Alain Touraine propose une analyse des enjeux de la présidentielle de 2017 à partir de son œuvre sociologique.

Alain Touraine compte encore aujourd’hui parmi les plus grands sociologues français vivants. Connu pour son travail sur les « nouveaux mouvements sociaux », qui a mis en lumière la montée en puissance de conflits délaissant la seule sphère du travail pour embrasser celle, par exemple, des revendications identitaires, il a continué à écrire jusqu’à ces dernières années. En 2013, il publie le remarqué La fin des sociétés   , suivi, deux ans plus tard, de Nous, sujets humains   .

En parallèle de son œuvre universitaire, Alain Touraine n’a jamais hésité à intervenir dans le débat politique. Il s’est même illustré à plusieurs reprises lors des élections présidentielles. Citons en 1995 : Lettre à Lionel, Michel, Jacques. Martine, Bernard, Dominique… et vous   , puis en 2008 avec Si la gauche veut des idées   et en 2012 avec Carnets de campagne   . Cette courte bibliographie traduit clairement une orientation à gauche sur l’échiquier politique, confirmée par Touraine dans les pages de son dernier livre : Le nouveau siècle politique   . Bien qu’il se place ici au-dessus de la mêlée partisane, il se classe lui-même parmi ceux « restés fidèles à une certaine idée de la gauche morale », en compagnie d’intellectuels comme Claude Lefort et Edgar Morin, et de politiques comme Pierre Mendès-France, Michel Rocard et Jacques Delors.

Son essai part d’un constat assez simple : celui du rejet par les Français des trois candidats pressentis des trois principaux partis (François Hollande, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen). Plus largement, ce refus traduit un discrédit plus large du personnel politique. Touraine invite à dépasser cette conjoncture en partie focalisée sur des questions de personnes. Il livre ainsi une analyse globale qui s’arrête sur des sujets aussi variés que la « question nationale », la religion et la laïcité, le « Djihad », l’Ecole, l’environnement, les partis et les mouvements sociaux.

 

La fin de la société industrielle

Alain Touraine rappelle et insiste sur le changement déterminant qui traverse encore la France : la fin de la société industrielle. De celle-ci découle une forte incertitude. Il écrit ainsi : « je ne cherche pas ici à identifier ou à évaluer la situation de la France. Je me place à un point de vue qu’on peut appeler sociologique, en constatant que la France, comme les pays qui l’entourent, est en train de sortir de la société industrielle sans avoir une idée de claire de ce qui va la remplacer. Tel est mon point de départ.    »

La France, plus que tout autre pays européen, à l’exception de la Grande-Bretagne, a laissé son territoire se désindustrialiser – le Nord et l’Est étant les exemples plus frappants – et seuls les régions parisienne et lyonnaise sont encore bien intégrées dans la mondialisation, juge Touraine, s’appuyant en partie sur les thèses développées (et discutées) par le géographe Christophe Guilluy.

Cette disparition d’un monde industriel qui a en grande partie structuré les deux siècles précédents, a plusieurs conséquences, politiques notamment. Le déclin de la gauche, dans ses incarnations aussi bien « démocratique » – ou gestionnaire – que révolutionnaire, en est une. De même que le passage d’une « société de production » à une « société de communication ». Le pouvoir ne vise désormais plus seulement à maîtriser des objets mais aussi et surtout des « représentations ». L’emprise du pouvoir devient globale et plus seulement matérielle, et il appelle ainsi d’autres formes d’action collective.

 

La défense des droits de l’homme comme nouveau conflit structurant

Les familiers de l’œuvre d’Alain Touraine ne seront pas surpris de lire que, pour ce dernier, les luttes autour des droits de l’homme éclipsent désormais celles autour du travail, qui ont perdu leur centralité d’antan. Le changement de nature de la domination et du pouvoir explique en partie cette nouveauté. En effet, « Contre un pouvoir global, la résistance doit pouvoir faire appel à des droits fondamentaux, au droit d’exister et d’être reconnu comme un sujet, créateur et libre. » Ainsi, « le champ des conflits principaux s’est déplacé du monde objectif vers l’éthique    » ce qui constitue un bouleversement majeur qui met à bas la structuration pyramidale qui prévalait dans nos sociétés. L’action politique en ressort nécessairement transformée. Autrement dit, et pour reprendre un vocabulaire marxiste, l’infrastructure ne détermine plus la superstructure. Les conflits les plus importants concernent désormais davantage la culture que la domination économique  

Touraine note le développement de « systèmes de pouvoir total » d’un côté et de « nouveaux mouvements sociaux », qu’il qualifie « d’éthico-démocratiques » de l’autre. Les droits de l’homme, entendus ici non pas comme « les libertés individuelles réduites à la tolérance et à une diversité presque sans limite » mais comme « la reconnaissance directe de la dignité de l’être humain en tant que créateur, transformateur et même destructeur du monde    », constitueraient aujourd’hui le nouveau conflit structurant pour nos sociétés. Ce conflit opposerait donc leurs partisans à leurs adversaires, c’est-à-dire « ceux qui valorisent les appartenances, les devoirs et les haines communautaires et identitaires ».

 

Modernisateurs versus conservateurs

A partir de ces constations, Alain Touraine tire plusieurs leçons en perspective des élections présidentielle et législatives de 2017. Nos problèmes actuels – le chômage en premier lieu – découleraient d’une absence de prise de conscience de cette bascule structurante. Ainsi, « l’élection présidentielle de 2017 invite moins à choisir entre la droite et la gauche qu’entre le passé et l’avenir.    » Parmi les mesures à prendre évoquées par Touraine, citons : la nécessité d’innover et de proposer de nouveaux produits, de protéger nos systèmes de protection sociale et de prendre enfin en compte les « problèmes et les souffrances psychologiques », de développer les plus hautes qualifications sans laisser des populations entières, moins formées, sombrer dans le déclassement. Plus largement, il invite à regagner confiance et à faire preuve d’humanité, dans la continuité de notre histoire, lorsqu’il évoque explicitement l’accueil des migrants.

Finalement, et la remarque étonnera peut-être de la part d’un sociologue, une partie de nos maux seraient psychologiques : « Ce n’est pas la pénurie de travail qui empêche de mettre en œuvre de nouveaux plans de développement ; c’est la disparition de l’esprit, de la volonté et de la capacité de développement qui est le plus grand obstacle à la création de postes de travail et d’équipements urbains et ruraux.    » En conséquence, Touraine vise clairement le Front National, compte tenu de son discours fondé sur l’exploitation de peurs diverses et variées, la peur du déclin en premier lieu, alors que le repli sur soi constitue leur principale solution.

En 2017, la lutte aura lieu entre modernisateurs et conservateurs et Touraine invite à faire obstacle au Front National en misant sur l’ouverture : « Oui, il nous faut opter pour la création et l’ouverture, contre la démission et la nostalgie du passé, ses grandeurs et ses occasions perdues. Je choisis la connaissance, la liberté et l’accueil de l’autre. » Il serait indispensable de se fixer de grands objectifs fondés sur l’idée de dignité pour sortir de l’esprit maussade de fin de société industrielle, et, surtout, faire confiance au peuple contre ses élites politiques : « s’il n’y a véritablement pas de bon candidat, il existe certainement un bon électorat, celui qui choisit l’avenir contre le passé.    »

 

Plusieurs des constats et propositions de Touraine restent évidemment discutables. Il aborde certes les enjeux écologiques mais il place l’humain avant alors que la survie de ce dernier apparaît conditionnée par cet enjeu central et de très long terme. Dans un même ordre d’idées, le champ de bataille principal, même concernant l’environnement, ne reste-t-il pas l’économie qu’il faudrait s’efforcer de réguler, autrement dit de « réencastrer », pour reprendre une formule de l’économiste Karl Polanyi    ? L’accent mis sur les revendications sociétales, identitaires et dignitaires, est bien évidemment louable mais elle risque peut-être de nous détourner – voire d’occulter – des urgences économiques, sociales et environnementales. Le nouveau siècle politique est un essai lucide et paradoxalement optimiste. Parfois difficile à suivre dans quelques-uns de ses raisonnements, Alain Touraine illustre la liberté de ton de ces intellectuels à la longue carrière