Une somme ambitieuse qui marque l'aboutissement d'une carrière.  

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2012 restera vraisemblablement dans l'histoire de la gauche, tout comme elle marquera son historiographie grâce au dernier livre de Jacques Julliard, historien, essayiste et journaliste : Les Gauches françaises. 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire. Cette somme ambitieuse est l'aboutissement d'une carrière déjà longue, consacrée à l'histoire politique, mais aussi marquée par un engagement au sein de la "deuxième gauche", via, entre autres, le syndicalisme. Cette histoire des gauches n'est cependant pas une première tentative. Il suffit de citer La gauche en France depuis 1900 de Jean Touchard   , moins ambitieux dans la périodisation et centré sur les partis, ou l'ouvrage collectif plus récent dirigé par Jean-Jacques Becker et Gilles Candar   . Toutefois, devant une telle entreprise, c'est bien sûr celle de René Rémond, qui s'intéressait aux droites, qui vient tout de suite à l'esprit, puisque Julliard s'essaie aussi à dresser une typologie des familles en présence   .

Les quelques 885 pages (hors bibliographie et index) que comptent cet ouvrage, et sa richesse conséquente, font de ce compte rendu un exercice particulièrement limité et le rédacteur espère que ce bref aperçu donnera au lecteur l'envie d'aller se faire une opinion par lui-même.

Qu'est-ce que la gauche ?

D’emblée, la tâche n'est pas aisée pour Jacques Julliard, puisqu'il convient de définir la gauche, objet aux contours fluctuant au gré des querelles politiques, alors même que la pertinence d'une distinction droite-gauche est aujourd'hui remise en cause. Cette division est-elle une exception française en passe de disparaître ? Non, annonce Julliard, même si elle est d'abord française, elle sert encore de structure au jeu politique dans de nombreux pays (Etats-Unis, Grande-Bretagne). Une fois cette donnée posée, qu'est-ce que la gauche ? Pour Julliard, elle repose encore aujourd'hui sur trois piliers : "la rencontre de deux grandes idées, l'idée de progrès, l'idée de justice"   , l'individualisme comme sous-bassement de l'idée d'égalité et la démocratie comprise comme la souveraineté du peuple. Elle est ainsi le "Parti du progrès, parti de l'individu, parti du peuple"   , sans qu'une façon de l'envisager soit exclusive des autres. En plus de cela, Julliard voit dans les relations entre le peuple et la bourgeoisie un facteur explicatif puissant de l'histoire de la gauche : "Il existe à cet égard, en termes de relation peuple-bourgeoisie, un étrange chiasme franco-allemand. En Allemagne, les ouvriers ont été depuis Bismarck socialement intégrés, mais sont restés politiquement tenus à l'écart. En France, c'est exactement l'inverse : ils ont été politiquement intégrés et socialement tenus à l'écart. On ne saurait donc comprendre les étranges figures de ballet dont l'ensemble constitue l'histoire de la gauche si l'on néglige la tension permanente entre son unité politique et sa diversité sociale."  

Son histoire commence donc avec les Lumières   , qui ne sont pas de gauche, mais dont cette dernière se réclame. Julliard adopte une démarche chronologique, puisque l'histoire de la gauche serait aussi celle de sa confrontation avec la droite, dont les buts de guerre seraient définis au cours du conflit. Cette histoire n'est pas linéaire pour autant, Julliard se focalisant sur les grands « moments » de son histoire. Seule la période après 1945 fait l'objet d'un traitement à part, le flou l'entourant étant à l'origine des interrogations actuelles sur l'avenir de la gauche.

Les riches heures des gauches

L'approche chronologique se traduit donc par la mise en lumière de "moments", périodes structurantes de l'histoire des gauches, qui conduisent à remodeler son identité ou à la doter de nouveaux attributs. La gauche débute, ou plutôt selon Julliard, fait débuter son histoire   au "moment philosophique", c'est-à-dire au Siècle des Lumières. Parmi les grands esprits de l'époque, l'auteur considère Condorcet comme le "père fondateur de la République, d'une République dont l'idéal s'identifie avec ce qu'aujourd'hui nous nommons communément la gauche."   Cet idéal a en son centre la notion de progrès, à la fois matériel et moral, diffusé par l'instruction et l'éducation, dans l'optique d'une abolition des inégalités. En outre, trois composantes du socialisme français, qui perdurent depuis, trouvent leurs racines dans les Lumières : "la critique virulente de la propriété et la haine de l'argent, l'idéal d'une réorganisation égalitaire de la société et le rôle prépondérant de l’État pour y parvenir."   Le goût de l'utopie et de l'unité de la gauche française date aussi de cette période. Enfin, c'est à cette époque qu'il faut faire remonter les "origines anticléricales de la gauche française"   , qui seront un facteur d'unité non négligeable pour ce camp tout au long de son histoire.

Le "moment fondateur" de la "Révolution française" est moins à l'origine de la création de la division gauche-droite, que d'une fracture qui rendra à terme ce bipartisme inévitable. A ses origines, cette partition est parlementaire et met du temps à passer dans le vocabulaire du peuple. Pour Julliard, c'est loin d'être étonnant puisque "la Révolution a vécu sous un tripartisme de fait."   Pour la gauche, cette période lui permet de se doter d'une doctrine (pratique) qui s'articule autour des droits de l'homme, de la République, de la neutralité religieuse et de l'instruction publique. La gauche n'en est pas pour autant unanime et est, dès ce moment, plurielle    : "La Révolution, c'est donc à la fois la naissance de la gauche et le germe de ses divisions ultérieures."   Plus fondamentalement, la gauche devient alors le "parti de la Révolution", alors que la droite en est réduite à se définir négativement, ou pour le dire de façon lapidaire : "La gauche est la gauche ; la droite est une non-gauche."  

De la Révolution, Julliard passe sans transition à la monarchie censitaire, sans évoquer le Premier Empire et le bonapartisme en général, ce qui peut sembler discutable compte tenu des origines jacobines de Napoléon. Pour l'auteur, la monarchie censitaire est le "moment libéral" de l'histoire des gauches, à travers l'expansion de la presse, rouage indispensable à la vie démocratique. Trois forces nouvelles font leur apparition avec la Monarchie de Juillet : "les républicains, les socialistes, la classe ouvrière."   1830 coïncide ainsi avec le tournant du socialisme "utopique" (Marx) : "la gauche se convertit à des valeurs collectives."   et non collectivistes, après avoir été le chantre de la liberté et de l'individualisme. "Entre 1815 et 1830, le mot qui résume le mieux l'esprit de la période est assurément celui d'opinion. Entre 1830 et 1848, ils sont deux à se partager la vedette : celui d'organisation, celui d'association."   , avec pour hérauts respectifs Saint-Simon et Charles Fourier, l’homme de la synthèse étant Louis Blanc, qui jouera un rôle actif dans la période suivante.

A partir de 1848 et jusqu'en 1898, commence le "moment républicain" où "désormais gauche et république vont coïncider."   , même si c'est aussi le début de la fin de l'unité de la gauche. Le politique unit, les questions sociales divisent. Encore une fois, Julliard saute directement de la Deuxième République à la Commune, occultant la seconde expérience bonapartiste, même si elle fut l’œuvre de l'auteur de De l'extinction du paupérisme. La Commune est pour Julliard une parenthèse, à la fois "modèle et contre-modèle" dans l'histoire de la gauche. Mais la Commune soulève aussi son enthousiasme personnel comme ce passage en témoigne avec éloquence : "Pour nous qui faisons ici profession d'étudier la gauche française telle qu'elle fut, et non telle qu'elle aurait pu être, qu'il nous soit permis d'abandonner un instant la tenue de service de l'historien, celle de la neutralité axiologique, et de l'affirmer hautement : la seule contrepartie à plus de deux siècles de mensonge et d'illusion – à savoir le décalage immense entre l'idéalité nouméale de la gauche et sa réalité phénoménale -, ce sont les soixante jours de la Commune de Paris !"   Après la Commune, qui élit l’assemblée représentative la plus "prolétarienne" que le pays ait connu jusqu'à aujourd'hui, le parti républicain arrive au pouvoir en se présentant comme celui de la paix mais aussi du conservatisme social : la Troisième République se fonde alors sur l'inclusion politique des ouvriers mais leur exclusion sociale. Elle n'en est pas moins une idée de gauche, qui malgré son caractère représentatif est donc in fine aristocratique   , se nourrit d'une philosophie synthèse de l'héritage des Lumières et de celui du positivisme. La Troisième installe la liberté : ce sera la République de l'opinion, de la presse et bien-sûr de l'instruction. Institutionnellement, cette période marque le rejet par la gauche des fortes personnalités (Gambetta, Ferry) et sa préférence logique pour le parlementarisme. À la fin du XIXe siècle, le paysage de la gauche s'installe définitivement.

Le moment radical (1898-1914), qui succède au républicain, est caractérisé par l'engagement des intellectuels (plus que de la gauche) dans l'affaire Dreyfus, le conflit consécutif avec l'Eglise et le développement du socialisme et du syndicalisme-révolutionnaire. 1905 marque ainsi la fin de l'unité de la gauche à cause de la naissance du socialisme. La cohésion de ce dernier ne fera pas long feu, puisque la période suivante (Le Grand schisme : 1920-1939), qui débute avec le congrès de Tours, donne naissance aux communistes et aux socialistes. À la suite de ce schisme, la collaboration au sein de la gauche n'est plus possible, comme en témoigne l'expérience malheureuse du Cartel des gauches (1924-1926). Cette incapacité à agir en commun cesse avec le Front Populaire, "moment exceptionnel" dans l'histoire de la gauche, vu par Julliard comme l'"apogée de la civilisation ouvrière en France   , avec des intellectuels jouant le rôle de ciment inter-classe au sein de cette alliance entre les bourgeois et le peuple.

Les quatre familles de la gauche

Julliard arrête temporairement son récit en 1940, pour présenter les quatre gauches présentes dans le paysage politique français : la gauche libérale, la gauche jacobine, la gauche collectiviste et la gauche libertaire.   Ces gauches sont des familles et non des partis. Les premières relèvent du temps long et ne coïncident pas nécessairement avec les seconds, qui sont des organisations. Ainsi, le parti radical est à la fois jacobin et libéral. À ces partis et familles, il faut ajouter le paramètre des "cultures", qui relèvent aussi du temps long mais sont transversales à la division gauche-droite. Elles s'expriment le plus souvent sous le forme de couples antinomiques (centralisation/décentralisation, nationalisme/internationalisme, etc.). Julliard recommande ainsi l'utilisation de ces trois dimensions pour analyser l'histoire de la gauche et présente plus en profondeur ces quatre familles.

La gauche libérale, la plus proche de la droite, repose sur une croyance en l'économie de marché, en la distinction entre société civile et État et à la séparation des pouvoirs. Par rapport à son cousin de droite, la gauche libérale se différencie en prônant son attachement à la République, à la laïcité et donne la priorité aux "libertés-créances" sur les "libertés-garanties". Plus généralement, le libéral de gauche ne se préoccupe pas que de libertés, mais aussi d'égalité.

De son côté, la gauche jacobine rassemble des rousseauistes, fossoyeurs de Rousseau. Elle s'affirme pour le peuple en principe tout en lui retirant le pouvoir des mains en pratique. Toutefois, il ne faudrait pas réduire, comme cela est le cas actuellement, la gauche jacobine au couple centralisation administrative/souveraineté nationale. A ces débuts, elle est marqué par le projet d'un homme nouveau qui passe par un Etat pédagogique. La gauche jacobine illustre en effet la "croyance quasi mystique dans la toute-puissance de la politique […] [comme] religion cachée de la gauche".  

La gauche collectiviste, qui regroupe ainsi socialisme et communisme, est à relier à l'utopie, à l'idée d'organisation et au prolétariat. Son histoire s'écrit sous le sceau d'un paradoxe : révolutionnaire en rhétorique, elle gouverne le plus souvent avec la bourgeoisie (et avec un leader issu de cette classe).

La gauche libertaire n'a pas de réelle traduction organisée et pour cause, puisqu'elle épouse la philosophie de la liberté contre celle de l'autorité. Formalisée par la pensée de Proudhon, elle sera portée par l'anarcho-syndicalisme au tournant des deux précédents siècles.

A partir de cette typologie, Julliard traque "l'homologie structurelle entre la droite et la gauche"   et avance des ensembles gauche-droite comme celui formé par le jacobinisme et le bonapartisme. Sa grille de lecture lui permet d'analyser les différentes combinaisons de gouvernement adoptées par la gauche dans le cadre du système parlementaire (union des gauches, "gauche tranquille", conjonction des centres).

Où va la gauche ?

Julliard reprend son récit en 1945, qui marque la fin de la synthèse jaurésienne entre réforme et révolution, et ouvre une période paradoxale, où électoralement la gauche domine mais peine à gouverner à cause de la dualité entre parti communiste et les partis qui incarnent le socialisme. Si mai 68 démontre que la gauche peut exister en dehors des partis, l'expérience Mitterrand installe le parti socialiste comme un parti de gouvernement, avec les effets pervers qui en découlent. Julliard continue jusqu'à l'élection de François Hollande son récit, alors que le PS est devenu le parti des "classes moyennes salariées" et que le précédent dispose de faibles marges de manœuvre pour mettre en place "une social-démocratie de troisième génération"  

La conclusion qui clôt sa démonstration est particulièrement intéressante pour comprendre la situation actuelle. Julliard revient alors sur l'affaiblissement du clivage gauche-droite alors que paradoxalement notre vie politique n'a jamais aussi été bipolarisée, sur la crise de l'idée de progrès dont témoigne l'écologie ("Pour la première fois, un parti qui se réclame de la conservation et non du progrès, comme le Parti écologiste, est admis à part entière au sein de la gauche."   ) et sur la perte d'un "agent historique" : la classe ouvrière. Pour Julliard, la gauche doit aller "vers un nouveau logiciel", prenant en compte les changements intervenus depuis 1945 (libéralisme moral, ingérence humanitaire, défi de l'environnement et retour du capitalisme prédateur). La gauche "est redevenue le parti de l'individu"   , avance Julliard dans les derniers pages de son livre, elle se doit d'être réflexive sur ses échecs, de redonner une idée du Mal mais aussi de l'homme, de la société. Elle ne peut s'épargner cette réflexion sans risquer de sombrer dans les prédictions tocquevillienne du despotisme démocratique. Une des clés n'est autre que la participation (la "démocratie du public " de Bernard Manin) : "Une course de vitesse est en effet engagée aujourd'hui dans la plupart des sociétés entre l'indifférence des citoyens et leur besoin de participer. "   et la gauche ne peut se permettre de ne pas y répondre.

Tout au long de son histoire des gauches, Julliard se livre à l'exercice des portraits croisés entre deux figures historiques, qui incarnent chacun une certaine gauche : de Rousseau/Voltaire à Mitterrand/Mendès France en passant par Gambetta/Ferry. Dans ces passages, comme dans le reste du livre, Julliard fait montre de ses talents stylistiques, de son sens de la formule et de son érudition, à la fois historique, littéraire et philosophique. Le lecteur ne partagera pas nécessairement toutes ses analyses, mais la richesse de cet ouvrage, qui aurait presque mérité d'être édité en deux volumes, est indéniable. Cette histoire aurait-elle été possible sans l'engagement de l'auteur au sein de la gauche ? Après 1945, et même avant, les préférences de l'auteur affleurent parfois sans qu'elles ne viennent à dominer l'ouvrage. Julliard a réussi son pari de ne pas "transformer [ses] préférences en préjugés."   Les Gauches françaises est ainsi à la fois une histoire politique, culturelle et intellectuelle, mais c'est aussi et surtout une Histoire de France.

En accompagnement des Gauches françaises, Flammarion publie La Gauche par les textes 1762-2012, une anthologie de textes illustrant et prolongeant le propos de l'ouvrage de Jacques Julliard. Les extraits ont été sélectionnés par Jacques Julliard et Grégoire Franconie

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- ""Le Programme commun, 40 ans après", la recension de l'ouvrage L'union sans unité. Le programme commun de la gauche de Danielle Tartakowsky et Alain Bergounioux (dir.), par Damien Augias
- "A la recherche du socialisme", la recension des ouvrages Socialisme : la fin d'une histoire de Jérôme Grondeux et Le socialisme à l'épreuve du capitalisme de Daniel Cohen et Alain Bergounioux (dir.), par Damien Augias