Souvent en grève, opposés à toute réforme de l’école, jamais assez bien payés, jamais contents. Pourtant, ils ont tout ce qu’un salarié peut rêver de mieux : pas beaucoup de travail (ils ne voudraient quand même pas nous faire croire qu’ils refont leurs cours tous les ans !) et des vacances à gogo. Serait-ce par désœuvrement que les enseignants râlent autant ?

 

 

Les chercheurs s’accordent pourtant à reconnaître, qui une souffrance   , qui un malaise bien plus ancien que les antiennes qui se développent, au gré de la massification scolaire, autour de la crise de l’école   . L’exemple des enseignants du secondaire public, à travers un petit détour par les sciences sociales, nous permettra de montrer que ces derniers râlent moins parce qu’ils sont des fainéants qu’on oblige à travailler que parce qu’ils sont des professionnels au travail.

Nous avons commencé par déconstruire les catégories, pour montrer que la diversité du corps enseignant rend presque illusoire l’idée même de corps enseignant. Au-delà, c’est l’identité collective enseignante elle-même qui semble aujourd’hui menacée par les recompositions de l’école, mais aussi de la profession elle-même.

 

Une identité collective en crise

L’identité professionnelle, au-delà de la simple professionnalité, peut renvoyer à une identité collective, construite (ou en cours de construction) dans un processus de professionnalisation. Ce processus a été décrit, à partir des années 1930, par la sociologie anglo-saxonne des professions d’inspiration fonctionnaliste   , comme le résultat d’une dynamique qui articule la demande de la clientèle (un service à la fois excellent et désintéressé) et l’offre des professionnels (qui proposent leur dévouement en échange de la reconnaissance par le client de leur détention d’un savoir exclusif, fermé, quasi-ésotérique et d’une pratique auto-régulée, régie par une déontologie propre et pourvue d’une légitimité sociale). Construit à partir de l’exemple des professions libérales réglementées, ce modèle reproduit celui de la relation thérapeute-patient.

Dans le cas des enseignants, nous sommes bien loin du modèle anglo-saxon de la profession : les enseignants du secondaire sont des agents de l’Etat, qui les sélectionne (principalement par le biais des concours), les forme (autrefois dans les IUFM, dorénavant dans les Espé) et les rémunère (en fonction d’une grille standard d’ancienneté et d’excellence professionnelle). Allons plus loin : la construction du corps enseignant s’est même faite, paradoxalement, sur une perte d’autonomie, celle du monde de l’université pré-révolutionnaire. Les universités sont supprimées en 1793 (en raison de leur fonctionnement corporatif, contraire aux nouveaux principes libéraux) et Napoléon Ier met en place, entre 1806 et 1808, l’Université impériale. L’Université désignait alors le « corps enseignant », mais également les différentes facultés, seules habilitées, au titre du monopole de l’Etat sur la collation des grades, à délivrer les diplômes   .

C’est paradoxalement dans leur relation avec l’Etat employeur que les enseignants se dotent des éléments d’une identité collective. Le syndicalisme enseignant   s’organise en effet à l’écart des grandes organisations syndicales nationales (CGT, FO, CFDT). En réalité, la question de l’affiliation ou non à la CGT est aussi ancienne que la naissance du syndicalisme enseignant. Mais celui-ci se construit sur une identité professionnelle trop fortement marquée par le républicanisme et le service de l’Etat, et inscrite dans des milieux sociaux trop éloignés du monde ouvrier, pour pouvoir se reconnaître dans l’action et le discours de la confédération. Lorsque le droit syndical est reconnu dans la fonction publique en 1946, c’est la FEN (Fédération de l’éducation nationale) qui domine le paysage syndical enseignant. Le SNES (Syndicat national des enseignements du second degré) y représente, avec d’autres personnels, les enseignants du secondaire. Ce syndicat, encore dominant, fait aujourd’hui partie, après l’éclatement de la FEN en 1992, de la FSU (Fédération syndicale unitaire).

Une des spécificités du syndicalisme enseignant est précisément qu’il repose sur sa forte intégration dans les mécanismes de régulation institutionnelle de la profession (mutations, avancement de carrière) selon le principe du paritarisme. Ce terme désigne l’égale représentation, dans les commissions, des représentants de l’administration et des représentants élus des personnels. Le paritarisme, qui se met en place dans les années 1930, précède dans les faits la reconnaissance du droit syndical dans la fonction publique. C’est en grande partie ce lien fort avec l’Etat employeur qui explique la forte hésitation du syndicalisme enseignant entre logique de gestion et logique de revendication.

Les organisations, qu’elles soient professionnelles ou syndicales, contribuent à l’identité collective du groupe. Dans le secondaire, on ne trouve pas d’identité collective aussi fortement marquée que celle construite chez les instituteurs par la tradition amicaliste, mutualiste et syndicale   et on ne trouve ici rien de comparable au fameux code Soleil, édité entre 1923 et 1983 par le Syndicat national des instituteurs, véritable guide administratif, professionnel et moral de la profession. Malgré tout, le SNES, syndicat dominant, s’impose, dans la seconde moitié du XXè siècle, comme le représentant d’un groupe dont les préférences politiques vont vers la gauche et qui se reconnaît dans des modalités collectives d’expression publique qui sont la manifestation et la grève. A titre individuel, les enseignants délèguent à l’organisation syndicale à la fois la gestion de leur carrière individuelle et la représentation de leur opinion.

Aujourd’hui, bien que le SNES reste le syndicat dominant, ce modèle est en crise. D’une part, la syndicalisation est en recul. D’autre part, les enseignants ont un rapport plus critique, plus nomade (ils alternent périodes de syndicalisation et non-syndicalisation et changent plus fréquemment de syndicat) et plus utilitaire aux organisations syndicales (l’adhésion accompagne fréquemment un projet de mutation ou une étape importante de la carrière). Ils s’engagent, individuellement, auprès des élèves ou pour des causes qui leurs paraissent importantes. Ils se mobilisent, localement, autour des projets pédagogiques et éducatifs ou autour de la préservation (ou de l’amélioration) de leurs conditions locales de travail (qui sont, ne l’oublions pas, aussi celles des élèves). Mais à la crise de la syndicalisation répond également une crise de la mobilisation des enseignants comme groupe professionnel, marquée par le recul de la pratique de la grève et de la manifestation, corrélé à l’individualisation des pratiques d’engagement et de mobilisation   .

 

Une identité professionnelle en crise

Le lycée, inscrit dans un modèle scolaire de la clôture et de la culture humaniste centrée sur les langues anciennes et dans un modèle social élitiste, se trouve, historiquement, au fondement de l’identité professionnelle des enseignants du secondaire. Ce modèle entre en crise au début du XXè siècle, avec la réforme de 1902, qui établit l’égalité des enseignements classique et moderne (plus ouvert aux sciences et aux langues vivantes) et consacre le recul du modèle culturel humaniste au profit du modèle encyclopédiste universitaire fondé sur la spécialisation disciplinaire   .

La massification scolaire de la seconde moitié du XIXè siècle est un second moment de crise. En 1959, la réforme Berthoin allonge à 16 ans la scolarité obligatoire et ouvre à le collège à des enfants qui, jusque là, fréquentaient uniquement l’école primaire. Celle-ci, telle qu’elle se met en place sous la IIIè République, sous sa forme gratuite, obligatoire (pour les enfants des deux sexes, de 6 à 13 ans) et laïque, scolarise les enfants des classes populaires, qui peuvent poursuivre, après 13 ans, des études en cours complémentaire ou à l’école primaire supérieure. De leur côté, les enfants de la bourgeoisie fréquentent les petites classes (ou classes élémentaires) des collèges et des lycées. Les collèges modernes remplacent les 1941 les écoles primaires supérieures et les CEG (collèges d’enseignement général) et les CES (collèges d’enseignement secondaire) unifient au début des années 1960, les cours complémentaires et les classes relevant jusque là du premier cycle du secondaire (de la sixième à la troisième).

En 1975, la loi Haby met en place le collège unique : elle vient unifier les contenus d’enseignement du collège, qui jusque là se divisaient en trois filières, menant au lycée, à l’enseignement technique ou à la fin de la scolarité obligatoire. Dix ans plus tard, est formulé l’objectif des 80% d’une génération au baccalauréat. La seconde vague de la massification coïncide avec la création du baccalauréat professionnel, mais également une demande plus forte d’enseignement général et d’études supérieures de la part des familles, qu’accompagne un assouplissement des décisions d’orientation. Pour résumer, l’accès au baccalauréat général (et, mécaniquement, aux études supérieures) s’ouvre à des publics nouveaux, peu armés pour affronter les exigences du second cycle du secondaire et des études universitaires   .

La massification scolaire confronte l’enseignement secondaire à des publics nouveaux, socialement plus hétérogènes, qui remettent en question un modèle culturel centré sur la transmission de connaissances. Une évolution sociale plus large voit en même temps le recul des normes traditionnelles d’autorité tandis que les institutions (parmi lesquelles l’école) font face à une montée de la critique et à une perte de légitimité. L’institution « en déclin » n’est plus le garant, au nom de l’universel, de l’autorité de l’enseignant   .

Dans ce contexte, c’est le métier lui-même qui se transforme. Trois spécificités peuvent définir le métier d’enseignant du secondaire. La première, historique, est la centralité, aujourd’hui remise en cause, de la transmission des connaissances. La seconde est la centralité, croissante avec l’arrivée de nouveaux publics scolaires dans le secondaire, de la relation qu’il suppose entre le professeur et son public, les élèves (et leurs familles). La troisième est la répartition des temps de travail, entre le temps passé devant élèves (15h pour un agrégé, 18 pour un certifié), le temps contraint dans l’établissement (réunions diverses et conseils de classe par exemple) et le temps personnel de travail, dans l’établissement ou, plus fréquemment, en dehors. Ce dernier temps correspond à la correction des copies et à la préparation des cours, mais il peut inclure tout le temps passé à se remémorer un incident avec un élève, à lire un ouvrage/regarder un film/voir une exposition dont on pense qu’ils pourraient servir dans le cadre d’un cours. Pris ainsi, on pourrait dire que le travail enseignant ne s’arrête jamais.

Les deux derniers aspects que nous venons de citer se trouvent fortement impactés par les recompositions du métier enseignant liées à la massification scolaire. D’une part, la relation avec les élèves devient plus instable : la discipline, l’intérêt pour les contenus scolaires, ne sont plus des évidences. D’autre part, les enseignants tendent à consacrer plus de temps au travail de préparation et de correction. Ils cherchent par là à remédier au manque d’intérêt des élèves (en cherchant à tout prix des contenus et des formes qui puissent les intéresser), mais aussi à leur propre sentiment d’échec. Parallèlement, l’autonomie croissante accordée aux établissements scolaire depuis la fin des années 1980 renvoie à l’échelon local la régulation des tensions et la recherche de compromis et de solutions. L’institution n’apporte pas de réponse formalisée, unique, aux angoisses professionnelles des enseignants. Elle renvoie le règlement des problèmes au contexte dans lequel ils s’expriment.

Dans un tel cadre général, c’est principalement à des stratégies individuelles défensives que recourent les enseignants, qui n’arrivent ni à travailler en équipe, ni vraiment à penser collectivement une définition partagée de leur métier. La réponse à la souffrance professionnelle se fait dans des processus complexes d’engagement/désengagement, allant du surinvestissement pédagogique à la fuite et au désinvestissement en passant par les changements d’établissement et les engagements (politiques, associatifs, syndicaux, artistiques). La souffrance, dans ce contexte, devient constitutive du travail enseignant.

Métier individuel par tradition, le métier enseignant est aujourd’hui confronté à des transformations de l’école et de ses publics qui obligent les professionnels à des adaptations. Les enseignants aujourd’hui ne font plus cours comme dans les années 1950. Les « nouveaux enseignants », plus pragmatiques et plus ouverts au travail en équipe, ont largement intégré la dimension éducative du métier   . Mais l’adaptation se fait principalement dans les pratiques individuelles (ou localement et occasionnellement collectives). Mais ces adaptations, en l’absence d’institutionnalisation, restent des bricolages. L’individualisme enseignant prend une dimension défensive. Cet individualisme défensif est un symptôme de la difficulté pour l’institution de répondre à la crise des métiers de l’éducation. Mais il est aussi un obstacle à la mise en place de régulations collectives des problèmes d’éducation, que ce soit au niveau local des établissements ou au niveau plus général des politiques publiques d’éducation et de leur réception par les acteurs de terrains   .

 

Râler, et construire

Si les enseignants râlent autant, c’est donc d’abord parce qu’ils ont de bonnes raisons de le faire. Confrontés à une crise de leur professionnalité, au sens du contenu même de leur métier, ils ne parviennent pas à produire une définition collective de ce que c’est qu’enseigner. Dans un contexte de transformation de la nature même de l’enseignement secondaire, moins tourné vers la transmission de connaissances et plus orienté vers un travail multiforme d’éducation, l’individualisme enseignant est devenu une stratégie de repli. Si les « nouveaux enseignants » sont plus enclins au travail en équipe, leur arrivée s’accompagne néanmoins d’une individualisation des rapports au groupe professionnel et à ses organisations.

Il est malgré tout important de souligner un fait. Si les profs nous donnent à ce point l’impression d’être toujours en train de râler, c’est qu’ils sont sans doute aujourd’hui parmi les derniers à le faire. Ils râlent plus que les autres fonctionnaires, qui eux-mêmes ont davantage tendance à râler que les salariés du privé   . Et s’ils le font, c’est parce qu’ils en ont les ressources, que ce soit en termes de compétences d’interprétation et de communication ou en termes de capacité d’organisation collective. Ces ressources s’inscrivent dans une histoire collective, précieuse en ces temps d’individualisation et de libéralisation des relations de travail et plus largement, des relations économiques et sociales.

Mais l’essentiel n’est pas là ! Ce qu’on a voulu montrer ici, c’est que les profs ne font pas que râler. Ils s’investissent, individuellement, dans ce qu’ils pensent être le bon travail   . Collectivement, ils se mobilisent moins que par le passé en tant que groupe professionnel. Mais localement, ils construisent des mobilisations collectives circonstanciées. Ces mobilisations sont également, il faut le souligner, le résultat d’une adaptation du travail syndical local aux recompositions de la profession   .

Ce qui manque néanmoins sans doute aux mobilisations enseignantes (qu’elles soient individuelles ou collectives) et au travail syndical de mobilisation des enseignants, c’est une réflexion collective sur le sens du métier, une explicitation de ce qu’est le travail de chacun et des critères d’évaluation du bon travail   .

 

Pour approfondir :

Barrère Anne, Les enseignants au travail, routines incertaines, Paris, L’Harmattan, 2002.

Baunay Yves et Chaar Nada, « Inventer les temporalités du syndicalisme. Les heures d’information syndicale comme instance d’adaptation de l’agenda syndical aux urgences locales », dans G. Grosse, E. Labaye et M. Ollivier (dir.), Syndicaliste : c’est quoi ce travail ?, Paris, Syllepse, 2017.

Baunay Yves et Chaar Nada, « La QVT : aliment ou produit de la controverse au sein du collectif de travail ? Une recherche menée dans un lycée parisien », Revue des conditions de travail, 2015/3, p. 83-89,

Beaud Stéphane, 80% au bac… Et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2002.

Bertrand Geay, Le syndicalisme enseignant, Paris, La Découverte, 2005 [1997].

Chervel André, Histoire de l’agrégation, Paris, Kimé, « Le sens de l’histoire », 1993.

Dubar Claude, « Des « professions » à la socialisation professionnelle », La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 2010 [2000].

Frajerman Laurent, « Introduction », in Laurent Frajerman dir., La grève enseignante, Paris, Syllespse, 2013.

François Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.

Lantheaume Françoise et Hélou Christophe, La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant, Paris, PUF, 2008.

Llobet Aurélie, « L'engagement des enseignants du secondaire à l'épreuve des générations. Entre reproduction et recomposition des formes d'action », Politix, 4/2011 (n° 96), p. 59-80. http://www.cairn.info/revue-politix-2011-4-page-59.htm.

Prost Antoine, Education, société et politiques, Une histoire de l’enseignement en France, (de 1945 à nos jours), Paris, Seuil, 1997

Savoie Philippe, « Aux origines de la professionnalisation ? La genèse du corps enseignant secondaire français », Education et sociétés, 1/2009, n° 23, p.13-26.

 

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