Ce texte constitue la quatrième partie d'un grand entretien avec Étienne Davodeau. 

 

Nonfiction.fr – Lorsque l’on aborde la question de l’authenticité de la bande dessinée on se heurte souvent à la question de la subjectivité, omniprésente que ce soit dans le reportage, le documentaire ou le récit historique. De votre côté, vous assumez cette position de médiateur subjectif qui induit nécessairement une traduction, une interprétation.

Je la revendique plus que je l’assume. Le dessin, on en parlait tout à l’heure, est une manière de faire apparaître cette médiation permanente. L’autoreprésentation, et dieu sait que je n’aime pas me dessiner pourtant, est aussi une façon de souligner que je ne raconte, que ce que j’ai vu dans des domaines que je ne connais pas du tout, comme le vin, l’agriculture ou le syndicalisme. Mon "je" est une précaution. Je ne prétends pas montrer la vérité et moi-même j’apprends en faisant. C’est pour ça que je – non pas l’auteur cette fois-ci, mais le personnage de bande dessinée – suis sans arrêt dans le champ à poser des questions au vigneron, à l’agriculteur etc. C’est ma façon d’être honnête avec le lecteur.

Cette notion d’honnêteté n’est pas sans rappeler le concept de réfutabilité journalistique défendue par quelqu’un comme Raphaël Meltz   . Selon moi, elle est bien illustrée dans Rural !. Lorsque vous redessinez des événements auxquels vous n’avez pas assisté, vous mettez aussi en scène ce moment où la personne vous raconte ce qu’il s’est passé, puis vous mettez en récit et en image ce qu’elle vous dit. C’est une méthode très efficace pour présenter vos sources.

Tout à fait. Je ne connais pas cette notion de réfutabilité mais la mise en doute est importante donc je fais en sorte que la source du récit apparaisse toujours clairement. Parfois, le "je" que j’utilise tout au long de ces livres se trouve doublé par le "je" de celui qui me raconte. Cette cohabitation est intéressante et c’est une des libertés que permet la bande dessinée pour traduire ce qui est de l’ordre du réel.

De la même façon lorsque vous vous dessinez aux archives vous informez le lecteur des sources que vous avez consultées et des lieux où elles se trouvent. C’est exactement ce à quoi servent les notes de bas de page dans les livres de sciences humaines.

Je trouve que la note de bas de page casse le principe de la page en bande dessiné. C’est une espèce de chose technique qui nous sort de notre lecture et nous rappelle que l’on est devant un objet en papier. Je préfère faire oublier au lecteur ce contexte matériel en cherchant le plus de fluidité possible. Le langage de la bande dessinée est merveilleux pour cela, car on peut intégrer toutes ces informations dans le corps de la page et les traduire en image sans altérer la lecture. Voire même en la renforçant.

Enfin, pour parler un peu de votre travail de fiction, peut-on y percevoir un rapprochement avec le fameux mentir-vrai d’Aragon. Vos univers sont très réalistes. Vous placez vos histoires et vos personnages, plus ou moins fictifs, dans des lieux réels qui sont près de chez vous. Vous traitez d’univers sociaux très contemporains. Une exposition à Poitiers a d’ailleurs été consacrée à la place du travail dans vos œuvres. Pourquoi choisir la fiction ou pourquoi choisir le documentaire ? 

De mon point de vue, le documentaire et le récit de fiction ne sont pas des pratiques véritablement opposées. Ma matière première est constituée de ce qui se passe autour de moi. Parfois, je la recycle sous forme de fiction. J’assemble des éléments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres dans la réalité. Ça donne Lulu femme nue, ou Chute de vélo. Parfois je ne ressens pas le besoin de procéder à cet assemblage un peu artificiel, ce qui donne un documentaire. J’aurais pu raconter l’histoire d’un vigneron, l’appeler autrement, lui donner un autre visage et une biographie légèrement modifiée. C’est peu de choses et ça suffit pour en faire une fiction. La nuance est vraiment infime entre les deux.
Il y a des sujets où j’ai hésité. Par exemple, La Gloire d’Albert raconte de façon très parodique, sous forme de fable, l’envers d’un spectacle de son et lumière mis en place par un homme politique local de l’ouest de la France avec des valeurs catholiques … C’était une façon de ne pas faire un documentaire sur le Puy du fou. Je peux avoir des regrets éventuellement de ne pas en avoir fait un documentaire.

Dans Les Mauvaises Gens, on voit vos parents vous pousser à faire une fiction à partir de leur histoire. Pourtant vous vous en tenez fermement au documentaire…

Même si ce sont deux pratiques assez proches, une vraie frontière les sépare. Je ne suis pas à l’aise dans l’entre-deux, ce courant du docu-fiction qui est pourtant à la mode.
Dans Les Mauvaises Gens, si je n’avais ne serait-ce que changé les noms, le résultat aurait été très différent. Avant tout, parce que j’aurais rompu le lien filial qui me servait de conducteur dans ce livre.

Et là vous auriez vraiment menti à vos lecteurs.

Ça aurait été le cas

 

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