Le livre connaît sa plus grande révolution depuis Gutenberg. Engendrant passions, bouleversements et modifications imminentes. Où en est-on en France et plus largement en Europe, face aux géants anticipateurs prêts à s’accaparer le marché ? Plus important encore, qu’en pense-t-on réellement ?

Afnor, agrégateur, ASCII, codage de caractères. Voici les quatre premiers mots de la "novlangue" du livre numérique, annexe qui accompagne le débat des acteurs convoqués pour réfléchir à la révolution battante du monde de l’édition, du livre et de sa consommation. Les initiés sourient, ces mots sont part de leur vocabulaire quotidien, les intéressés seront fiers d’en connaître un certain nombre. D’autres, moins alertes de la révolution en marche, y verront une bible version poche des termes essentiels à maîtriser, pour qui veut comprendre et réagir face à ce qui va bouleverser – on le sait depuis des années maintenant- le paysage livresque. La révolution du livre numérique nous dresse un portrait de la situation.

Professionnels et spécialistes de la question ont été sollicités pour livrer leur vision, leur anticipation et surtout leurs solutions face à l’émergence du livre numérique. Marc Tessier, Bruno Racine, Jean-Noël Jeanneney, François Samuelson, Bernard Fixot et Teresa Cremisi s’expriment et décrivent leurs opinions, sur toutes sortes de thèmes se rattachant à cette actualité.

Ainsi, que penser de Google ? Partenaire potentiel, ennemi juré, pieuvre capitaliste ? Le géant déclenche les passions et les interrogations. Bruno Racine et Jean-Noël Jeanneney incarnent à eux deux l’ambiguïté d’une situation complexe : directeurs de la BNF, le premier à sa tête actuellement, le second de 2002 à 2007. Ils témoignent chacun d’une volonté de faire de la numérisation un atout pour le patrimoine, pour la démocratisation de la culture mais présentent des différences quant à leur préférence pour sa réalisation. Le premier est favorable à "un partenariat équilibré" avec Google, le second prône une riposte au moteur californien, perçu comme un ogre prêt à dévorer le monde, ses concurrents et tout ce qui lui résiste. 

Alors, une plate-forme unique européenne qui contrerait le géant ? La question est aussi abordée. Complexe, difficile (mais pas impossible) à mettre en place, elle nécessiterait la cohésion des éditeurs et une politique commune. Les arguments développés par les deux hommes sont chacun forts et invitent à une réaction de tous les acteurs de la chaîne du livre.

Les tensions se sentent tout au long de l’ouvrage : le numérique, vu autant comme un atout qu’un danger pour la profession, suscite des réactions diverses. A un Bernard Fixot qui conclut que "Pour l’heure, il n’y a rien de mieux, technologiquement, que le livre de poche !" (p.187), le Conseil d’analyse de la société développe un pessimisme qui vient contrer par moments l’enthousiasme du premier, ainsi que de Teresa Cremisi. Si ces deux grands professionnels ont une vision intelligente, éclairée et avertie des changements à venir, on ressort néanmoins un peu étonné de la lecture de cet ouvrage : on a le sentiment que bien que conscients, les éditeurs ne sont pas assez impliqués encore dans la bataille à venir pour garder leur place, la développer sur la toile et conserver leurs intérêts. Si le constat est fait de l’urgence qu’il y a à réagir, autant pour protéger les éditeurs que la création, on a en écho des "il faudrait" voire des "il faut" mais les solutions proposées, diverses, parfois recoupées, en sont davantage au stade de concept mal défini que prêtes à être mis en place. De plus, se dressent les problèmes posés par des genres très variés : si la littérature peut sembler plus simple à être offerte sous fichier numérique, qu’en est-il de la bande dessinée ? Le neuvième art est l’objet d’une longue et très intéressante réflexion, aussi bien sur le fond (la bande dessinée numérique peut-elle être considérée comme une création à part entière ou un produit dérivé – qui ainsi bouleverse le droit d’auteur ?) que sur la forme : le numérique peut-il en faire une œuvre profondément différente, à l’instar des mangas japonais lus sur portable où des effets visuels sont déjà intégrés ?

Deux grands absents sont beaucoup évoqués dans l’ouvrage : libraires et auteurs. Les libraires…En effet, face au numérique, leur avenir est-il corrompu ? Les avis s’opposent. Si les boutiques en ligne ont déjà affecté la profession, Jean-Noël Jeanneney fait partie des optimistes qui pensent qu'Internet pourrait faire revivre des fonds oubliés et que l’émergence des Espresso Book Machines (qui impriment en livre papier un fichier numérique) pourraient contribuer à transformer et préserver la profession et en complément de leur qualité de conseiller. Un avis que ne partagent pas tous les acteurs du débat, François Samuelson affirmant qu’ils ont "totalement loupé le coche" (p.138).

 

 

 

En revanche, les auteurs peuvent voir en François Samuelson leur défenseur incarné. Pointant du doigt l’absence constante des auteurs à la table des négociations, cet agent littéraire, qui a fondé l’agence Intertalent, livre une opinion judicieuse. Les auteurs, peu concertés alors qu’ils sont le cœur de la création, doivent voir leurs droits d’auteur protégés et améliorés dans le cadre d’une publication sous forme de fichier numérique. Les coûts étant moindres, il dénonce la "malhonnêteté" (p.125) des éditeurs qui prétendent que les frais sont les mêmes quand leur bénéfice est quasiment double et qu’ils refusent d’augmenter celui de l’auteur. La cession de droits et les vides juridiques sont ici abordés avec synthèse, intelligence et efficacité. Comparant ironiquement le paysage de l’édition française à la sclérose du "Parti communiste de l’Union soviétique à la grande époque", F. Samuelson pense que le numérique pourrait être positif pour les éditeurs à condition qu’ils ne se braquent pas derrière leurs certitudes et leurs acquis.

Il ressort de cet ouvrage un constat certain et déjà connu : oui, Google, Amazon et Apple ont bel et bien pris une longueur d’avance, en raison du manque d’anticipation – et de moyens – des acteurs de la chaîne du livre en France, mais plus largement aussi en Europe. Oui, la polémique autour de la numérisation d’œuvres sous droits d’auteurs par Google semble avoir été un électrochoc majeur invitant l’ensemble de la chaîne à enfin se concerter de manière réelle et concrète autour de l’avenir du livre. D’autant plus que la marche de Google s’accélère et pourrait même atteindre un stade de quasi monopole. Ce schéma pessimiste est certes modéré par la volonté des acteurs, qui peut déboucher sur le meilleur. Dans l’attente, on peut néanmoins observer des pionniers qui se spécialisent exclusivement en numérique, remettant au goût du jour des genres tels que le feuilleton littéraire.

Un euro-optimisme accompagne plusieurs des acteurs du débat, conscients que la guerre du numérique ne fait que commencer. 

Au final, l’ouvrage est instructif, plaisant à lire et dépasse les clivages et opinions de chacun pour laisser le cœur des enjeux être débattu. Il est appréciable de voir que le numérique suscite davantage la curiosité et les idées que la méfiance. On ferme le livre avec en tête de nouvelles perspectives, une compréhension élargie et de quoi alimenter notre réflexion sur la consommation du numérique et, en tant qu’éditeur, de ce qu’on peut en faire