, la dédouble et ne soit jamais rattrapée. De là procède l’Eglise, entité hybride, face mondaine d’un Royaume reclus dans sa transcendance, sans pouvoir politique, mais disposant d’une autorité spirituelle.

Est-ce à dire que la mésaventure de Münzer n’est qu’un accident ? Certainement pas : la religion, comme le montre la troisième et dernière partie du livre, intitulée « Avenir », inspira la révolution : elle recèle les ferments d’une formidable subversion. La Biblia pauperum n’est pas seulement celle des images : la lettre distingue l’Eglise des souverains et celle des pauvres. Ernst Bloch, l’ouvrage y insiste, décèle dans « la grogne des enfants d’Israël », c'est-à-dire dans l'injonction menaçante (ou commination) faite aux prêtres de cesser leurs holocaustes, le primat de la pratique effective de la justice et de l’amour. Même le « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », ou le « Mon Royaume n’est pas de ce monde », souvent interprétés comme des professions de foi conservatrices, peuvent pourtant s’interpréter autrement. Ne pas confondre César et Dieu, c’est interdire à César d’arborer les attributs divins ; et s'il ne faut pas sacrifier à Dieu, c'est que le théologico-politique peut mettre le feu aux poudres.

 

La « hantise », mode d’être du religieux

L’ouvrage ne s’arrête pas là, et attaque une deuxième idée reçue. Loin de procéder d’un combat têtu du politique contre le religieux, l’autonomisation du politique trouve sa source dans le christianisme. Le monothéisme biblique tranche radicalement avec les entités politiques grecques et romaines, qui faisaient du religieux le ciment du politique. En Grèce comme à Rome, les dieux sont dans la Cité : peu importe que le citoyen croie, il doit pratiquer la religion civile. Avec le christianisme, la Cité de Dieu n’est plus ici-bas : elle « hante » la communauté politique.

Que dire de la monarchie de droit divin, qui se référait sans cesse à Dieu ? Certes il y avait sacralisation du pouvoir, mais ce n’est toutefois pas à dire que la monarchie était théocratique. Au contraire, le gallicanisme se caractérisait par la distance, teintée de rivalité, vis-à-vis du pouvoir ecclésiastique, ce qu’avaient habilement compris les jansénistes : plus on confère de pouvoir au roi, plus on en enlève à l’Eglise et à Dieu. En somme, la théocratie chrétienne n’aura existé que quelques décennies durant, le temps du césaro-papisme byzantin. L’islam reste cependant quasiment absent des pages pourtant savantes de l’auteur. Si son problème n’était pas tant la place du religieux dans le champ politique – à telle enseigne que le mot de laïcité n’apparaît presque pas –, force est d’admettre que l’islam frappe à la porte de l’histoire, inquiète notre conception occidentale du théologico-politique.

Est-ce à dire que le théologico-politique, à la suite de la sécularisation, n’est plus un problème ? Certainement pas : le théologico-politique messianique s’est lui-même sécularisé sans disparaître au XXe siècle, dans le cadre des néopaganismes totalitaires, affirmant la réalisation complète du Royaume sur Terre. Faut-il pour autant refuser tout idéal transcendant, au vu des tyrannies religieuses et totalitarismes éprouvés ? Le risque serait alors une démocratie satisfaite d’elle-même, ne cherchant plus le conflit avec elle-même : bref, une démocratie qui ne serait plus démocratique. Dans le cas contraire, comment la commune transcendante du Royaume à venir peut encore inspirer le politique sans l’écraser ?

Simplement, en restant transcendante. A la manière d’un idéal régulateur, il s’agit de tendre indéfiniment vers sa réalisation, et accepter notre perfectibilité. Le Messie, quant à lui, ne doit pas être attendu : il « viendra comme un voleur dans la nuit ». Vouloir réaliser effectivement la justice, c’est confondre grossièrement futur et avenir. Tandis que le futur fait suite au présent, en suivant ses lois, l’avenir le hante sans cesse, inquiète sa plénitude tranquille. Cette « hantise » confère au politique un statut inachevé, condition de son dynamisme, condition de la démocratie. Ce sont bien les autres régimes antidémocratiques – théocraties, totalitarismes – qui se veulent achevés, sortis du devenir historique. La démocratie, mue par un principe autocritique, ne doit pas lorgner sur le religieux comme un modèle enviable, mais simplement y puiser des injonctions inconditionnelles à la pratique de la justice. La religion « ouvre incontestablement un avenir, jamais réalisable »

 

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