Souvent en grève, opposés à toute réforme de l’école, jamais assez bien payés, jamais contents. Pourtant, ils ont tout ce qu’un salarié peut rêver de mieux : pas beaucoup de travail (ils ne voudraient quand même pas nous faire croire qu’ils refont leurs cours tous les ans !) et des vacances à gogo. Serait-ce par désœuvrement que les enseignants râlent autant ?

 

 

Les chercheurs s’accordent pourtant à reconnaître, qui une souffrance   , qui un malaise bien plus ancien que les antiennes qui se développent, au gré de la massification scolaire, autour de la crise de l’école   . L’exemple des enseignants du secondaire public, à travers un petit détour par les sciences sociales, nous montre que ces derniers râlent moins parce qu’ils sont des fainéants qu’on oblige à travailler que parce qu’ils sont des professionnels au travail.

Mais commençons par interroger les catégories : les profs, c’est qui ? Une fois éclairées les questions d’identité professionnelle, on pourra expliquer pourquoi les enseignants, aujourd’hui, n’arrivent plus à définir simplement leur métier et parler de leur travail.

 

Les professeurs du secondaire, des personnels parmi d’autres des établissements scolaires ?

Ces enseignants réputés râler tout le temps, qui sont-ils ? Dans les stéréotypes dont ils font l’objet, nos râleurs sont identifiés à une profession (et non, par exemple, à l’ensemble de la fonction publique, certes, beaucoup moins pourvue en congés rémunérés). Il semble donc opportun ici de mobiliser le cadre théorique de la sociologie des professions. Or de ce point de vue, les « profs » du secondaire forment une catégorie « malheureuse », qui subsume sous un seul nom un ensemble très hétérogène.

Les enseignants sont des professionnels. Cela n’est pas là un trait qui leur est spécifique. Toute personne exerçant un métier donné pour un temps donné se comporte comme un professionnel : elle endosse un ensemble de savoir-faire, de règles et de pratiques propres à son activité. On peut appeler cela la professionnalité   . Cette activité peut même englober l’identification à une identité professionnelle, qui, dans un espace donné, peut entrer en friction avec d’autres identités professionnelles.

Les enseignants forment, historiquement, la catégorie à la fois la plus importante numériquement et qui occupe la fonction la plus centrale dans les établissements d’enseignement secondaire. La fonction de ces établissements étant l’instruction, les autres fonctions (d’administration, de gestion financière et de surveillance) apparaissent en effet comme périphériques. Or dans les établissements d’enseignement secondaire, on assiste à une multiplication des métiers de l’éducation   : différents aspects du travail éducatif s’ajoutent au travail d’instruction, avec la massification scolaire et les tendances actuelles à l’inclusion scolaire des élèves autrefois orientés vers des dispositifs d’accueil spécifiques. La fonction de surveillance et l’éducation est considérée comme relavant des personnels dit « de vie scolaire » (conseillers principaux d’éducation et assistants d’éducation). Les soins médico-psychologiques sont assurés par le médecin, le psychologue ou l’infirmier scolaire. Le travail social est assuré par l’assistant social   . L’aide aux élèves reconnus porteurs de handicap mais bénéficiant de dispositifs d’inclusion scolaire est assurée par des auxiliaires de vie scolaire.

Ces différentes catégories de personnels se délèguent les unes aux autres ce qu’elles considèrent comme les aspects les moins centraux (le travail de surveillance des élèves, pour les enseignants) ou les moins nobles (les aspects les plus répressifs de la relation pédagogique, pour les CPE, qui voudraient faire davantage d’éducation) du travail. Elles tentent également de protéger leur espace d’action en empêchant les autres catégories de se l’approprier. C’est ainsi que dans chaque groupe, les individus tentent de gagner ou de préserver leur autonomie professionnelle   .

 

Les enseignants du secondaire, un groupe professionnel bien hétérogène

Ce type de frictions identitaires est notamment central dans l’affirmation du corps des agrégés comme idéal de l’enseignant du secondaire. C’est ce qu’illustre en 1902 l’affaire des récréations d’interclasse, créées par la réforme de 1’enseignement secondaire, qui dimensionne désormais les cours sur des séquences d’une heure (et non plus deux heures consécutives) séparées par un interclasse. Les répétiteurs   refusent de surveiller ce temps de récréation, jusque-là placé sous la responsabilité des professeurs et les professeurs, ce qu’ils considèrent comme une confusion des tâches   . En 1914, la création de la Société des agrégés, une organisation professionnelle destinée à protéger et promouvoir les intérêts des titulaires de ce concours, est cette fois-ci liée à la concurrence entre agrégés et simples licenciés pour la titularisation sur les postes de professeur de lycée. Le ministère vient de décider que les professeurs chargés de cours licenciés   peuvent désormais devenir, au bout de vingt ans de carrière, professeurs titulaires, privilège normalement réservé aux agrégés   .

Les enseignants appartiennent en effet à des catégories multiples : agrégés/certifiés, titulaires/non-titulaires, professeurs de mathématiques, de français, de sciences de la vie et de la terre ou de génie mécanique, etc. Vus de l’extérieur, ils constituent néanmoins un groupe professionnel. Dans le langage ordinaire, on désigne couramment les individus du groupe comme étant « les enseignants » (ou « les profs »), voire « le corps enseignant », auquel on ne manque d’ailleurs pas de reprocher son corporatisme, c’est-à-dire, par référence aux corporations d’Ancien régime, son attachement à ses privilèges particuliers. Par ailleurs, les enseignants font l’objet, en tant que groupe, de stéréotypes qui subsument dans une catégorie homogène des situations de travail très diverses : établissement professionnel, technologique ou général, prestigieux, de centre-ville ou « difficile », de quartier relégué, poste fixe ou remplacement, début, milieu ou fin de carrière.

Le groupe renvoie ainsi l’image d’une homogénéité qui ne traduit pas sa diversité réelle. Cette diversité est ancienne. Les agrégés constituent le corps le plus ancien de l’enseignement secondaire. Le concours de l’agrégation pour l’enseignement secondaire est créé en 1766, après l’expulsion des jésuites   , qui nécessite le recrutement en urgence de nouveaux enseignants. L’agrégation se détache, au XIXè siècle, de l’université. Concours interne jusqu’en 1880, elle sert à titulariser les enseignants des lycées (par opposition aux collèges, établissements moins prestigieux, où exercent bacheliers et simples licenciés). Avec la création, à partir de 1880, d’un enseignement secondaire féminin, un concours de recrutement spécifique (le certificat d’aptitude à l’enseignement féminin) et des agrégations féminines sont mis en place   . L’enseignement secondaire est le lieu de hiérarchies et de conflits entre catégories enseignantes, normaliens et non-normaliens, parisiens et provinciaux, agrégés et non agrégés, hommes et femmes et même entre agrégations (dans les agrégations classiques, l’agrégation de philosophie est la plus prestigieuse, celle de grammaire la moins valorisée).

Les agrégés n’ont jamais été la majorité des enseignants, cohabitant avec les différentes catégories occupées par des bacheliers, puis les licenciés, puis, à partir de 1941, avec les certifiés (détenteurs, à partir de 1941, du CAEC, créé sous Vichy et devenu en 1950 le CAPES), mais aussi les PEGC   . La féminisation du groupe professionnel accompagne sa diversification, mais aussi sa précarisation.

En effet, la massification de l’enseignement secondaire s’accompagne d’un recours massif aux non-titulaires. C’est seulement depuis 1989 et la création des IUFM   qu’on assiste à une unification de la formation des enseignants (primaire et secondaire, général, technologique et professionnel confondus), recrutés à Bac +3 ou 4 ((La licence conditionne depuis 1951 la possibilité de passer le CAPES, la maîtrise, depuis 1907, celle de passer l’agrégation) avant la réforme de la Mastérisation de 2010, qui exige désormais un Bac +5. Aujourd’hui, sur un peu moins de 400 000 enseignants du secondaire, on trouve 12% d’agrégés et 62% de certifiés (les 26% restant étant les professeurs des lycées professionnels et les enseignants non-titulaires  - source : DEPP).

L’unification du groupe professionnel est néanmoins contrariée aujourd’hui par une problématique générationnelle, liée à la tendance au rajeunissement de la profession consécutive à la vague de départs en retraite commencée dans les années 2000. Plus féminisée, avec des origines sociales et un niveau de formation plus élevés, la profession fait une place croissante aux « nouveaux enseignants »((Par référence au titre de l’ouvrage d’A. van Zanten et P. Rayou, Enquête sur les nouveaux enseignants, Paris, Bayard, 2004.)) et à un nouveau rapport au métier et à l’identité professionnelle.

Nous verrons, le mois prochain, comment ces recompositions du groupe professionnel, conjuguées aux transformations de l’école, induisent une crise de l’identité collective des enseignants du secondaire.

 

Pour approfondir :

« Division du travail éducatif », in Rayou P. et van Zanten A. dir, Les 100 mots de l’éducation, Paris, PUF, 2015.

Chervel André, Histoire de l’agrégation, Paris, Kimé, « Le sens de l’histoire », 1993.

Lantheaume Françoise et Hélou Christophe, La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant, Paris, PUF, 2008.

Rayou Patrick et van Zanten Agnès, Enquête sur les nouveaux enseignants, Paris, Bayard, 2004.

Savoie Philippe, « Aux origines de la professionnalisation ? La genèse du corps enseignant secondaire français », Education et sociétés, 1/2009, n° 23, p.13-26.

van Zanten Agnès, « La coordination et l'encadrement des professionnels de l'éducation », L’école de la périphérie, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2012, p. 175-205.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr:

Toutes nos chroniques scolaires.