Loin d’être simplement instrumentalisés par la politique nazie, les arts lui fournissent une esthétique qui lui est intrinsèque.

L’actualité encourage sans cesse à renforcer nos analyses de la production d’images et de grands récits, orientés vers une origine perdue, en contexte dictatorial. Car le mal, pour l’énoncer dans les termes de Hannah Arendt, n’est pas définitivement vaincu. Aussi revenir sur les configurations anciennes de l’usage des drapeaux, des mises en scène politiques, des slogans mués en poèmes, des récits qui restructurent l’espace et le temps, de l’architecture… est non moins nécessaire, aussi bien pour en établir les faits, que pour en faire émerger les instruments – techniques et philosophiques – dont nous devons penser la survivance ou la reconduction.

Aussi la republication en poche de Un art de l’éternité est-elle centrale. Certes, l’ouvrage a été publié en 1996, et on peut le relier à de nombreux autres portant sur le même thème ; mais ceux qui ne l’auraient pas lu à l’époque peuvent maintenant s’y référer avec facilité, alors que des ouvrages plus anciens sont moins aisés à retrouver. Ainsi en va-t-il également du Mythe nazi des philosophes Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe (L’Aube, 1991, réédité en 2016), moins riche en iconographie et en textes de référence. Les jeunes générations qui cherchent des analyses, des documents, des explorations d’images tant aux fins d’études qu’aux fins de formation personnelle y trouveront les ressources historiques, philosophiques et politiques nécessaires présentées par Eric Michaud, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Sont travail articule le récit des faits à la mise au jour de la logique spécifique de production d’images par l’appareil nazi. Ainsi les photographies publiées dans le cahier central font l’objet des efforts de contextualisation et de réflexion requis par leur nature politique et idéologique.

En effet, ce qui mobilise d’emblée dans ce travail portant sur le nazisme, du point de vue de ses rapports avec l’art et l’esthétique, c’est l’insistance sur la manière de créer une telle « grande œuvre collective » à destination de la « rédemption » du peuple allemand, tant par la mobilisation des arts que par la production d’une imagerie destinée à subjuguer les foules. Qu’on ne cherche donc pas ici une histoire de la formation politique et sociale du nazisme, une mise au jour de ses méfaits. L’objet en est autre : comment, avec qui, à l’aide de quoi, le grand récit du nazisme a-t-il été à la fois conçu, engendré, imposé et est devenu crédible pour les Allemands qui y ont adhéré ?

Les propos de l’ouvrage permettent du reste de décliner brièvement quelques débats philosophiques majeurs à l’endroit de notre époque : a-t-elle remplacé la propagande par le monde de la post-vérité ? Et quelles distances doit-elle prendre avec un passé autrefois agencé pour satisfaire d’autres intérêts ?

 

Esthétique de la politique nazie

Un tel objet est d’autant plus incontournable que, trop souvent, les allusions à « l’art » du (ou dans le) nazisme se contentent de peu. Il est vrai que les discours les plus plats concernant cette question croient pouvoir se satisfaire d’un propos sur l’instrumentalisation des arts durant le nazisme, comme on parle d’une telle instrumentalisation dans le cadre de la IIIe République, par exemple. Ainsi vont tant de discours sur la propagande nazie, laquelle bien évidemment existe, mais ne suffit pas à expliquer ce qui est en jeu, ni comment elle a pu soutenir la mobilisation des Allemands, légitimer l’antisémitisme et l’extermination, pousser à la guerre par le moyen de la sensibilité et des arts.

D’ailleurs, la formule proposée par Walter Benjamin – l’esthétisation de la politique (employée à l’égard du fascisme, en 1939) – avait déjà obligé à interroger ces facilités. L’enrôlement des arts et des artistes ne fut pas un effet de propagande. Les images engendrées ne furent pas conçues sans répondre à des critères précis, en lien avec des référents germaniques, des disponibilités culturelles, et des objectifs systématiquement et consciemment délimités (subjuguer, entrainer, etc.). L’ouvrage en montre les traits caractéristiques.

Ce qui revient à préciser que le recours artistique est intrinsèque à ce type de pouvoir. Le modèle de l’artiste-dirigeant est central, au sens où, comme l’artiste donnant forme à la matière choisie (une idéologie de l’art qui précède le nazisme), le guide suprême donne au peuple sa forme véritable. Ici, par ailleurs, la forme à donner est celle du classicisme grec, dont Hitler affirme que les Allemands sont les héritiers : là aussi, les idéologues du nazisme reprennent un thème philosophique largement déployé dans la philosophie allemande précédent le nazisme, pour soutenir que l’art du Führer doit faire advenir la vérité du peuple allemand telle qu’elle s’est déjà manifestée en Grèce à l’époque archaïque. Le guide est alors justifié par son œuvre, d’autant que le peuple est devenu l’œuvre d’art du guide.

Aussi peut-on parler de la genèse de cette fiction à partir d’un projet de nature religieuse (Hannah Arendt le souligne aussi), au sens classique (religare, relier). Ce qui correspond bien aux fonctions requises des grands récits. Une partie de l’imagerie étant alors reprise au christianisme (même si le nazisme est anti-chrétien, il récupère ses modèles de construction) : le chef incarnant le peuple (ici, la « race »), provoquant des « apparitions », et ouvrant le chemin d’une rédemption (le peuple brisé par les défaites est guéri par les images salvatrices).

 

Le dictateur en artiste

On peut, ainsi que le fait l’auteur à juste titre, insister sur la construction du dictateur en artiste. Le sérieux commande alors d’interroger d’abord les figures anciennes de l’artiste en dictateur du public, afin d’observer comment le nazisme en a adopté certains traits. Cette image de l’artiste en génie, qui a à modeler le public afin d’accomplir sa tâche, n’est effectivement pas nouvelle lorsque le nazisme s’en empare. Depuis la Renaissance, l’idéologie de l’artiste a plusieurs traits, dont celui-ci : l’artiste régit les formes et les impose à tous, le public étant à la fois un ennemi à combattre et à conquérir.

De là la possibilité d’identifier l’homme d’État et l’artiste. De même que l’artiste travaille sa matière, l’homme d’État travaille le peuple dont il a la charge. L’activité politique est une activité artistique. Ainsi le pouvoir est-il légitimé par le génie artiste, qu’on se réfère ou non à Platon – car dans la République, le philosophe-roi fait déjà sa cité comme l’artiste sa statue. Point d’aboutissement : l’État devient une véritable œuvre d’art, et le chef, l’artiste du peuple.

Le point central de cette construction tient à ceci : l’antisémitisme nazi et l’extermination ne sont intelligibles que dans la perspective historique qui forge l’instance rédemptrice. Ils prennent sens dans le cadre du postulat qui identifie cette instance rédemptrice avec un art entendu comme production de soi-même. C’est pourquoi, il faut y insister, le Troisième Reich intègre l’activité artistique. L’art participe du combat qui produit l’identité et récuse les ennemis, les non-aryens.

 

Arts et images

Rendre visible à la « race » son propre génie, c’est lui redonner la foi en elle-même en la rendant consciente de sa mission historique. Tel est donc le thème majeur des cérémonies, des discours, de l’imagerie nazis. Ce que l’auteur appelle le « national-christianisme » n’a pas seulement pris en mains les médias nouveaux (téléphone, photographie, cinéma...) à sa disposition, par fait d’époque et de technologie. Cela ne suffirait pas à expliquer le nazisme. De plus, l’élaboration des images véhiculées dans les médias ne peut être considérée comme le propre de ces médias. Même pour comprendre l’utilisation des médias par les nazis, il faut décrire la conception du monde qui la rend puissante et prégnante. La destinée du monde devait être exposée, rendue sensible : lumières contre ténèbres, santé contre maladie, visible contre invisible, forme contre informe, culture contre décadence, aryen contre juif.

Comment rendre visible ce combat religieux? C’est en ce point que frappe la place exceptionnelle que le régime accordait d’emblée aux arts (arts plastiques, musique, poésie...). Comprendre la politique de mise en visibilité à laquelle il participe, cela suppose de renoncer au primat de l’idée de propagande, afin de saisir la cohérence et l’homogénéité esthétique du système référentiel. De toute manière, pour conduire l’entreprise à bien, il fallait disposer d’artistes, d’architectes, de musiciens... susceptibles, sous la direction de l’artiste suprême, de restructurer la vie quotidienne, l’urbanisme, les moments sacrés, les rituels, en fonction des orientations du régime.

Mais il est clair qu’une difficulté théorique se pose ici. Distinguera-t-on les productions artistiques et l’imagerie de référence (filmée, jouée, audible) ? Les œuvres d’Arno Breker, pour ne citer que le sculpteur le plus connu, relèvent-elle de l’art, tandis que les films de Leni Riefenstahl relèveraient de la propagande ? Ne convient-il pas d’élaborer un concept élargi d’image plutôt que de séparer arts et images ? Quel statut conférer aux images salvatrices, aux images magiques et autosuggestives, aux images d’identification (cathartiques parfois), aux images populaires d’icônes vivantes, etc. ?

Ce sont là des débats de fond dont nous ne sommes pas sortis. Cet ouvrage aide, d’une certaine manière, à les reprendre. Au demeurant, si, à l’époque, on assure que les foules se laissent facilement impressionner par les images (« seules les images les terrifient ou des séduisent », écrit Gustave Le Bon) afin d’asseoir le pouvoir de ceux qui sont plus « rationnels » (les dirigeants, le parti), on remarquera que ce type de discours s’entend encore. Et combien croient autant qu’il faut épargner au peuple la fatigue intellectuelle en lui offrant l’image, qui lui apporterait des bénéfices qu’il ne pourrait tirer de sa propre réflexion !

 

Esthétique et autosuggestion

Il ne suffit cependant pas de raconter des histoires – celle de l’aryen écrasé, brisé, par « les juifs », les opposants, les non-aryens... – pour vaincre les esprits. Il faut encore ordonner, suivant un régime esthétique, un monde qui veut triompher de sa propre contingence, pour asseoir son éternité (le Reich de mille ans). Les positions esthétiques du nazisme ne sont sans doute pas nouvelles : en elles s’exprime une modernité mesurée, elles reflètent à la fois les tendances les plus courantes au sein du public comme parmi la grande majorité des artistes.

Au demeurant, au-delà de l’imagerie populaire et quotidienne (les portraits dans le salon, les photographies distribuées, les chromos de salon), l’architecture a exercé un poids prépondérant, sous des formes diverses, allant de la copie du modèle grec au néoclassicisme des bâtiments officiels, en passant par l’architecture moderniste des bâtiments industriels. Ce rôle s’explique par ceci que l’architecture se rattache à une longue tradition admise par tous, qui la définit comme espace et patrie de tous les arts. L’analyse proposée dans l’ouvrage des cérémonies de Munich, de la construction du Temple de l’art allemand (dont l’« art dégénéré » est exclu), et des cortèges parcourant la ville est significative à cet égard. Le succès populaire est au rendez-vous. Pourquoi ? Telle est bien la question qui oblige encore à s’interroger sur la puissance de l’esthétique, de la mise en œuvre du sensible : par de telles mises en scène, le mythe au sein duquel le peuple devait s’éveiller se déployait vivant devant les yeux de chacun. Une Allemagne de légende devenait réalité. Une Allemagne bienheureuse, ignorant la guerre et les ennemis. Le peuple était alors réconcilié avec la totalité de son art.

Sans doute cette idée d’une puissance de l’esthétique reste-t-elle insuffisante si elle n’enveloppe pas la dimension spécifique du « partage du sensible » (J. Rancière) opéré par le nazisme. Bien sûr, cet ouvrage fait encore référence à de nombreux éléments de l’esthétique nazie, à la mesure de l’abondance de la matière. Il ne s’interdit pas non plus de relier l’idéologie artistique et esthétique du nazisme (la « beauté racialement déterminée » écrit Alfred Rosenberg) à l’idéologie politique et sociale (eugénisme, antisémitisme, nationalisme), et celle-ci à ses nombreuses ramifications qui s’étendent dans toute l’Europe. De fait, loin d’être isolé dans sa singularité, le nazisme, en matière artistique, n’a finalement que très peu innové : là encore, comme c’est de plus en plus clair pour l’ensemble de son entreprise idéologique, il a su reprendre à son compte les images livrées par avance dans la culture européenne, en les manifestant autrement.

 

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