Le 27 août, Le Figaro Magazine faisait sa Une sur "Cette histoire de France qu’on n’enseigne plus à nos enfants". Quitte à multiplier les contre-vérités, la rédaction du magazine mettait en scène la nostalgie des classes d’histoire "à l’ancienne" et le scandale de la disparition des grands chefs ayant fait la gloire de la France éternelle. Réagissant à ce dossier polémique, Olivier Lévy-Dumoulin, professeur à l’Université de Caen et spécialiste de l’historiographie contemporaine, revient sur les enjeux pédagogiques, idéologiques, politiques et identitaires de l’histoire et de son enseignement.


Nonfiction.fr - Le dossier publié par Le Figaro Magazine nous apprend que "C’est l’histoire de France qu’on assassine" : est-ce bien la première fois qu’elle meurt – ou qu’elle est censée mourir ?

O. Lévy-Dumoulin - Il y avait déjà eu une première attaque au début du premier septennat de Mitterrand. Des gens comme Alain Decaux, pas spécialement positionnés à droite, avaient dénoncé le remplacement de l’histoire par les activités d’éveil dans l’enseignement primaire et les ravages entraînés par l’introduction des approches thématiques dans les programmes du collège, accusées de diluer la chronologie. Ces programmes n’étaient d’ailleurs pas du tout venus de la droite, loin de là. Ce dossier est donc caractéristique d’un intérêt particulier porté en France à l’enseignement obligatoire de l’histoire à tous les niveaux du cursus scolaire : il renvoie clairement à cette tradition nationale qui remonte à la IIIe république et envisage l’histoire comme un élément central de la formation du citoyen et comme moyen essentiel d’inculcation du sentiment d’appartenance.

Nonfiction.fr - Et dans un passé plus lointain, n’avait-on jamais rien vu d’analogue depuis la création de l’école de la République?

O. Lévy-Dumoulin - Oui, mais selon un biais assez différent. Les grandes querelles portaient moins sur les programmes que sur les manuels scolaires. Les travaux de Christian Amalvi   en ont rendu compte : on observe par exemple un net clivage entre manuels du public et manuels du privé, dans le contexte de la séparation de l’Église et de l’État, autour de la réforme des programmes scolaires de 1902 qui suscite des débats mêlant l’idéologique et le didactique exactement comme le fait l’auteur de l’ouvrage qui sert de point d’appui au dossier, qui est loin de s’inscrire de façon rigide et simple dans un créneau stricto sensu idéologique – mais là je ne parle que de Dimitri Casali   , et non pas de l’ensemble du dossier qui est une chose très différente.

Ici ce n’est pas tant de la diminution de l’importance de l’histoire qu’il est question que de son réaménagement et de son découpage. À ce propos, vous remarquerez que dans le texte de Natacha Polony   , Claire Mazeron – présente au jury du Capes, représentante nationale du Snalc, qui n’est donc pas une progressiste – considère que Casali se trompe de bataille et qu’il aurait dû dénoncer les programmes il y a dix ans ! Parce que ces nouveaux programmes qu’on dit horribles le seraient nettement moins que les précédents ! Cette divergence montre bien la complexité de l’enchevêtrement des points de vue dans ce dossier, qui cohabitent par ailleurs avec des titres catastrophiques et des éléments de contenu d’un anachronisme vibrant, comme l’encadré signé par Max Gallo. Et je ne pense pas prendre trop de risques en disant que la mise en page ne correspond sans doute pas du tout à l’ouvrage de Dimitri Casali qui sert de colonne vertébrale au dossier et dont il résume ici le propos. C’est la mise en page voulue par le magazine qui est une caricature.

Nonfiction.fr - L’édition, la presse spécialisée, la production audiovisuelle, la recherche en histoire, etc. semblent plutôt bien se porter : indépendamment de la réalité du péril, comment expliquer une telle grandiloquence ?

O. Lévy-Dumoulin - En dehors de l’enjeu idéologique, je ne vois pas d’explication à ce parti pris. Et le choix des ouvrages mentionnés pour compléter le dossier est très curieux – et révélateur. On a d’abord un livre d’Alain Corbin, qui renvoie aux idées de Casali et exprime qu’on peut reconstruire après avoir déconstruit, et ensuite on nous propose un manuel "à l’ancienne"   patronné par un historien ultraréactionnaire, Jacques Heers   : les deux sont placés côte-à-côte, comme si le dossier n’avait aucune implication idéologique ! Les responsables du dossier sont à l’évidence de mauvaise foi et mal intentionnés, comme le montrent aussi bien les arguments maniés dans la mise en page, puisqu’on lit en gras que "l’étude du Mali représente 10% du programme de 5e", à quoi on ajoute un point d’exclamation ; or, ce n’est pas de l’étude du Mali, mais de l’Afrique qu’il s’agit, puisque le Mali vaut pour l’Afrique   : on a là un bel exemple de la malhonnêteté de la rédaction. D’ailleurs, je pense que les auteurs auraient intérêt à réagir, parce que ce n’est pas leur propos.

L’article de Casali, malgré la divergence que nous pouvons avoir par ailleurs, s’inscrit dans le débat intellectuel, tout comme celui de Natacha Polony et l’intervention de Claire Mazeron qui n’a sans doute pas les positions qu’on attendait d’elle en l’interrogeant. Rien à voir, donc, avec cette mise en page ou avec la position de Max Gallo qui fait remonter l’histoire de France à l’histoire des Francs – alors que même l’Action Française faisait remonter la France à Hugues Capet… Mais il y a aussi des positions qui tiennent à l'oeuvr des historiens sollicités. Si on demande à Jean Tulard ce qu’il pense du fait qu’on enseigne moins Napoléon sur lequel il a tant travaillé, il ne sera pas content, cela va de soi. Le texte d’Evelyne Lever et l’essentiel de celui de Jean Favier sont globalement sur la même ligne : il y a donc un hiatus énorme ente ces vignettes d’historiens   et celle de Max Gallo.

Nonfiction.fr - L’édito, les articles comme les interventions d’historiens médiatiques, tout montre dans ce dossier que c’est surtout l’histoire des Grands Hommes que l’on craint de voir disparaître : qu’est-ce qui explique cet attachement ?

O. Lévy-Dumoulin - Il y a quelque-chose de paradoxal là-dedans, puisque dès les années 20, avant même l’école des Annales, la production historiographique française a éliminé l’étude de la vie individuelle comme objet d’histoire légitime dans l’histoire savante. Lors de la campagne de succession à Alphonse Aulard pour la chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, le comité d’histoire, qui par ailleurs doit traiter de questions d’ordre politique très délicates, élimine d’un revers de la main la candidature de Lévy-Schneider en disant : "il n’a fait d’œuvre que biographique". À la même époque, Georges Lefèvre parle de l'un de ses étudiants comme atteints du morbus biographicus. La raison du rejet de la biographie, c’est qu’après l’attaque de Simiand contre les trois idoles des historiens français   , la plus facile à éliminer n’était pas l’idole politique, mais l’idole individuelle. Et il a fallu attendre la fin des années 70, avec par exemple le Guillaume Le Maréchal de Georges Duby, puis le livre de Vovelle sur un bourgeois de Provence   pour qu’avec la question du récit soit réintroduit l’intérêt pour les parcours individuels.

On voit donc que leur attaque relative aux grands hommes est dans un sens complètement passéiste, mais que dans un autre sens elle n’est pas que cela, puisque Jean Favier n’aurait jamais parlé de saint Louis dans ces termes il y a trente ans. On l’invoque pour comprendre une société chrétienne et voir comment une nation s’est dotée d’un souverain qui est devenu un saint : ce n’est donc pas simplement le culte des pas du Grand Homme, et il y a évidemment du sens dans cette approche. Curieusement, le débat sur le Grand Homme est donc réintroduit par un biais de petite dimension intellectuelle alors que c’est un vrai débat, et que l’historiographie présente n’est plus du tout seulement celle des masses.

Nonfiction.fr - Les auteurs semblent redouter l’effilochement du récit national, et donc l’effritement de la cohésion nationale : cet argument ne cache-t-il pas d’autres préoccupations moins avouables relatives par exemple à la "France éternelle", à l’idéal du chef, à l’institutionnalisation d’une mémoire sélective, etc. ?

O. Lévy-Dumoulin - Là encore, il faut vraiment distinguer l’article assez retors de Casali de tout ce qui tourne autour.  Casali part de l’idée que l’histoire de France facilite l’intégration. Son but n’est pas de dire qu’il n’y a qu’une sorte de Français, mais de savoir en quoi faire de l’histoire permet d’être français. On peut parfaitement récuser cela en disant qu’il y a des étrangers qui fréquentent l’école de France, et donc contester que l’intégration se fasse par l’histoire. Mais il y a là une véritable question, et l’usage fait d’Ernest Renan à tort et à travers montre bien qu’en France on a toujours accordé à l’histoire une part capitale dans la construction de l’identité nationale, de même que dans la construction de l’"être américain", on s’est beaucoup plus fondé sur le rapport fondamental à la Constitution comme élément d’appartenance à la Nation.

Maintenant, en quoi cette histoire est-elle "notre" histoire ? On peut considérer que celle-ci est la collection d’histoires particulières, et alors, comme le fait le nouveau programme tel qu’il est compris par Casali, on accole un peu d’histoire africaine, asiatique, etc. à l’histoire du territoire. C’est alors "notre" histoire parce que tout le monde la reçoit, mais pas parce que c’est un axe qui unit, qui fédère et qui fond. C’est une histoire multiculturelle, ce n’est pas l’histoire qui fabrique une culture. Là se trouve la véritable attaque de Casali, dont la pertinence supposerait de démontrer que les programmes sont bien ce qu’il dit qu’ils sont. Quant à la question de savoir comment on accède au sentiment d’appartenance à l’humanité, il répond qu’il faudrait commencer par ce qui nous est le plus proche alors que l’histoire au Lycée est monstrueusement européocentrique et qu’elle laisse très peu de place à l’immigration. Pourquoi favorise-t-on l’histoire de l’ailleurs qui a bien peu de rapports avec nous aux dépens d’une approche du monde qui a bien plus de rapport avec soi ?

Il pose donc une vraie question : voulons-nous faire un cours d’histoire de l’humanité pour accéder au "nous", ou accéder à l’humanité par une histoire du "nous" ? Et ce débat échappe aux clivages traditionnels de l’idéologie politique : nombre de pédagogues, par exemple, partant d’une homologie avec la géographie, diraient que c’est le plus proche qui doit être connu d’abord, avant de s’intéresser à ce qui est plus lointain. Inversement, on peut dire que l’humain accède à l’humain sans progressivité. Ce débat, pour intéressant qu’il soit, n’est pas idéologique : un Chevènement ou, aujourd’hui, un Montebourg, pourraient adopter le point de vue de Casali, qui n’est pas gêné par le fait qu’on parle de l’ailleurs, mais par le fait qu’on n’en parle ni de la bonne manière, ni au bon moment.

Nonfiction.fr - On remarque tout de même que les règnes dont Dimitri Casali et les responsables du dossier déplorent l’abandon sont essentiellement envisagés comme des "règnes notamment caractérisés par le rayonnement de la France à l’étranger"…

O. Lévy-Dumoulin - Oui, tout à fait, or on sait bien que l’identification n’a rien à voir avec les moments de gloire. On peut être très patriote, tricolore et cocardier, et penser avec détachement au rayonnement à l’étranger : les patriotes d’autres pays plus petits qui n’ont jamais rayonné de la même manière le montrent bien ! Les auteurs croient donc dénoncer des biais idéologiques chez les concepteurs des programmes (ce en quoi ils n’ont peut-être pas tort) en partant d’un autre biais idéologique qui postule que l’identification est forte quand la France est forte, ce qui n’est pas démontré.  Jeanne d’Arc, la guerre de 14 qui a commencé par la défaite, ou encore la résistance suffisent à prouver que des phénomènes d’identification beaucoup plus forts se produisent souvent dans des situations contraires. C’est donc une position parfaitement idéologique et même politique, et non pas un raisonnement historique, que d’identifier le sentiment de la grandeur nationale à celui d’être français.

Nonfiction.fr - Malgré les interventions de cinq historiens/biographes   , les chercheurs semblent être les grands absents du débat censé opposer les auteurs aux "pédagogues": partagez-vous ce constat et, le cas échéant, comment expliquer cette occultation ?

O. Lévy-Dumoulin - Dans le texte de Natacha Polony, on voit que Corbin est introduit de façon assez pernicieuse   , puisqu’elle tente de lui faire dire qu’après qu’on a déconstruit le récit, on peut le reconstruire, et que puisque le processus d’éducation des enfants passe par l’identification à des héros, autant qu’ils s’identifient aux héros de l’histoire de France plutôt qu’à Superman ou Captain America. On peut défendre ce point de vue, mais à côté des interventions d’historiens patentés, c’est effectivement le seul moment où il y a une allusion à la recherche, à la déconstruction du récit non plus comme entreprise idéologique mais comme un acquis du métier d’historien.

Nonfiction.fr - A porter le débat sur la question des grands hommes, c’est toute la recherche en histoire économique, sociale et culturelle qui semble être totalement évacuée…

O. Lévy-Dumoulin - Elles ne sont en effet abordées que d’une seule manière : pour les récuser, en disant que la seule véritable histoire, celle qui est au centre, c’est celle du politique, de la volonté humaine, et donc que faire de l’histoire thématique revient à décharner l’histoire.

L’idée d’un retour à une histoire totale, de la lutte contre l’émiettement de l’histoire n’est pas propre aux nostalgiques du catéchisme national. Le titre du livre emblématique de François Dosse   frappe juste : cet émiettement était en quelque sorte le prix que l’histoire devait payer pour être de la science, devant l’idéologie totale et globale. Cette façon de mettre au centre le "politique" au sens large pour remembrer l’histoire fait donc aussi écho au projet d’une histoire totale. Curieusement, le texte refuse d’ailleurs de voir que la dimension "culture des autres" du programme fait écho, elle, à l’idée d’une histoire globale. Là, effectivement, on voit un peu la sphère scolaire tourner sur elle-même.

Nonfiction.fr - Les auteurs semblent aussi redouter que la priorité ait été accordée à l’histoire-problème et aux approches thématiques, plus ambitieuses intellectuellement, aux dépens de l’acquisition par les élèves d’une représentation du temps, d’un sens de la chronologie, préalable nécessaire à toute réflexion historique : cette crainte vous semble-t-elle justifiée ?

O. Lévy-Dumoulin - C’est un très vieux débat. En 1902, le programme du secondaire qui prévoit qu’on va suivre toute la chronologie jusqu’en Troisième, puis qu’on va recommencer en Seconde, déclenche déjà des tempêtes. A la fin des années 30, lors des débats sur la réforme des programmes scolaires, une tribune du Bulletin de l’association des professeurs d’histoire-géographie de l’enseignement public dénonce les risques de l’ "échantillonnage" et de la discontinuité défendue par Marc Bloch. Ces programmes très novateurs osent choisir et assumer que l’exhaustivité n’existe pas. Dans la réforme Haby   , dans celle qui a conduit auparavant Braudel à écrire la partie centrale du manuel publié par les éditions Belin en 1963   , ces débats légitimes n’ont jamais cessé de ressurgir.

Si on remplissait le programme qui est fixé ici par Casali, on ne tiendrait pas dans le temps imparti à l’histoire-géographie. C’est profondément politique, mais les vignettes d’historiens sont censées venir renforcer ce discours en faveur d’une certaine exhaustivité sélective : quand on voit Gallo dire que la France c’est Clovis, en faisant l’impasse sur trois siècles de Carolingiens qui incluent la proclamation de l’Empire, c’est tout de même énorme ! Cela revient à penser qu'inéluctablement la France devait naître: très bel exemple de téléologie.

Quitte à être durkheimiens   , on doit bien se rendre compte que l’histoire est une matière d’endoctrinement, au sens qu’on prêche une doctrine. Quand on fait des mathématiques en classe, on apprend à faire des mathématiques ; quand on fait de l’orthographe, on apprend à écrire le français. Mais on n’apprend pas à être historien en cours d’histoire. Si c’est une matière d’endoctrinement – ce qu’assume parfaitement le dossier – elle exclut donc la possibilité de l’exhaustivité. La question est alors de savoir ce qu’on ampute. Et là, il est évident que les concepteurs du dossier, beaucoup plus encore que Dimitri Casali et Natacha Polony, pointent dans une direction politique évidente. Si on voulait vraiment du récit et de la continuité, il ne faudrait pas faire l’impasse sur les évolutions politiques du XIIe siècle et le mouvement des franchises communales   , jugé sans intérêt par certains alors qu’Augustin Thierry   leur en accordait tant. A aucun moment, on ne nous dit ce qui fonde la sélection, et comment la pseudo-continuité dont on parle est une discontinuité.

Nonfiction.fr - Dans cette perspective, l’histoire comme discipline scolaire se définirait donc principalement par sa vocation à élaborer et à reproduire une identité nationale…

O. Lévy-Dumoulin - C’est peut être sur ce point que le dossier soulève les questions les plus intéressantes, car on pourrait dire, d’une certaine façon, que pendant longtemps, l’identité nationale forgée par l’école n’était pas simplement idéologique : elle était telle que tout le monde partageait une culture commune. Dès lors qu’il y a option, cette fonction n’existe plus. Or, en lycée professionnel par exemple, on demande aux enseignants de faire travailler les élèves, au choix, ou bien sur le génocide, ou bien sur les massacres coloniaux. C’est consternant, car ce en quoi l’école de la République formait une mémoire nationale, c’est qu’il y avait une mémoire scolaire de l’histoire : à la limite, on pouvait toujours dire qu’il y avait autre chose dans l’histoire que cette histoire-là, mais ça ne changeait rien. On aurait remplacé systématiquement Clovis par Charles Martel, on aurait introduit Dagobert, etc. : ça ne changeait rien, car on était certain que dans la France entière, tous ceux qui avaient passé le certificat d’étude pouvaient évoquer des choses communes. Ce qui en cela fondait une identité nationale, ce n’était pas le contenu, contrairement à ce que voudraient faire croire ces idéologues : ce n’était pas la grandeur de Louis XIV, mais le fait de savoir qui était Louis XIV. Si, après, ça avait été de savoir qui étaient Concini, Mazarin ou d’autres, ça n’avait aucune importance ! Finalement, parce que nous sommes tous très idéologisés, nous partageons tous la grande illusion que c’est le contenu qui revêt cette matrice commune, mais ce qui faisait cette matrice commune, c’est qu’elle était commune !

Comme je le disais tout à l’heure, l’histoire n’a pas vocation à former des historiens – on n’a pas besoin de 60 millions d’historiens. Son but est de faire connaître l’histoire de l’humanité, afin de se situer dans un groupe et de partager des références avec lui, mais par quel biais ? Par le tout pour arriver à la partie, où en sens inverse ? Une fois ceci admis, le deuxième débat consiste à savoir si on peut y arriver par les seuls dispositifs mentaux, ou parce que les contenus sont les mêmes partout. Là encore, c’est une vraie question. L’attaque de Casali est donc intéressante, parce qu’elle soulève la question de la vocation qu’on assigne à l’histoire, et de ce qu’on souhaite faire du fait que sous la IIIe République par exemple, on était (anciens) écolier français, c’est-à-dire d’abord écoliers, puis ensuite – et par conséquent – français.  

Dans ce sens, dire "nos ancêtres les Gaulois", ce n’est pas si idiot que ça, dans la mesure où ça renvoie à la décision de "faire siens" ces ancêtres-là. Cela fonctionne bien pour les joueurs de football : pour les supporters de l’OM, le footballeur qui jouait l’année précédente pour le PSG et qui intègre l’OM devient "notre footballeur" ; quelle que soit sa couleur, même pour le supporter le plus raciste dans sa vie ordinaire, "il est des nôtres" ! Ce qui est en cause n’est pas l’identification "naturelle", par "essence" : c’est notre règle du jeu "à nous". Aux Etats-Unis, cette identification se fait par la Constitution, ce pacte premier qui les fait exister ; nous, on a peut-être décidé que c’était par l’histoire comme chose commune. Après, comme le dit Casali, on peut décider que Blaise Diagne ou Romain Gary font partie de l’"être français".

Nonfiction.fr - Le fractionnement des références communes dépasse à l’évidence le seul domaine de l’histoire qu’on se reconnaît…

O. Lévy-Dumoulin - Bien sûr, il est même à la base de l’identification de soi par sa famille et son histoire familiale. En ce qui me concerne, il a fallu attendre l’enterrement d’un petit camarade catholique et qu’on me passe le goupillon pour que je me rende compte que je ne connaissais que des athées et des Juifs ! Par nos familles, on n’est bien sûr pas tous pareils. Mon père était résistant, ses amis étaient résistants : pour moi enfant, tout le monde était donc résistant ! Quand on me parle du mythe résistancialiste   , j’ai donc envie de dire : "Vous avez objectivement raison, mais pour moi, quand j’étais un petit garçon, ce n’était pas un mythe !". Je croyais qu’il n’y avait que des résistants, déportés d’ailleurs. Sauf que mes copains ne supportaient pas mes récits sur la résistance de mon père… Le fractionnement des références culturelles est donc partout, mais il n’est pas dit que l’école ne doive pas être le lieu où on peut transcender ces transmissions familiales plutôt que de les consacrer. Ce n’est pas s’opposer à la différence culturelle que de montrer qu’il y a autre chose au-delà de la famille. Si on ne peut pas dépasser nos différences familiales, on ne peut pas non plus transcender nos différences nationales : comment ressentir notre appartenance au genre humain si on n’est concerné que par nos particularismes? Après, effectivement, on peut les dépasser par autres choses, mais c’est une autre histoire.

Nonfiction.fr - Finalement, ce dossier qui à la fois défend la mission identitaire de l’histoire comme discipline, et en même temps semble assigner à l’histoire en général la fonction d’ériger une certaine mémoire aristocratique au rang de mémoire collective ne témoigne-t-il pas de conceptions fondamentalement incompatibles avec celle de l’histoire comme science ?

O. Lévy-Dumoulin - Je ne sais pas si l’histoire est une science : on peut en tout cas la regarder plus modestement comme un "savoir critique". Or a-t-on jamais parlé sérieusement de "savoir critique" au collège ? Quand on a évoqué le travail sur document, ce n’était pas tant pour aiguiser le regard critique que pour casser le cours magistral. Il suffit d’ailleurs de regarder les documents qui figurent dans les manuels, ces fragments en miettes, pour constater qu’ils ne se prêtent pas vraiment à cet usage. A côté des événements exceptionnels et des initiatives hors du cadre, le lot commun de la pratique ordinaire des enseignants ne consiste pas à recréer les conditions du travail de l’historien. Et d’ailleurs, on sait bien que si on n’a pas déjà un savoir historique, le travail de critique historique ne fonctionne pas.

Nonfiction.fr - Pour autant, un lien existe, aussi ténu soit-il, entre le "savoir historique critique", celui des universités, et la culture historique que l’on enseigne dans les écoles, puisque les enseignants, de fait, ont souvent une expérience plus ou moins conséquente de la recherche…

O. Lévy-Dumoulin - Oui, et là vous mettez le doigt sur un point très douloureux pour tous les historiens. L’obligation du master aurait pu être la meilleure chose au monde – je laisse de côté le gros problème du financement par les étudiants de l’allongement de la durée des études. Au contraire de ceux qui pensent qu’il ne sert à rien d’avoir une maîtrise   quand on veut être enseignant, j’ai la conviction que c’est même la seule chose qui ait un rapport avec l’enseignement. Quand on commence une recherche, on ne connaît pas la réponse, et pour cause ; or qu’est-ce qu’un élève devant un manuel d’histoire ? C’est quelqu’un qui, contrairement à vous, ne connaît pas la réponse. Ce sentiment de l’enfance, on l’a tous oublié : les étudiants puisent dans les manuels un matériau qu’ils restituent avec plus ou moins de talent, et l’exercice de la dissertation consiste bien à aller du connu vers le connu. Ce sentiment, on ne peut s’en souvenir que quand on a de nouveau pratiqué cette situation devant un travail de recherche. Or on a introduit ce master de telle manière qu’il consiste, tout au contraire, à ne plus faire véritablement de mémoire de recherche pour tous ceux qui choisissent le parcours enseignement. Une fois devenu professeur, l'étudiant qui a appris à lire une bibliographie de 200 articles et ouvrages, à redécouper un sujet et à bâtir une véritable problématique qui ne soit pas un simple exercice rhétorique, sera capable de faire jouer des mises en perspective qui lui permettront de maîtriser cette matière. En n'initiant pas les futurs professeurs à la recherche, on remet en cause leur faculté à aborder de façon critique ces débats et à maîtriser l’analyse des points de vue. Le risque, c’est le catéchisme

Propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz

Article mis à jour le 30-09-2011.

 

Pour aller plus loin:

- L'article de D. Casali, consultable en ligne sur lefigaro.fr.

- L'article de N. Polony, consultable en ligne sur lefigaro.fr.

- "Les témoignages de Max Gallo, Jean Favier, Evelyne Lever, J.-C. Petitfils, Jean Tulard", accessibles en ligne aux abonnés de lefigaro.fr.