Pour ce septième numéro, les « chroniques scolaires » reviennent sur une question qui ressurgit régulièrement en période électorale : pourquoi l'enseignement de l'histoire à l'école intéresse-t-il autant ceux qui ambitionnent de gouverner la Nation ?
 

« François Fillon a promis dimanche dans son discours à Sablé (Sarthe)  de «traquer toutes les démissions de la société française et d’abord celles de l’école», proposant notamment de revoir l’enseignement de l’Histoire pour privilégier le "récit national" ». Ainsi commençait un article, paru dans le journal Libération le 28 août 2016.

L’école occupe une place centrale dans les discours politiques, en particulier quand il s’agit de critiquer les évolutions sociales jugées négatives, qu’il s’agisse de l’augmentation des incivilités et des actes de petite délinquance ou du recul de la citoyenneté. Au mieux, on reproche à l’école de ne pas réussir à intégrer les individus dans la société, au pire, on lui reproche de ne plus savoir enseigner les vraies valeurs. L’enseignement de l’histoire figure en bonne place dans les procès contre l’école et les injonctions contradictoires qui l’accablent aujourd’hui, dans un contexte de pré-campagne pour les élections présidentielles. Comment expliquer un tel investissement par le politique de ce qui n’est après tout, pour beaucoup d’élèves, qu’une matière parmi d’autres ?

 

Nostalgies scolaires

Le discours des tenants du « récit » ou « roman national » et de ceux qui veulent rendre l’école à sa mission première d’éducation des individus vont souvent de pair. Assis sur une tradition républicaine, ce discours, fondé sur une valorisation du passé et une déploration du présent, s’appuie sur trois arguments principaux. Le premier consiste à dénoncer le recul de l’autorité au profit de la libération des individus. Le second s’insurge contre le refus de transmettre des savoirs au profit d’un épanouissement spontané de l’intelligence et de la créativité individuelle. Le troisième reproche à l’école d’apprendre à élève à construire et à critiquer au lieu de délivrer des contenus stables et définitifs.

L’ensemble de ces critiques prennent comme référence idéalisée un passé, jamais clairement situé dans le temps mais plus ou moins consciemment assimilé à celui des temps fondateurs de l’école républicaine, dite « école de Jules Ferry ». Cette école aurait été remplacée par notre école de la décadence, qui a renié son héritage.

Une telle opposition ne résiste pas à l’examen historique. D’abord, parce que, dès le lendemain de la Première guerre mondiale, bien avant la fin de la IIIè République, le système scolaire dans lequel était née l’école de Jules Ferry commence à s’ébrécher. Et encore, on ne peut pas en réalité parler de « système » scolaire dans la première moitié du XXè siècle, où les enfants des classes populaires fréquentent des établissements primaires distincts des collèges et des lycées où vont les enfants des catégories sociales favorisées et où l’école de Jules Ferry n’est donc pas l’école de tous les Français. Ensuite, parce que la Première Guerre mondiale jette le doute sur une école qui a formé une jeunesse juste bonne à servir, avec ses instituteurs, de chair à canon dans un conflit où les haines nationalistes ont produit un massacre de masse. Enfin, parce que l’histoire qu’on enseignait sous la IIIè République, intimement liée à la personnalité d’Ernest Lavisse et à l’école méthodique, n’était déjà plus l’histoire qu’on faisait à l’université dans les années 1920 sous l’influence de la révolution intellectuelle de l’école des Annales.

 

L’école de Jules Ferry : quelle histoire ?

Pour avoir un aperçu de l’histoire telle qu’on l’enseignait sous la IIIè République rêvée de nos nostalgiques, on peut consulter le fameux « Petit Lavisse », souvent cité (avec les manuels Malet-Issac) comme le parangon de l’histoire scolaire telle qu’elle ne se fait plus. Présentons d’abord l’auteur, à lui seul un véritable monument de l’école de Jules Ferry. Normalien, issu d’un milieu modeste et boursier, Ernest Lavisse devient secrétaire du cabinet du ministre de l’Instruction Victor Duruy sous le Second Empire. Il part, après la défaite militaire de 1870, étudier le système universitaire allemand et l’histoire de la Prusse. Il occupe à partir de 1883 la chaire d’histoire moderne à la Sorbonne. Conseiller de plusieurs ministres de l’Instruction publique, académicien, directeur de l’Ecole normale supérieure, directeur de publication, auteur de manuels, il occupe une place centrale dans les institutions scolaires et culturelles de la Troisième République.

La première édition du « Petit Lavisse », imprimé à plusieurs millions d’exemplaires de 1884 aux années 1950, s’ouvre sur cette déclaration : « un rôle fondamental appartient à l’histoire dans l’éducation nationale ; c’est elle qui doit cultiver dans les âmes le patriotisme, car le patriotisme, pour porter des fruits, a besoin de culture ». Et de poursuivre : « un lien  nous rattache à ceux qui ont vécu, à ceux qui vivront sur notre sol : nos ancêtres, c’est nous dans le passé, nos descendants, c’est nous dans l’avenir. Connaître l’œuvre de nos ancêtres et l’aimer, être fier de leurs succès et triste de leurs revers, se sentir victorieux à Bouvines, à Jemmapes et à Iéna, vaincu à Crécy et à Waterloo, honorer pieusement les mémoires illustres, méditer sur les bons exemples pour les suivre, et sur les fautes pour les éviter : voilà le vrai patriotisme que l’école doit enseigner à tous ». Ernest Lavisse charge ainsi l’histoire scolaire d’une véritable mission : il s’agit, en construisant des liens entre le passé, le présent et l’avenir, de fournir un substrat culturel à un « nous » intemporel et à l’amour spontané, naturel, que ses enfants ont pour leur patrie. « Aimer la France parce qu’elle est belle et qu’il y fait bon vivre n’est pas du patriotisme », écrit Lavisse.

Quelle histoire alors, pour faire des enfants de la patrie des vrais patriotes ? La table des matières du « Petit Lavisse » déroule le récit, tantôt descriptif, tantôt chronologique, de l’histoire de deux peuples, les Gaulois puis les Francs, qui devient celle d’un pays, la France, féodale, monarchique, puis contemporaine et post-révolutionnaire. Cette histoire, quand elle n’est pas celle des peuples, devient celle des dynasties, des rois et des grands personnages qui les entourent jusqu’à la déstabilisation révolutionnaire et la succession de régimes qui l’accompagnent et lui succèdent. Elle se conclut sur une sous-partie intitulée « Les devoirs de la France », qui fait le constat des « désastres de 1870 et 1871 » (la défaite française contre la Prusse et la perte de l’Alsace et de la Moselle), les explique par le fait que les Allemands, qui aiment leur pays autant que les Français, se sont davantage préparés à la guerre et enseigne aux élèves qu’il « ne faut pas aimer ceux qui nous haïssent, et qu’il faut aimer avant tout et par-dessus tout la France notre patrie, l’humanité ensuite ».

 

Une histoire scolaire plus universitaire aujourd’hui ?

L’histoire à la Lavisse est une histoire téléologique : elle reconstitue le passé comme récit de ce qui va advenir et qui est le présent. Elle naturalise le présent : lorsque Lavisse écrit « nous Français, sommes très fiers de notre pays, de cette terre privilégiée, baignée par trois mers, flanquée des deux plus hautes chaînes de montagne de l’Europe, arrosée par de beaux fleuves, jouissant de toutes les nuances d’un climat tempéré, produisant tous les fruits de la terre » etc., il est bien conscient que cette France s’est construite dans l’histoire. Mais la France est comprise comme une évidence atemporelle et c’est l’histoire qui fait la France, et non la France qui est le produit de l’histoire.

A contrario, l’histoire scolaire telle qu’elle est enseignée aujourd’hui s’est construite autour de deux éléments essentiels: la centralité du document historique, point de départ du discours historique qui se construit à partir de lui, et l’apprentissage d’une méthode de travail intellectuel et de l’autonomie critique. C’est ce qu’on lit par exemple dans l’introduction au programme d’histoire de seconde de 2010   : « Le travail sur les sources est essentiel, car il fonde la démarche historique. Il doit permettre aux élèves de s’exercer à une réflexion critique sur des sources de nature différente. C’est une étape vers la maîtrise progressive des outils et des méthodes de l’historien : il s’agit de faire comprendre que l’histoire n’est pas écrite une fois pour toute mais qu’elle reste une construction ». Ces deux ingrédients que sont le document historique et la critique étaient déjà au cœur de la démarche des l’école méthodique, qui se développe à partir du milieu des années 1870. Mais cette démarche ne concernait pas le discours scolaire, qui restait un récit délivré ex cathedra. Universitaire, disciple de l’école méthodique, Lavisse fabrique donc une histoire proprement scolaire mise au service d’une idée nationale et d’un projet patriotique, une histoire morale dont le présent doit tirer les leçons pour construire l’avenir.

Aujourd’hui, l’histoire est enseignée non comme un discours de vérité, mais comme un discours méthodiquement construit et portant sur le passé. Ce qui ne signifie pas néanmoins que l’histoire scolaire soit aujourd’hui délivrée des finalités politiques qui étaient les siennes sous la IIIè République. Certes, elle n’est plus un récit national : l’histoire scolaire est aujourd’hui plus européenne, occidentale et judéo-chrétienne que nationale. Il n’en demeure pas moins qu’elle continue à penser le passé en référence au présent. Le thème 1 d’histoire du programme de CM2 s’intitule « Et avant la France ? ». Il porte sur les occupations anciennes du territoire français (posé donc comme un donné), les peuples qui s’y sont combattus et succédés, les mouvements de population de la fin de l’Antiquité et du haut Moyen-Âge et les dynasties royales pré-capétiennes. Un des thèmes du programme de seconde s’intitule « L’invention de la citoyenneté dans le monde antique », réunissant artificiellement dans un même ensemble d’étude deux mondes politiques et sociaux extrêmement différents : la démocratie athénienne et l’Empire romain. Qu’est-ce qui permet un tel regroupement ? On l’a compris : la notion de citoyenneté, devenue centrale dans les injonctions dont l’école fait l’objet depuis les années 1990, dans un contexte de seconde massification scolaire   , qui amène dans les établissements secondaires des publics qui en étaient jusque là tenus à l’écart, et de renforcement des tensions dans les espaces de relégation socio-économique et scolaire que sont les banlieues.

 

Mais que veulent les tenants du roman national ?

« Le récit national c’est une Histoire faite d’hommes et de femmes, de symboles, de lieux, de monuments, d’événements qui trouve un sens et une signification dans l’édification progressive de la civilisation singulière de la France », affirmait François Fillon   , qui se proposait, une fois élu président, de demander « à trois académiciens de s’entourer des meilleurs avis pour réécrire les programmes d’Histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national ». Des académiciens,  un récit, des monuments, des événements, du sens. En creux, on a ici le portrait négatif de l’histoire telle qu’on l’enseigne à l’école : sans chronologie, sans chair, sans passion, sans civilisation et sans singularité. Il suffit de regarder les thèmes du programme de seconde pour comprendre : « La place des populations de l’Europe dans le peuplement du monde », « L’invention de la citoyenneté dans le monde antique, « sociétés et cultures de l’Europe médiévale », « Nouveaux horizons géographiques et culturels des européens à l’époque moderne », « Révolutions, libertés, nations à l’aube de l’époque contemporaine ». On voit se succéder, sans lien apparent, une série de notions et de concepts (« citoyenneté », « libertés », « horizons géographiques », « sociétés »). Quand il y a des dates, c’est des numéros de siècles (Ie-IIIè siècle, XI-XIIIè siècle) et on ne trouve nulle trace d’événements ou de personnages. Dans la mise en œuvre, un programme aussi ambitieux ne manquera pas de chair, mais il est clair que la chair n’est pas au principe de sa construction. Elle est ce qui doit être construit, et c’est là que réside le problème.

Car ce que veulent les tenants du récit national, également appelé roman national, c’est précisément du roman, dans toutes ses composantes (réelles ou supposées): des personnages, de l’action, du suspense, des émotions et des (bons si possibles) sentiments. Voici comment Dimitri Casali présente son manuel L’histoire de France, de l’ombre à la Lumière (2014) : « Chaque jour, les grandes figures et événements qui ont façonné notre pays au fil des siècles s’effacent un peu plus de nos mémoires. Clovis, Charles Martel, saint Louis, Du Guesclin, Jeanne d’Arc, François Ier, Henri IV, Richelieu, Louis XIII, Napoléon Ier, Napoléon III et plus récemment le général de Gaulle, tous les héros de notre nation disparaissent progressivement des programmes des collèges et des lycées pour laisser place à l’enseignement d’autres civilisations. Grâce à un récit détaillé palpitant fourmillant d’anecdotes morales ou immorales, des grands rois chrétiens bâtisseurs de cathédrales, aux guerres civiles et massacres qui ont ensanglantés notre pays, mis en valeur par une splendide iconographie, découvrez les ombres et les lumières d’une histoire que le monde entier nous envie. Des leçons perdues expliquent les raisons du grand escamotage que connait notre histoire depuis 30 ans, pointent les idées reçues, les préjugés moralisateurs et culpabilisateurs, dans le but de mieux faire comprendre notre histoire, de l’aimer sans en avoir honte et de préparer la France de demain. Oui, notre culture et notre héritage doivent redevenir une source de fierté. Pourquoi renier les plus belles pages de notre histoire alors que les pays du monde entier encensent la leur… et admirent la nôtre ? Si vous voulez marcher vers l’avenir retournez toujours à vos racines… ». Du suspense jusqu’à la racine : réussira-t-on à sauver l’histoire de France ?

Mais attention. Contrairement aux apparences, le principal reproche fait à l’histoire telle qu’elle s’enseigne aujourd’hui à l’école ne porte pas sur la forme. Ce qui rend si urgent le retour à une autre histoire scolaire, c’est l’objectif poursuivi : la restauration d’un « nous », d’une identité culturelle perçue comme un patrimoine égaré, à retrouver, à restaurer et à préserver, y compris contre les culpabilités diverses liées aux épisodes les plus sombres de notre histoire récente (ce n’est ni la Collaboration ni l’exploitation coloniale qu’il s’agit de sortir de l’ombre).

 

Pourquoi une telle centration sur la nation ?

La volonté de construire une histoire patriotique qui soit une histoire nationale sous la troisième République et la volonté de restaurer une histoire patrimoniale égarée aujourd’hui ne renvoient pas aux mêmes enjeux. Comme toujours en histoire, tout est question de contexte.

L’histoire scolaire à la Lavisse se construit dans l’école de Jules Ferry et dans un régime républicain encore balbutiant. Les Républicains, désormais sûrs de tenir les rênes du pouvoir, peuvent enfin construire une France conforme à leur héritage de la Révolution française. Mais cette construction se fait contre une partie des Français et contre une force sociale et politique : l’Eglise catholique. Elle se fait également dans un contexte où une grande partie des enfants de paysans et d’ouvriers reste non seulement à scolariser, mais aussi, du point de vue des Républicains (et des catégories sociales favorisées en général), à acculturer : il faut leur apprendre le français, l’hygiène, les règles de vie en société et les principes de la démocratie politique. Enfin, elle se fait dans un territoire perçu comme amputé, résultat d’une défaite honteuse attribuée à un régime politique injuste (le Second Empire, 1852-1872). Dans ce contexte, l’histoire revêt la même fonction politique de formation d’une communauté nationale que l’instruction civique et morale ou même dans certaines régions (comme la Bretagne de langue celtique), le français.

Dans la France du début du XXIè siècle, les enjeux ne sont plus les mêmes. Les enseignements scolaires, dans toutes les matières, sont aujourd’hui plus abstraits et davantage centrés sur l’acquisition de compétences transversales de compréhension et d’appropriation des savoir et des méthodes que sur la simple acquisition mécanique de connaissances. Dans une société développée où la scolarisation, y compris supérieure, s’est massifiée, la parole professorale n’a plus le même statut et n’est plus qu’un mode d’accès au savoir parmi d’autres. Paradoxalement, c’est bien la perte de centralité de la parole scolaire qui permet le succès de démarches telles que celles d’un Dimitri Casali. Enfin, d’un point de vue politique, une telle demande de retour au roman national intervient dans un contexte où, depuis les années 1970, la conjugaison de l’immigration économique et politique issue des pays pauvres et les difficultés économiques internes des pays développés déstabilise les repères identitaires. La question de l’enseignement de l’histoire permet finalement à ceux qui prétendent gagner les suffrages populaires de faire la synthèse des angoisses : celle du lien social qui se perd, celle de l’identité nationale qui se dissout, à l’intérieur, dans la diversité culturelle et à l’extérieur, dans les régulations supranationales, et enfin celle d’un monde politique où les repères habituels de la distinction droite-gauche tendent à s’effacer et où la tentation devient forte de marquer paradoxalement sa singularité en demandant plus d’identité (nationale).


Pour aller plus loin :

Jean Leduc, « Pourquoi enseigner l'histoire ? La réponse d'Ernest Lavisse  », Histoire@Politique 3/2013  

Pierre Nora, « Histoire et roman, où passent les frontières ? », Le Débat, 3/2011  

Pierre Nora, « Difficile enseignement de l’histoire », Le Débat, 3/2013  

Anne-Marie Thiesse, « L’histoire de France en musée ? Patrimoine collectif et stratégies politiques », Raisons politiques, 2010  


A lire également sur nonfiction.fr :

Entretien avec Olivier Lévy-Dumoulin, « L’histoire est une matière d’endoctrinement », propos recueillis par P.-H. Ortiz.

Nos comptes-rendus des livres de Pierre Nora sur les rapports Histoire-Mémoire et les usages du passé.

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