Dans un recueil d’articles passionnants, l’auteur parvient à traiter des sujets délicats comme ceux de l’identité juive ou de la nature profonde du sionisme.

Avec une trentaine de livres à son actif, Pierre Birnbaum est un historien du judaïsme reconnu. Son ouvrage portant sur Les Fous de la République, sous-titré "Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy" (Seuil, 1992), fait depuis longtemps figure de référence dans l’historiographie de la Troisième République. Plus récemment, il s’est intéressé à la période de l’Empire, avec L’Aigle et la Synagogue : Napoléon, les Juifs et l’État (Fayard, 2007). S’appuyant sur ces deux ouvrages et les complétant par des recherches supplémentaires, il a publié entre 2003 et 2009 une dizaine d’articles qui se trouvent à présent réunis dans ce livre, Face au Pouvoir. Comme il l’annonce en ouverture, il entend "en finir une fois pour toutes avec la conception ‘lacrymale’ de l’histoire juive qui ne veut voir que malheur, persécution et tristesse accablant sans cesse les Juifs au cours de leur histoire", une perspective que l’on peut sans peine rapprocher de celle d’Esther Benbassa dans La Souffrance comme identité (Fayard 2007)   .

Comme souvent dans un recueil de textes, certains lecteurs pourront regretter l’absence de transitions entre les chapitres. Il n’y a pas non plus véritablement de texte permettant de saisir l’unité, pourtant bien réelle, de ces écrits : les deux pages d’avant-propos n’y suffisent pas et le texte proposé ‘en guise de conclusion’, intitulé "Autour d’Habermas : l’État-nation et l’Europe après Auschwitz", ne remplit pas non plus vraiment ce rôle. Toutefois, pour aborder ce livre qui n’en demeure pas moins passionnant, on pourra ici évoquer deux thèmes, l’identité juive et le sionisme, avant d’ouvrir le débat autour de quelques points qui méritent discussion.

Des évolutions dans l’identité juive ?

Birnbaum traite tout d’abord la légendaire question de la double allégeance, véritable puits sans fond dans lequel des antisémites trouvent de quoi nourrir leur prose nauséabonde : pour des Juifs religieux, la question qui se pose est "Comment reconnaître la légitimité d’un roi en demeurant fidèle au Roi des Rois ?"   . Alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que Birnbaum s’intéresse à l’abandon de la religion, suite par exemple à la diffusion de l’esprit de la Haskala (les Lumières juives), il préfère s’en tenir essentiellement à la période contemporaine en abordant les identités ‘traits d’union’   . C’est en effet le développement d’identités transnationales qui va rendre les multiples allégeances plus faciles à assumer   . Dans ce cadre, l’Europe a bien sûr son rôle à jouer et l’auteur aborde le sujet par une question qui peut sembler étonnante : "L’Europe contemporaine peut-elle devenir un lieu d’épanouissement de la vie juive, un nouveau ‘pilier’ qui complète les États-Unis et Israël, un continent de cocagne pour les ‘Nouveaux Juifs’ ?"   . Certains lecteurs rétorqueront que la question n’a pas à être posée puisque de facto, l’Europe a permis depuis quelques décennies l’épanouissement d’une vie juive (notamment sur le plan culturel).

Ces ‘Nouveaux Juifs’ auquel Birnbaum fait référence sont ceux qui ont été décrits par Diane Pinto dans les années 1990. L’auteur les évoque ainsi :  "les ‘nouveaux Juifs’, tout à la fois des ‘insiders’ et des ‘outsiders’, revendiqueraient leur identité, serviraient de ‘pont’ vers les autres dans cette Europe multiculturelle où ils connaissent de nos jours une véritable ‘success story’."   . Pour autant, la construction européenne pourrait selon l’auteur mettre en danger l’identité juive puisqu’il écrit : "la conception habermassienne de l’espace public européen qui présuppose le déclin de l’État-nation et le transfert de loyauté vers les instances européennes qui pourraient se transformer en un État fédéral pose de redoutables problèmes aux Juifs, en particulier à ceux qui, comme les Juifs français, sont tellement attachés à la logique de l’État-nation." (pp. 176)). C’est dans cette perspective qu’il aborde la ‘Shoah’   et Birnbaum fait part ainsi d’une hypothèse : "devenue un ‘pont’ entre Juifs et non-Juifs, un peu dans l’esprit d’Habermas, la Shoah connaîtrait une sorte d’inscription européenne."  

C’est sans doute lorsqu’il aborde les périodes plus reculées du passé que le livre de Birnbaum est le plus original. Reprenant son analyse du livre de Ronald Schlechter (Obstinate Hebrews, University of California Press, 2003), Birnbaum écrit à propos des Juifs à l’époque des Lumières que "leur présence en tant que minorité d’importance plus que négligeable, aurait à elle seule rendu possible la théorisation d’un grand nombre de problèmes fondamentaux : opposition entre vie ‘primitive’ et civilisation, agriculture et commerce, fanatisme et tolérance, transparence et masque, nature humaine et perfectibilité des individus, unité de la nation et pluralisme des croyances, etc."   . Ce sont précisément ces aspects essentiels de l’identité juive que l’on retrouve dans le livre de Yuri Slezkine, Le Siècle juif .

Dans le chapitre intitulé "L’empereur et le rabbin", consacré aux révolutions de 1848, Birnbaum met en lumière deux traits importants de l’identité juive, l’attachement au savoir et une forme de sensibilité accrue aux mouvements internationaux et aux injustices (ce qui ne signifie pas que d’autres minorités soient plus dépourvues de cet attachement ou de cette sensibilité !). Il raconte pour cela en détail l’assassinat sordide d’Abraham Kohn, le rabbin de Lemberg (capitale de la Galicie orientale). L’auteur met en lumière l’existence d’une "violence interne à l’histoire juive"   , issue de l’opposition entre le hassidisme et la Haskalah   . Le rabbin Kohn, qui ne cessait de faire l’éloge de la ‘Bildung’ et la ‘Wissenschaft’ (l’éducation et la science) représente selon Birnbaum "la percée jusque là négligée par l’historiographie d’un judaïsme libéral jusque dans les bastions de l’orthodoxie."   . Lorsque la vague révolutionnaire de 1848, née à Paris et amplifiée dans l’espace germanophone, parvient à Lemberg, le rabbin se montre solidaire avec les Polonais contre l’autocratie autrichienne. Rapidement, les rumeurs les plus folles circulent à son sujet. Des Juifs orthodoxes se mettent à lancer des pierres contre son domicile (on imagine une scène analogue à celle décrite par Haim Tabakman dans Tu n’aimeras point) et il est finalement assassiné par empoisonnement à l’arsenic (comme le reste de sa famille). Birnbaum conclut en ces termes : "Aucun doute, on assiste à Lemberg, en cette année 1848, à une connivence surprenante entre les nouvelles autorités autrichiennes conservatrices qui viennent de triompher de la Révolution, et les Juifs orthodoxes opposés, eux aussi, au libéralisme."  

A travers cet exemple, c’est la question de l’engagement ‘juif’ dans la société qui est posée. Dans le premier chapitre de son livre, "De l’Alliance à l’État", Birnbaum s’intéressait déjà aux modalités du vivre ensemble, dans une société où les Juifs sont en minorité mais également dans une société ‘juive’, abordant par là la place de la nation pour l’individu et plus précisément la question du sionisme.

La délicate question du sionisme

L’auteur tient des positions très claires sur ce point : "en termes de théorie politique, un État ne saurait être juif, pas plus que catholique ou musulman, capitaliste ou socialiste, ni même communiste ou fasciste."   . Il regrette donc qu’Israël soit considéré comme un "État juif", et non "l’État des  Juifs" et rappelle à ce propos la Déclaration d’Indépendance d’Israël qui affirme que l’État assure "l’entière égalité sociale et politique de l’ensemble de ses citoyens sans tenir compte de la religion, de la race et du genre"   .

Dans le chapitre 5 de ce livre, écrit au départ en guise de contribution au livre Les intellectuels français et Israël (Éditions de l’Éclat, 2009), Birnbaum nous rappelle les réactions pour le moins réservées de bon nombre d’intellectuels vis à vis du projet de Theodor Herzl. Globalement, si des figures comme André Spire ou Edmond Fleg soutiennent le projet, c’est vraiment du bout des lèvres, le sionisme étant davantage considéré comme une forme de nationalisme pour les Juifs immigrés que pour les "bons Français"   . Le chapitre entièrement consacré aux positions de Durkheim mérite toute l’attention et certains points se révèlent d’une étonnante actualité, lorsque Durkheim est qualifié de "Français d’origine étrangère" par Charles Maurras   . D’aucuns penseront aux propos de Christian Jacob au sujet de Dominique Strauss-Kahn (ce dernier ne représenterait pas "l’image de la France rurale (…), la France des terroirs et des territoires", 14 février 2011). Dans l’entre-deux-guerres, il est intéressant de rappeler, comme le fait Birnbaum, que bon nombre de représentants de l’extrême-droite émaillait leur antisémitisme de propos apparemment sionistes comme "la France aux Français, la Palestine aux Juifs" (Drumont, Céline, Drieu La Rochelle, Rebatet...). Là encore, ces pages de Birnbaum ont des échos dans le temps présent, lorsqu’on sait qu’une bonne partie de l’extrême-droite européenne se réunit en Israël (une délégation de plus de trente parlementaires et responsables européens d’extrême-droite était en visite dans le pays en décembre 2010).

Jamais avide de citations édifiantes, toujours contextualisées, l’auteur nous raconte également comment Raymond Aron, "le Juif déjudaïsé", avait eu une "bouffée de judaïsme" en entendant  Charles de Gaulle décrire en 1967 le peuple juif comme un "peuple d’élite, sûr de lui et dominateur"   .

Quelques points qui mériteraient de plus amples discussions

Birnbaum est historien et les propos qu’il peut tenir sont sur certains points contestables, lorsqu’il s’aventure davantage sur le terrain de la sociologie. Ainsi, son analyse des Juifs qui font leur Alya (‘retour’ en terre d’Israël) pourra sembler lacunaire. Il écrit en se référant à la montée de l’antisémitisme : "Du coup, en 2002, 2556 Juifs français quittent l’Hexagone pour s’établir en Israël (…) [ce qui] témoigne (…) de l’inquiétude qui, pour la première fois depuis la Deuxième Guerre mondiale, se réveille, durant quelques années, et suscite l’angoisse d’un exil réel ou imaginaire." Il ne mentionne toutefois pas le fait que de nombreux Français installés à cette époque en Israël sont déjà revenus en France, souvent avec un amer sentiment d’échec (thème abordé au cinéma dans Hello Goodbye de Graham Guit).

L’auteur ne semble pas non plus reconnaître l’antisémitisme comme forme de racisme (il ne commente pas les propos de Lionel Jospin de 2001 à ce sujet   ). D’ailleurs, on aurait pu s’attendre à ce qu’il évoque de plus près la situation du racisme en France, lorsqu’il affirme ((p. 116) : "Comme le souligne L’Express, ‘Il faut bien que la France accepte d’assumer cette donnée : l’antisémitisme y est devenu le racisme majoritaire.’" (les autres minorités, à commencer par les Arabes et les musulmans, apprécieront).

Malgré ces très légères réserves, le lecteur parviendra avec cet ouvrage à faire un tour d’horizon assez complet d’un sujet qui, pour autant, est encore loin d’être épuisé et pourrait à nouveau faire l’actualité lors des prochaines élections présidentielles