Saint-Saëns, patriarche de la musique française et virtuose dans l’art d’équilibrer liberté créatrice et nécessités administratives.

Marie-Gabrielle Soret, Conservateur au Département de la musique à la Bibliothèque nationale de France, contribue une nouvelle fois à la redécouverte des écrits de Saint-Saëns   . Elle restitue magistralement la correspondance entre le compositeur Camille Saint-Saëns (1835-1921) et le directeur de l’Opéra de Paris Jacques Rouché (1862-1957) en poste à partir de 1913. De cette dernière date jusqu’au décès du compositeur en décembre 1921, 161 lettres composent une riche correspondance qui concerne principalement l’exécution des ouvrages opératiques de Saint-Saëns sur la première scène lyrique mondiale : l’Opéra de Paris.

Animé d’un esprit courtois, d’une confiance et d’une estime réciproque, cet ensemble épistolaire témoigne qu’en Rouché, Saint-Saëns a trouvé un excellent interlocuteur capable de l’entendre, de le comprendre, lui qui toute sa vie a été confronté au « despotisme directorial » des prédécesseurs de Rouché et des directeurs de l’Opéra-comique. Devenus amis, les deux personnages sont également voisins, du moins lorsque Saint-Saëns, infatigable voyageur, n’est pas par monts et par vaux. Ce dernier profite à de nombreuses occasions de la loge du directeur afin d’assister aux représentations à Garnier. Ils se rendent régulièrement visite. Lors des funérailles nationales de Saint-Saëns en décembre 1921, Rouché tient avec d’autres les cordons du poêle ; en 1922 puis en 1935, il s’active en faveur des célébrations à la mémoire de Saint-Saëns dont on fête le centenaire.

Le livre de Marie-Gabrielle Soret se présente également comme une heureuse occasion de (re)découvrir le personnage de Rouché, ancien haut fonctionnaire mais aussi homme d’affaires à la tête des parfums L. T.  Piver, ancien directeur du Théâtre des Arts et du périodique La Grande Revue. Lorsqu’il arrive à l’Opéra en 1913, Rouché succède à André Messager et à Leimistir Broussan. Les lettres échangées avec le patriarche de la musique française montrent à quel point Rouché excelle à gérer les désirs et volontés du compositeur tout en garantissant les intérêts, notamment financiers, de cette grande maison qu’est l’Opéra. Il doit faire face dès ses débuts aux obligations et restrictions engendrées par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. À la difficulté de maintenir l’équilibre financier dans un tel contexte s’ajoute l’impérative nécessité patriotique d’interdire les ouvrages de Wagner, de les remplacer par une ingénieuse programmation qui renoue avec les anciens maîtres français. De plus, Rouché fait le choix stratégique de délocaliser certaines représentations, par conséquent moins coûteuses, et organise comme il se doit des concerts de charité en faveur des combattants et des victimes de la guerre en cours. Il revient enfin à Rouché l’honneur d’avoir été un « administrateur-mécène », lui qui a investi ses fonds propres de manière à assurer le bon fonctionnement de l’Opéra. Confronté au lendemain de 14-18 à des mouvements de grève qui paralysent l’institution, Rouché a surmonté les épreuves en attendant celles de l’Occupation…

L’autre bénéfice de l’ouvrage de Marie-Gabrielle Soret est de permettre l’analyse du tempérament de Saint-Saëns au travail. Même si les lettres relèvent d’une correspondance privée, ce qui suppose qu’elles ne transitent pas par le biais administratif habituel, elles rendent compte avant tout d’une collaboration professionnelle entre un directeur et un compositeur. Dès lors, Saint-Saëns s’empresse de recommander des interprètes dont il dresse le portrait à la fois physique et vocal. Il fait part de ses choix scéniques et s’attache à des précisions telles que l’entrée en scène d’un personnage ; il profite parfois de sa proximité avec Rouché pour critiquer les choix antérieurs de l’ancien directeur Gailhard dont il conserve un mauvais souvenir ; il s’offusque de la concurrence qui lui est faite par les ouvrages de Massenet et de bien d’autres encore ! ; il fait la promotion de ses œuvres jouées en province ou à l’étranger en signalant à Rouché à quel point elles ont rencontré un immense succès. A l’occasion, Saint-Saëns demande la permission de s’entretenir avec le maître de ballet, avec les décorateurs.

L’interventionnisme de Saint-Saëns le rend omniprésent et l’érige en juge implacable  mais disposé à reconnaître avec un enthousiasme intact les qualités vocales des chœurs et des solistes. Le musicien n’hésite pas à interpeller Rouché sur tel ou tel article de presse qu’il ne juge pas suffisamment en sa faveur ; il rend compte également des désagréments et des problèmes de santé qui l’empêchent parfois d’assister aux répétitions ou aux représentations. Des sentiments d’amertume et d’exacerbation rendent compte aussi de l’estime que Saint-Saëns porte à sa propre production, et de l’importance qu’il attache à la programmer pour des raisons financières personnelles qui laissent entrevoir que la vie confortable du compositeur se fonde sur des recettes et des perceptions de droits d’auteur nécessaires à sa longévité.

La correspondance de Saint-Saëns avec Rouché immerge enfin le lecteur dans les coulisses de la création lyrique. On y cerne toutes les difficultés liées à l’itinérance des artistes, à leur état de santé, aux besoins de gagner de l’argent et de proposer leurs services aux plus offrants. On y repère sans arrêt les défis à coordonner les emplois du temps chargés des uns et des autres, à trouver des compromis, les bons décors, à faire face à tel problème matériel, à répondre aux exigences syndicales, à remplacer tel interprète et à ménager telle ou telle susceptibilité. L’un des intérêts de l’ouvrage de Marie-Gabrielle Soret est donc de porter l’éclairage sur ce qui demeure habituellement dans l’ombre. Cette immersion est enfin l’occasion de fréquenter les chanteurs et les chanteuses qui constituent un véritable vivier et qui animent la scène lyrique française du début du XXe siècle, eux dont on croise presque intimement ici les destins, les succès et plus rarement les infortunes. 

Le livre de Marie-Gabrielle Soret se compose d’une série d’annexes fort utiles et qui s’ajoutent à un vaste dispositif de notes de bas de page qui renseignent au mieux le lecteur. Cette série d’annexes présente la chronologie (1913-1921) des ouvrages de Saint-Saëns joués à l’Opéra ; elle fournit fort judicieusement les notices des opéras de Saint-Saëns entendus à Garnier en y précisant les rôles et les interprètes ; à la bibliographie structurée s’ajoute une chronologie des échanges épistolaires renseignant sur la localisation et l’état des sources. Une double indexation offre enfin un outil indispensable à une telle entreprise scientifique.

La résurrection sur nos scènes lyriques des ouvrages de Saint-Saëns, en particulier grâce à l’heureuse initiative du Palazzetto Bru Zane, réclame que les chercheurs se penchent sur cette figure tutélaire de la musique française. Auteur d’une vingtaine à une quarantaine de lettres par jour, Saint-Saëns a produit un océan de papier dont on explore les fonds progressivement. Cette cartographie en cours mérite donc d’être poursuivie. Le travail de Marie-Gabrielle Soret est incontestablement un modèle d’exigence et un exemple à suivre.

 

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