Ce texte constitue la troisième partie d'un grand entretien avec Étienne Davodeau.

 

Nonfiction.fr – Vous intégrez toujours dans vos livres de documentaire des documents, des coupures de presse. Mais contrairement à d’autres, Emmanuel Guibert par exemple qui utilise de la photographie brute dans ses bandes dessinées, vous incluez ces documents dans le dessin : en y ajoutant un lavis et des ombrages. Lorsque vous utilisez des photographies vous les redessinez entièrement. Est-ce que ça ne diminue pas, en apparence, leur crédibilité ?

Pour moi la page de bande dessinée est une entité pleine et cohérente où cohabitent différents éléments graphiques : le dessin bien sûr, mais aussi le texte. Je l’écris comme je dessine les personnages qui les prononcent, c’est pour cela que mes livres ont une typographie manuelle. Le texte informatique qui se répand dans les bandes dessinées actuelles me fait l’effet d’un bout de métal fiché dans quelque chose de vivant. Il est donc important pour moi de fondre les documents sur lesquels je m’appuie dans l’élément graphique.
Mais ça n’enlève rien à leur authenticité. Ces articles sont utiles sur le fond. C’est un bon moyen de raccrocher ce que je raconte à des événements authentifiés et référencés. Quand je mentionne une contre-manifestation à Saint-Pierre-Montlimart en 1972 dans le cadre des luttes chez Eram et que j’y adjoins plusieurs articles de presse, ça correspond un peu à un tampon officiel : voila boum, c’était dans la presse à l’époque, je ne vous raconte pas de blagues.

Cela sous-entend des recherches historiques importantes. Comment procédez-vous dans ces cas ? Dans un Homme est mort, qui traite des grèves de Brest au début des années 1950, c’est le scénariste Kris qui s’est chargé de faire la recherche d’archives, de récupérer des témoignages, des coupures de presse etc. Mais dans Les Mauvaises Gens vous vous représentez aux archives de la CFDT ou triant des documents dans les archives personnelles de votre père.

Cette étape de recherche historique qui précède le travail d’écriture en lui-même a été particulièrement long pour Les Mauvaises Gens. Ça m’a d’ailleurs appris que le militantisme ouvrier catholique a été finalement assez peu traité. J’ai donc été obligé de chercher beaucoup plus que ce que j’avais prévu au départ. Il a fallu solliciter l’ouverture d’archives de différents mouvements politiques et syndicaux. Je suis allé dans des presbytères et aux archives départementales. Je me suis appuyé sur des témoignages, celui de mes parents entre autres. Mais pendant les interviews, je ressentais le besoin de confronter leur parole avec les archives et la presse pour être sûr que – les mémoires humaines étant ce qu’elles sont – il n’y ait pas de torsions dues au temps ou à l’oubli.
Je suppose que cette démarche qui consiste à aller chercher des sources, à les confronter, à les vérifier – pour d’ailleurs n’en utiliser souvent qu’une partie dans le livre – se rapproche d’un travail quasi-scientifique. C’est indispensable en tout cas pour asseoir le récit sur quelque chose d’incontestable. Des livres comme Les Mauvaises Gens peuvent potentiellement entraîner des réactions de rejets et de contestations. J’en ai eu très peu mais j’aime être assez sûr de ce que j’avance pour pouvoir défendre pied à pied mon livre si c’est nécessaire.

Vous dites que ce n’est pas contestable. L’historien qui sommeille en moi tressaille. La presse peut tout à fait être contestable. C’est parfois un outil de propagande.

J’essaie toujours de croiser les informations. Si un article dans le numéro d’Ouest-France de l’époque et des tracts retrouvés au siège de la CFDT à Angers sont à peu prêt conformes sur le déroulement d’une manifestation qui a eu lieu en 1972, j’estime que je n’ai pas trop de risques de dire des bêtises. Mais rien n’est jamais sûr. J’imagine que pour un historien ce que je dis là peut paraître un peu rapide. Je ne suis d’ailleurs pas historien moi-même. Ceci dit, vous avez raison: Contestons, débattons. C'est là aussi une des vertus de ces livres: il ne s'agit pas (que...) d'objets de consommation qu'on achète, qu'on lit et qu'on range. Ces livres-là - les miens et ceux des autres - sont de formidables supports à débats et discussions. Cette étape, qui suit la publication du livre est aussi passionnante que chronophage. Un homme est mort, Rural!, Les Mauvaises Gens, Les Ignorants appellent la discussion. Un beau rôle, pour un livre!

À ce sujet, vous regrettez, dans une interview que vous avez donnée à la sortie de Rural ! en 2001, de ne pas avoir eu de formation de journaliste pour réaliser ce livre. Pourquoi ce regret ?

J’imaginais alors que j’aurais été alors plus efficace. Rural ! est mon premier travail dans ce domaine. Je ne savais pas comment recueillir les informations, ni faire le tri. J’allais voir une personne qui me disait d’aller voir telle autre personne qui elle-même m’envoyait voir encore une autre personne… Je me suis retrouvé face à un excès d’informations. Il faut comprendre comment ne pas s’égarer tout en demeurant ouvert aux pistes nouvelles et imprévues. Je me suis débrouillé de façon totalement improvisée et empirique. Avec le temps, j’ai établi ma propre démarche. Je ne sais pas si j’avais réellement besoin d’une formation de journaliste. En apprenant seul, j’ai probablement échappé à des configurations imposées, mais je me suis heurté à mes propres limites en permanence … Quoi qu'il en soit, douze ans après, c'est un regret que je n'éprouve plus.

Vous avez progressivement bâti une méthodologie de travail en particulier pour recueillir de l’information sur le terrain. Comment procédez-vous ?

J’ai toujours sur moi un carnet et un appareil photo, mais je les sors le moins possible, notamment quand les gens parlent. Donc je sélectionne mentalement les choses qui me semblent intéressantes. Parfois, je les note sur le moment quand je sens que c’est important ou quand la discussion s’éternise, je fais des pauses pour prendre des notes. De même avec l’appareil photo. Je limite l’interface technique au minimum.
Mais parfois je n’ai même pas la possibilité de me servir de quoi que ce soit. Pour Les Ignorants, j’étais dans la vigne à tailler ou à piocher avec Richard. On discutait en travaillant. Je sélectionnais tout de suite des passages pour ensuite réussir à synthétiser la discussion en quelques cases le soir en arrivant à l’atelier. Bon, pour certains objets compliqués, certains gestes précis, difficiles à dessiner, je faisais une photo aide-mémoire.

Faites-vous seulement des croquis en atelier ? On vous voit pourtant dans Rural ! dessiner dans un tracteur.

J’en fais dans certains moments d’actions, mais pas lorsqu’on discute autour d’une table. Quand les gens sont en train de travailler par exemple. Mais je dessine finalement assez peu sur place. J’ai pas mal de croquis de Rural !, mais sur Les Ignorants, je n’ai fait que du croquis de sauvegarde. En revanche, j’ai fait beaucoup de photos et pris beaucoup de notes.
Parfois, j’intègre ces croquis dans le récit. Dans Rural !, lorsque je suis avec Étienne Cesbron dans le tracteur, les cahots déforment les traits. En plus du côté comique du résultat, je trouve que le dessin en lui-même amène des informations sur son contexte de réalisation.
Mais pour ce qui est du dessin final, je travaille sur la table à dessin. Le plus tôt possible, car plus les choses sont fraîches plus on a de précisions. Les carnets et les photos accumulées, ne sont en général que ma matière première.

Vous ne faites jamais d’enregistrement audio ?

Non jamais. Ça ne m’a pas manqué pour l’instant.

Et comment travaillez-vous sur les scènes auxquelles vous n’avez pas assisté, soit parce qu’elles sont historiques, soit parce qu’on vous les raconte a posteriori.

Je me sens moins à l’aise sur ce point. Il y a forcément une part de recréation. On est obligé de reconfigurer les événements ou de mettre en scène de façon la plus précise possible ce qu’on nous raconte. C’est vraiment du documentaire, au sens strict. Pour prendre l’exemple d’Un homme est mort, qui se passe 15 ans avant ma naissance. Tout est extrêmement documenté que ce soit sur le dessin ou l’histoire. Tout est "vrai". Les gens comme les lieux mis en scène existent ou ont existé. Mais on n’y était pas donc on est obligé de réinterpréter les documents ou les témoignages qui nous les font connaître. La limite avec la fiction est donc ténue. On a dû, par exemple, animer certains personnages que l’on voyait sur les photos, comme on anime des personnages de fiction

 

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