Une histoire de la ferveur nazie. De l’idéologie à la pratique génocidaire

Intellect et nazisme, théorie et pratique

Comment pouvait-on être nazi ? Mieux encore comment pouvait-on être intellectuel et nazi ? La brutalité avec laquelle le Troisième Reich a réprimé, persécuté, exterminé, a longtemps placé les années 1933-1945 sous le signe de la bestialité et de la déraison. Le nazisme comme folie meurtrière. Un système d’explication logique, qui se refermait sur l’image d’un régime porté par les masses incultes, subjuguées par le charisme d’un Hitler démoniaque, prises au piège du poison de la propagande d’un Joseph Goebbels. Cette histoire “pathologique” du nazisme avait pour corrolaire de transformer le mouvement nazi en un repaire de ratés. Il n’y avait pas de place pour des intellectuels nazis : la formule elle-même apparait comme un oxymoron. Or Joseph Goebbels avait un doctorat. Et cela ne l’empêchait nullement de défendre un antisémitisme acharné et violent.

En analysant dans Croire et détruire le parcours de quatre-vingt intellectuels de la SS   , Christian Ingrao retisse ce lien brisé entre raison et brutalité, idéologie et assassinat. Grâce à une prosopographie rigoureuse, il dépeint les parcours croisés de Walter Blume, Reinhard Höhn, Otto Ohlendorf, Werner Best… dans un livre attendu, vu le succès de son dernier opus   . Ainsi que l’avait déjà montré la récente biographie de Werner Best, l’intellect, même sous sa forme la plus diplômée et reconnue, n’est pas une garantie contre la barbarie : il en est parfois une des conditions, puisqu’il permet d’insérer l’action violente dans un champ de justification légitime. C’est là également la conclusion de Christian Ingrao : “… ces intellectuels-officiers dont le travail avait consisté jusque-là à développer des rhétoriques légitimatrices, étaient les plus à même d’exprimer et de transmettre les représentations qui, à leurs yeux, donnaient sens au geste exterminateur”   . L’échantillon que l’historien étudie est à ce titre très intéressant, puisqu’il intègre des hommes qui ont non seulement produit cette idéologie mais aussi mis en œuvre le génocide, lorsqu’ils furent envoyés sur le front Est (Osteinsatz). On pouvait ainsi faire une carrière brillante et tuer, être intellectuel et bourreau.

Une histoire des émotions ?

Là n’est pas, selon moi, l’apport principal de l’ouvrage, même si le grand public portera certainement à cette thèse un intérêt particulier. C’est dans la méthode et le projet que Croire et détruire étonne et surprend. Ce nouveau livre est issu de la thèse de doctorat de Christian Ingrao, soutenue il y a presque dix ans. Or les intuitions, à bien des égards remarquables, qu’on y trouve dépasse largement les limites de cet exercice obligé. L’auteur se propose d’écrire une “anthropologie sociale de l’émotion nazie”   et d' “appréhender le nazisme comme un système de croyance”   . Le lien que l’auteur subsume est tissé par l’émotion qui traverse ces quatre-vingt intellectuels : la ferveur. Ingrao se situe à la pointe de cet emotional turn dont parlait il y a peu Arnaud Fossier   pour en critiquer les résultats en ce qui concerne l’histoire médiévale. Christian Ingrao, qui dispose d’un matériel plus contemporain, semble parvenir à son but, en retraçant à hauteur d’hommes la puissance de cette adhésion à l’idéologie nazie, de cette ferveur.

Les méthodes utilisées contribuent à la réussite de l’ouvrage. La première tient à un décloisonnement entre les catégories universitaires. Christian Ingrao n’hésite pas tout d’abord à casser les logiques chronologiques pour aller s’abreuver aux sources des histoires médiévales et modernes   , ce qui lui permet de mettre en relief l’historicité des liens entre croyance et violence. Par ailleurs, il recourt, comme dans son ouvrage publié en 2006 sur Les chasseurs noirs   , aux outils de l’anthropologie, notamment dans l’analyse de la chasse et des abattoirs, pour analyser les pratiques de cruauté. Son chapitre sur la violence de guerre, qui occupe un cinquième de l’ouvrage, constitue ainsi presque un essai à part entière, une histoire anthropologique des pratiques de cruauté sur le front Est.

Mais la thèse principale de l’ouvrage, c’est la méthode prosopographique qui permet à Christian Ingrao de la construire. L’étude des biographies en série a une vertu principale : celle de restituer les stances historiques dans la perception qu’en avaient les acteurs eux-mêmes. Elle avait déjà donné des résultats essentiels dans l’étude très comparable effectuée par Michael Wildt sur les 221 membres du RSHA en 2003   . Ingrao, dans sa quête de l’émotion nazie, restitue l’idéologie exterminatrice dans sa cohérence, autour du concept “d’angoisse eschatologique”   . De quoi s’agit-il ?

En étudiant le destin de ces 80 hommes sur parfois plus de cinquante ans, Christian Ingrao montre l’effet matriciel de la Première Guerre mondiale sur ces hommes qui ont bien souvent perdu un père ou un frère sur le front. La défaite, la révolution de 1918, les conditions du traité de Versailles, ont fait naître chez toute une génération une peur, une anxiété   , une angoisse : celle de la disparition de l’Allemagne face à un "monde d’ennemis"   . Prenant le relais de la paranoïa de l’encerclement (Einkreizung) d’avant-guerre, cette "angoisse eschatologique de la disparition totale"   est la pièce maîtresse de l’idéologie nazie. Très vite déclinée sous la forme d’une répulsion, celle de "l’assimilation" raciale   conduisant à une disparition du Volk allemand par une contamination intérieure   , cette angoisse explique une bonne partie du passage à l’acte génocidaire, du basculement d’une politique sécuritaire à une politique d’extermination. La simplicité de ce raisonnement se retrouve dans la bouche même des acteurs : "Ils font à l’ennemi ce que celui-ci leur ferait"   . Ainsi, pour apprivoiser cette angoisse, il leur a fallu mettre en place un "système de croyances désangoissant"   : très vite, la peur de la disparition se transforme en une "espérance impériale"   . Pour ces jeunes qui avaient, durant la République de Weimar, cru voir cent fois l’Allemagne mourir, un grand Reich était l’unique voie pour la survie du Volk. Convaincus qu’un "monde d’ennemi" désirait réellement la disparition de leur pays, ils ne restaient plus qu’à empêcher cette issue fatidique par la guerre, la conquête et l’impérialisme. Nul doute qu’une fois les premiers ennemis abattus, leur progéniture constituerait de redoutables futurs ennemis du Reich. C’est en août 1941, dès les premiers mois de la campagne contre l’URSS, que les enfants ont commencé à être massacrés aux côtés de leurs pères et mères.

Croire et agir ?

L’approche prosopographique n’est pas sans poser de problèmes pour l’historien. Le plus épineux est celui de la mise en récit. En effet, la tentation est forte, à la lecture successive des parcours, de se laisser porter par la chronologie. C’est ici d’ailleurs que l’ouvrage de Christian Ingrao rencontre certaines limites.

La première est l’inégale richesse des chapitres. L’auteur s’astreint à éclairer chaque étape déterminante des intellectuels SS : leur jeunesse pendant le premier conflit mondial ; la période estudiantine et les premiers engagements militants ; l’entrée dans la SS ; la guerre ; la défaite et le temps des jugements. Ce faisant, il montre sa volonté d’exhaustivité. Mais son corpus ne semble pas toujours lui permettre d’atteindre cet objectif. La focale s’approche puis s’éloigne de son corpus spécifique d’intellectuels SS, dans des mouvements parfois brutaux : les mécanismes qui lui permettent des montées en généralité sont parfois un peu flous. Le chapitre le plus ambigu – et le plus réussi – à ce titre -, est celui qui concerne la violence de guerre. L’auteur s’y livre à un élargissement de corpus majeur, pour englober les officiers SS de la SIPO et du SD, en postulant que ces hommes avaient vécu “sur un mode identique” l’expérience du front Est   . Cette base documentaire à géométrie variable n’est pas sans donner une allure parfois claudiquante au récit, les quatre-vingt intellectuels en étant parfois presque absents   .

Le deuxième problème de cette enquête prosopographique est son point de départ chronologique. Le premier chapitre s’ouvre sur la phrase suivante : “La première expérience commune aux membres du groupe qui nous occupe est la Première Guerre mondiale”   . La phrase est contestable : la première expérience de ces intellectuels SS, de cette génération née entre 1890 et 1910, c’est celle de l’Empire (Kaiserreich), pas de la guerre. Christian Ingrao, et avec lui beaucoup de chercheurs d’une histoire culturelle de la Grande Guerre, à force de vouloir faire du premier conflit mondial un “traumatisme de masse”   – ce qu’il a évidemment été – en oublie les déterminants de plus longue haleine. La guerre a, certes, été une rupture. Mais elle est intervenue dans un ensemble d’institutions et de traditions, que ce soit l’Empire ou la cellule familiale. Il y a fort à parier, qu’au-delà des ruptures, l’engagement et la vision nazie étaient aussi déterminés par une matrice pré-existante au conflit mondial. La prosopographie est un outil extraordinaire pour l’histoire culturelle : il ne faut pas négliger son potentiel quant à l’écriture d’une histoire sociale