Champollion du neuvième art, Thierry Groensteen analyse les différentes composantes de la bande dessinée actuelle dans un nouvel essai de narratologie.

Il y a douze ans déjà   , Groensteen étudiait l’ellipse, ressort sur lequel s’articulent les cases à l’intérieur de la page, pour former un livre. L’ellipse est au neuvième art ce que le vide est à Lao-Tseu, elle permet de trouver la voie. Dans l’essai présent, une première phase explore les dernières tendances de la bande dessinée, tandis qu’une seconde en dévoile les modalités de fonctionnement. La mise en bouche est des plus subtiles avec l’abord de la bande dessinée abstraite.

 

L’infranarrativité

En 2009, Andrei Molotiu dirige Abstracts Comics, anthologie d’une bande dessinée abstraite qui ne comporte pas de bulles et nous montre des formes organisées sur un cadre page, lequel se construit de vignettes formant un ensemble sérié. Cette série transforme la page en planche. Appréhendé selon le principe de lecture habituel, le récit se fait conceptuel. Si le lecteur n’utilise pas ce vecteur, il perçoit les formes sans pour autant concevoir la séquence. Bref, seule subsiste l’imagination.

 

La nouvelle bande dessinée

Plus abordable, elle déroute cependant le lecteur du traditionnel 48 CC   . En effet, autrefois autodidactes, nombreux sont les jeunes auteurs passés par des écoles spécialisées. Groensteen explique comment cette génération utilise la mise en page (le montré) en délaissant la simple action pour jouer avec des registres plus subjectifs (rêve, émotion), en recourant à la métaphore ou l’allégorie, voire à des procédés graphiques s’affranchissant de la case.  Les terres creusées de Nicolas Roudier illustre cela avec poésie.

 

Les inédits
Dans ce nouvel essai, Groensteen s’intéresse aux albums jeunesse, dont la présentation classique propose la page de texte à gauche (en "fausse page") et la "belle page" à droite, et pour lesquels, nous rappelle-t-il, seule importe la composition entre les deux pages. Des mangas, il analyse avec finesse ce qu’il nomme l’effet podium, apparu en 1958 dans un shojo manga    . Sur la page étudiée, par devant les cases, un personnage au premier plan dans toute sa hauteur semble vouloir quitter la planche pour retrouver la lectrice, dans une "rhétorique de l’émotion".

Il interroge la bande dessinée numérique, toujours bande dessinée ? Quel rapport sans l’objet-livre ? Surtout, en quoi la technique du "montage" de cases sur ordinateur (ex : Bilal) diffère-t-elle de la mise en page. Est-ce la fin de la planche originale ? Quid du patrimoine graphique sur support informatique ? De même, il sonde le rapport entre neuvième art et art "contemporain". En 1990, au cours d’une première, le Moma confronte les deux dans une exposition à l’intitulé explicite, High & Low pour art majeur et art mineur. Cette dernière brillera surtout par l’absence de Spiegelman   pourtant figure de proue de l’avant-garde ‘contemporaine’ nord américaine.

 

Éloge du gaufrier

Par gaufrier, on désigne l’agencement d’une page, c’est-à-dire sa découpe en 3 ou 4 bandes horizontales, chacune étant divisée en 3 ou 4 cases. Il est strict, lorsque la découpe est invariable (ex : 3 bandes x 3 cases), souple lorsqu’une case occupe 2 espaces voire 3 (ex. un bandeau panoramique). Sa densité varie de 9 à 16 cases par page. Groensteen présente ensuite une typologie de la Rhétorique, le "procédé qui plie la forme ou la dimension de la case à l’action qu’elle enferme". Une rhétorique simple comprend un nombre et une hauteur de vignettes déterminés, pour laquelle se posera la seule question de la largeur des vignettes (selon l’action). Une rhétorique élaborée divise une case verticale en plusieurs parties (cas d’un dialogue). L’auteur baptise de ‘nouveau baroque’ une troisième rhétorique, très présente chez l’éditeur Soleil et parfois Delcourt. Caractérisée par un abus d’effet de style, elle " hystérise " la mise en page, sans doute une façon d’échapper à la platitude. Ce ‘nouveau baroque’ est comparé de façon aussi déloyale qu’instructive avec la formule utilisée par Chris Ware (cf. ci-dessous): densité élevée, orthogonalité et régularité étagée du gaufrier dans un effet gigogne où une mosaïque de 4, 6 ou 8 images en constitue une grande. Efficacité.

 

Qui dit quoi ?

Après le cadre, le propos. Groensteen distingue deux nouvelles tendances d’énonciation. Dans la polyphonie, il identifie trois intervenants. Le dessinateur (le mostrateur), lequel propose sa lecture du monde, sa patte. Le récitant ou voice over -différent de la voix off, qui peut-être incarnée par un personnage- n’appartient pas à l’œuvre (ex : Tout à coup !), il se situe en retrait (quelques contributions) ou dans l’interventionnisme (en devenant le narrateur principal). Le narrateur actorialisé est le personnage qui s’accapare l’utilisation des récitatifs à l’intérieur desquels se trouve le "je". Narrateur autour duquel s’articule la mise en page et au service duquel se retrouvent le récitant et le mostrateur. Souvent absent dans la bande dessinée traditionnelle, il revient en force avec l’autobiographie dessinée.

L’autre nouveauté tient dans la polygraphie, auparavant inconcevable dans la classique franco-belge. Dorénavant, la rupture graphique -changement de style- durant un récit tend à se banaliser. Cette figure permet de nouvelles rhétoriques, dans lesquelles l’auteur investit de l’émotion. Fabrice Neaud utilise ces transformations comme preuve tangible de ses humeurs dans son Journal. Plus récemment, l’Astérios Polyp de David Mazuchelli différencie les deux principaux personnages par leur représentation graphique. Il redouble cet effet par l’attribution de couleurs distinctes illustrant les tempéraments respectifs. Une fois tous les éléments réunis, il ne manque plus que le mouvement.

 

Les rythmes de la bande dessinée

Bien que ressenti de façon différente par chacun, il existe certaines mesures communes. Nous avons vu comment la mise en page rhétorique passe par une adaptation des cases à l’histoire, le premier rythme est donc la pulsation, fondée sur le nombre de vignettes et leur taille. Par exemple, le gaufrier s’accorde bien avec un élément de récit reposant sur la répétition (un personnage, un décor) autour duquel se déroule l’action : l’effet sériel. L’alternance chromatique (utilisation prononcée d’une couleur) ou la progressivité (mouvement décomposé ou zoom, sur plusieurs vignettes) permettent d’imprimer la cadence, sans oublier la quantité de texte proposée. Ware, en accord logique avec sa rhétorique et son rythme singuliers, donne l’impression de pouvoir dessiner l’ellipse.

 

Pour cet ouvrage, dans lequel on décèle en creux la prépondérance actuelle des indépendants nord américains, justifiée par une contribution féconde au médium (Spiegelman, Ware ou Mazuchelli), la qualité de l’analyse n’a d’égale que sa pertinence. Tout en distillant sa prose croustillante, Thierry Groensteen nous entraîne une fois de plus au-delà de la bande