En quatre séquences, le journaliste Philippe Petit organise un dialogue presque serein entre des philosophes, Alain Badiou et Jean-Claude Milner, qui ne cessent de polémiquer entre eux.  

Le lecteur le sentira d’emblée, cette entreprise consistant à placer en face à face deux "maîtres" de philosophie contemporaine, sous le prétexte de leurs querelles (réelles et non indifférentes), prend un double risque. Celui de ne pas intéresser les lecteurs qui n’ont jamais suivi lesdites querelles, et celui de muer des philosophes en valeur pour notre temps. Evidemment, le rôle de médiateur, ici assumé par Philippe Petit, n’est pas simple non plus, lui qui doit savoir intervenir au bon moment dans le déroulement des échanges.

Imaginez-vous donc Alain Badiou et Jean-Claude Milner assis face à face dans un restaurant près de Notre-Dame, et le journaliste entre eux deux. De déjeuner en déjeuner les thèmes des rencontres sont précisés. Surtout, le contact est renoué, ainsi que le précise Ph. Petit, contact interrompu depuis 1992, lorsque Badiou publie une sévère critique du livre de Milner (Constat). Les deux philosophes se connaissent cependant depuis les années 1966, au moins, Milner ayant alors fondé les Cahiers pour l’analyse, à l’ENS, auxquels Badiou s’était intéressé. Des discordes se font jour et en quelque sorte, la polémique entre eux est presque originaire à leurs relations.

Reprise de dialogue donc, Ph. Petit ne détestant pas se présenter dans le rôle de celui qui organise la rencontre et la conciliation des divergences, se posant à la fois comme pôle "neutre" et comme instaurateur d’un dispositif qui aurait sans doute permis aussi à Diderot et Rousseau de se réconcilier. Une reprise qui aboutit, selon la préface de l’ouvrage, à ce que les deux protagonistes "se sont mis, en quelque sorte, d’accord sur leur désaccord, et n’ont pas craint de s’accorder sur le reste". Quoi qu’il en soit des circonstances, chacun peut revenir sur les références historiques grâce à Internet, la discussion tourne autour d’un point central : la politique et l’émancipation, c’est-à-dire la conception de la politique, dans la mesure où elle engage quelque chose qui pourrait s’appeler "émancipation", entreprise défendue par Badiou mais récusée par Milner. Certes, nous vivons une crise de la politique classique, et cette crise, comme il est bien précisé, englobe la forme moderne de la politique classique sous la forme représentative, parlementaire, multi-partisane, mais aussi l’ensemble des formes de représentation de la politique révolutionnaire, sous la figure du Parti et de ses membres. En un mot, ce qui est en question, et c’est tout de même un trait de l’époque plus que de ces deux penseurs, c’est le principe fondamental selon lequel les forces sociales doivent être politiquement concentrées dans des figures organisées, dont l’enjeu ultime est de se rendre maîtres de l’appareil d’Etat. Cette conception, chacun le sait, fut unanimement partagée. Mais ce dispositif est désormais en crise. Au cœur de ce dispositif, par ailleurs, se trouve l’hypothèse communiste dont les deux auteurs ne partagent ni la même formulation, ni la même conséquence, compte tenu à la fois de son histoire propre et des espoirs de l’un et de l’autre.

Sur ce plan, d’autre part, Badiou a parfaitement raison de remarquer que les deux protagonistes du débat sont entrés dans le maoïsme, en 1968, mais n’y sont pas entrés de la même manière. Ils y sont entrés de manière opposée et avec des choix organisationnels opposés. Et ils y sont entrés avec des appréciations opposées autour de la personne de Benny Lévy, dont les lecteurs peuvent aisément consulter les oeuvres et sur lequel Internet, encore, offre de nombreuses ressources. Pourquoi cette référence ? Parce que B. Lévy s’est rallié au maoïsme, à l’époque de la Révolution culturelle, mais l’a abandonné ensuite, en récusant toute perspective concernant l’action révolutionnaire organisée, puis la politique pour retourner à la religion. La question centrale se formule alors ainsi : "Quelle doit être l’organisation politique dans telle ou telle circonstance" (remarque de Milner). Et l’un de répondre par le pragmatisme, l’autre par le maintien de l’horizon du parti, tout en précisant cependant : "Il n’y a pas aujourd’hui de théorie universellement acceptable ou légitime de ce qu’est une organisation politique visant l’émancipation de l’humanité ou, pour être plus précis, orientée par l’Idée communiste". C’est à partir de ce point que les deux philosophes s’attardent sur notre époque et son scepticisme généralisé concernant la politique. La politique n’est plus considérée comme une pensée de nos jours.

Alors Badiou ne se fait pas faute de remarquer que "ce que l’on découvre alors, c’est que la scepticisme est en réalité l’idéologie qui requiert la perpétuation de nos Etats". Il est tout à fait important d’insister sur ce point. Chacun sait que le bilan sceptique de notre temps conduit à un ralliement pragmatique à la situation telle qu’elle est. Et Badiou de faire de l’humour bien venu : "Je dirais même : à la satisfaction qu’on trouve, dans cette situation, à ne pas avoir à lever le petite doigt pour une idée". Disons plus précisément que le scepticisme, c’est "aussi la possibilité béate, et même la justification suprême, de ne s’occuper que de soi-même, puisque rien ne peut changer le monde tel qu’il est".

Enfin, la discussion devait porter aussi sur l’idée même de révolution, dans son rapport à la politique. Elle débouche sur ce point assez rapidement. Quelques pages sont donc consacrées à ce thème, rappelant comment le paradigme de la Révolution française conduit les discours sur ce plan. Mais simultanément, il fallait aussi s’inquiéter de la manière de jauger désormais l’idée même de révolution à l’aune de la violence, dont le scepticisme contemporain se fait un véritable dégoût. Mais le dialogue recadre les choses, puisqu’il met en avant les questions centrales à partir desquelles seulement on peut juger la violence, à savoir : à quoi a-t-on affaire du point de vue de la politique ? Qu’est-ce qui est visé comme résultat ? De quel type de transformation de la société s’agit-il ?

Autour de ces questions des pages essentielles tissent des pensées qui mériteraient d’être développées. A charge pour le lecteur de revenir sur les ouvrages des auteurs. Citons quelques thématiques effeuillées dans ces pages : celle du droit et de la politique, celle du Tribunal pénal international (et de la relation structurelle avec le tribunal de Nuremberg), celle des rapports entre la politique et la mathématiques (autour de laquelle le dialogue aurait pu être plus approfondi), celle de l’infini (justement abordée après la précédente), ...

Autour de cette question de l’infini, par exemple, le partage entre les deux philosophes est non moins conséquent que dans les autres cas. Elle détermine en tout cas, dans l’ouvrage, tout un réseau de discussions centrales. En l’occurrence, la nécessité ou non de lier l’infini à l’Un (version théologique, si l’on veut), la possibilité le penser une multiplicité d’infinis, enfin le lien entre l’infini et les mathématiques, ici incontournable, s’il l’est surtout depuis la naissance de la physique moderne. Ajoutons que les auteurs retrouvent la même densité de débat dès lors qu’il s’agit de la question de l’universel, elle aussi abordée quelques pages plus loin. Comment ne pas relever la divergence qui fait de l’universel tantôt une simple quantification universelle, tantôt une construction ou une procédure qui se dispose dans une situation ou un monde particuliers.

Et le débat de rebondir ainsi, dans sa logique propre, d’une thématique à une autre en une sorte de grand jeu d’emboitement, parfaitement bien maîtrisé par les protagonistes. Il est tout à fait légitime de déboucher, après la discussion sur l’universel, sur la question du nom juif. Dans quelle mesure l’universel peut lui être noué et par quel biais. Quelle est d’ailleurs la singularité du nom juif ? Et c’est Badiou qui, sans doute, démonte le mieux les mécanismes d’enchainement qui méritent qu’on s’y arrête : la totalité n’existe pas, montre-t-il. Elle est l’impossible propre de la multiplicité comme telle. L’être, d’autre part, n’est pas lié à l’Un, puisque, pour lui, le tissu ontologique est la multiplicité sans Un.

La dernière partie de l’ouvrage, "de la gauche, de la droite et de la France en général" est plus conjoncturelle. Si elle ouvre sur notre "demain", elle porte en elle moins de précision conceptuelle. Elle est suivie par des annexes, assez curieuses, qui tiennent à quelque chose se situant entre la volonté de s’imposer à l’autre et le débordement du débat. Mais, c’était sans doute aussi une manière de calmer les esprits, de leur permettre de se confronter après avoir posé, chacun, ses thèses en dehors du débat même 

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- "Omega can't die", la recension de l'ouvrage Le fini et l'infini d'Alain Badiou par Nicolas Pain
- "Les habits neufs de l’idée communiste", la recension de l'ouvrage L'idée du communisme, conférence de Londres 2009 de Alain Badiou et Slavoj Zizek par Emmanuel Landolt
- "Le Jadis, le Naguère et le Maintenant", recension de l'ouvrage Petit Panthéon portatif d'Alain Badiou par Jean-Baptiste Fournier