Une analyse poussée de la vie d'un responsable des crimes du national-socialisme.

Werner Best est mort en 1989, quelques mois à peine avant la chute du mur de Berlin. Cet homme, né en 1903, est peu connu. Il a pourtant été, avec Reinhard Heydrich et Heinrich Himmler, l’un des architectes de la machine de mort nationale-socialiste. "Nazi de l’ombre", certes, car la postérité n’a retenu qu’une poignée de hauts dirigeants, il n’en est pas moins responsable de plusieurs milliers de morts. C’est l’itinéraire de cet homme que se propose d’analyser l’historien Ulrich Werner, dans un ouvrage paru en 1996 en Allemagne, aujourd’hui traduit aux éditions Tallandier.
   
Best est né à Darmstadt, fils d’un inspecteur des postes. Son père est mort durant la Première Guerre mondiale : pour Werner et sa famille, cet événement a marqué le début d’un déclassement social. L’adolescent le met en parallèle avec ce qu’il considère être le déclin national infligé à l’Allemagne par la défaite et le traité de Versailles. Best s’engagea conjointement dans ses études de droit et dans un militantisme d’extrême-droite nationaliste au sein d’associations étudiantes. À cette époque, on désignait l’ensemble de cette nébuleuse par le terme völkisch – du mot Volk, peuple – un mouvement qui voulait substituer aux idées de Nation ou d’État celle de peuple, notion puisée dans une vision organique de la société. Les universités étaient, sous Weimar, très conservatrices, et ce fût au sein d’une corporation étudiante, la Hochschulring, que Best fit ses premiers pas d’idéologue, et participa à ses premiers combats politiques. Il passa sa vingt-et-unième année en prison, arrêté par les autorités françaises qui occupaient alors la Rhénanie   . Il obtint sa thèse de doctorat sur le thème de "l’incapacité volontaire à conclure une convention collective" en 1927, et produisit, dès cette époque, un important corpus idéologique völkisch. C’est en espérant faire triompher sa propre vision idéologique qu’il rentra le 1er novembre 1930 au parti nazi. Guidé par une "aspiration effrénée à jouer un rôle public…"   et un fervent élitisme, il entra à la SS en novembre 1931, pour devenir, à la prise du pouvoir par les Nazis, Premier commissaire de l’État de Hesse pour les affaires de police. Il contrôla par la suite, en avril 1934, "toute l’activité du SD en Allemagne du Sud"   . Durant les années 1933 – 1939, il devint le numéro trois de la Gestapo, derrière Himmler et Heydrich   , et ce fût lui qui permit à la police du Reich de conquérir petit à petit sa sphère d’autonomie par rapport à l’administration générale   . Un conflit avec Heydrich le conduisit, au moment du déclenchement de la guerre, à être relégué dans l’administration d’occupation policière en France. Mais il fut remarqué pour ses théories völkisch d’occupation, et nommé pour trente mois, le 5 mai 1942, "plénipotenciaire du Reich" au Danemark. Il finit la guerre à Copenhague, où il fût arrêté le 21 mai 1945. Condamné à plusieurs reprises, avec pour chef d’accusation notable, le meurtre d’au moins 8 723 personnes en Pologne au début de la guerre, il ne passa finalement qu’une dizaine d’années en prison, de 1945 à 1951, puis de 1969 à 1974. Ses capacités juridiques comme les hésitations de la politique de dénazification lui permirent de développer pendant plus de quarante ans un argumentaire de justification de son action politique, dont il abreuva les Cours et les historiens qui le sollicitaient.

Il ne s’agit pas d’une biographie classique, tant s’en faut. Le titre allemand   est clair : cette "étude sur le radicalisme, la conception du monde et la raison" s’attache moins à faire comprendre la personnalité d’un bourreau, sous la forme d’une enième psychopathologie pseudo historienne, qu’à expliciter "sur le plan historique" comme "sur le plan de l’individu" un "assemblage d’extrémisme, d’impulsion fondée sur une conception du monde et d’une forme spécifique de raison – d’une rationalité idéologique intérieure d’une part, d’une efficacité et d’une Sachlichkeit alliant procédés d’approche rationnelle et hypothèses idéologiques de base, d’autre part"   . Le mot Sachlichkeit, conservé en Allemand dans la traduction française, est difficile à traduire. Il tire son origine du mot Sache – la chose : c’est ce caractère efficace et concret qui forme le leitmotiv des actions de Best. Évacuer toute empathie et toute émotion dans ses actions politiques était pour lui une vertu cardinale.



Un objet d’étude

Les lecteurs qui attendent une biographie pleine de détails sur la vie privée et publique de Best risquent d’être fortement déçus, car l’ouvrage de Herbert défie tous les canons. Mélange d’une sociologie générale des juristes völkisch, d’une analyse pointue de leur idéologie, d’une histoire du R.S.H.A., l’Office central de Sécurité du Reich   , ce livre épais déstabilise les attentes, ne serait-ce que par le décloisonnement chronologique qu’il opère. En effet, on n’a que peu d’occasions de comprendre l’après-guerre lorsqu’on étudie les hautes sphères nazies, et pour cause : Hitler, Himmler, Goebbels… tous sont morts en 1945. La biographie de Best aborde de plain pied la période de la dénazification et ses ambiguïtés et interroge la transition démocratique de l’Allemagne de l’Ouest, sur plusieurs décennies.

Ulrich Herbert construit un véritable objet historiographique. En effet, pour lui, l’historiographie du nazisme s’est enferrée, au fil des années, dans des impasses, et c’est à travers une introduction brillante qu’Herbert débute son plaidoyer pour une nouvelle histoire du R.S.H.A. En faisant de Eichmann le prototype du "criminel bureaucrate", alors même qu’il ne "jouait qu’un rôle secondaire dans la hiérarchie du R.S.H.A"   , les historiens se sont enfermés dans deux images également exagérées : d’un côté, les "technocrates de la terreur", sans aucunes convictions politiques   , de l’autre, un "groupe restreint de fanatiques, dont il fallait chercher les motivations et les impulsions dans la psychopathologie"   . Dans les deux cas, les principaux acteurs de l’extermination des Juifs et de la politique de répression du national-socialisme, la S.S. et le R.S.H.A. n’ont pas été considérés comme "agissant de façon autonome"   , mais uniquement comme des rouages.
C’est cette autonomie qu’analyse Ulrich Herbert, en étudiant Werner Best et les membres du R.S.H.A. pour eux-mêmes, comme des objets à part entière. Se faisant, il subsume deux éléments essentiels : l’importance d’une certaine génération politique dans l’entreprise d’extermination et la place de la rationalité dans l’idéologie de cette extermination.


Génération

Dès 1987, l’historien Detlev Peukert a montré l’importance du renouvellement générationnel dans la déstabilisation de la République de Weimar. La Première Guerre mondiale, matrice d’un traumatisme profond pour les sociétés européennes, n’a pas agi de la même façon sur les hommes, et a isolé trois générations différentes en Allemagne : la génération du front, la génération des jeunes du temps de la guerre, et la génération d’après guerre. Les premiers sont nés entre 1890 et 1900, et ont connu la guerre. C’est la génération d’Hitler. La troisième est née après 1910 et n’a pas connu la guerre. Le groupe intermédiaire, né entre 1900 et 1910, n’a pas participé à la guerre. Mais les conditions sociales de l’époque et l’absence ou la mort du père ont marqué cette génération d’un sceau particulier : un rejet de l’émotion, une valorisation du travail, du sérieux, du refoulement des sentiments – y compris des sentiments de haine. À l’exact opposé de la génération précédente, dont le nationalisme est bruyant, violent et émotionnel, cette génération du temps de la guerre   revendique la maîtrise de soi, l’ascétisme, la sévérité   .

Les valeurs défendues par cette génération n’en sont pas pour autant moins violentes, malgré ce "style de génération" proche de la froideur. Ulrich Herbert arrive à plusieurs reprises à les résumer dans leur expression la plus directe. Il s’agit de : "Combattre l’adversaire, aller jusqu’à l’anéantir, mais sans le haïr, en se soumettant à l’accomplissement des lois de la nature et à la poursuite des intérêts de son propre peuple, de façon à ne plus mener le combat dans un climat d’émotion et de passion, mais comme un "travail objectif"   . Cette manière organisée de travailler, contre l’activisme sentimental de la parole, a pu être raillé par certaines personnes à l’époque, comme ridicule et laborieuse ; elle n’en demeure pas moins le trait de caractère d’une génération qui développa une grande partie de la théorie völkisch. Werner Best en est le prototype presque parfait. Dans les institutions policières du IIIe Reich, cette génération est omniprésente.



Rationalité

Qu’est-ce qui amène ce jeune juriste à assumer, des années plus tard, la responsabilité de milliers de morts, pendant la Seconde Guerre mondiale ? Froideur et sérieux poussés à l’extrême ne suffisent pas à éclairer ce chemin. Pendant des années, il a suffi aux historiens, notamment au sortir de la guerre, d’évoquer une image monstrueuse des dirigeants nazis, de rejeter l’extermination dans la sphère de la morale (le "Mal"), ou de la pathologie. Hitler était alors dépeint comme un "démon", secondé de Goebbels, qui, par sa propagande, aurait introduit un "venin" dans le peuple allemand. Par la suite, le paradigme fonctionnaliste a substitué à cette analyse morale une vision mécaniste, qui pouvait conduire, dans sa pire version, à une automatisation totale et impersonnelle du processus. Dans les deux cas – bien plus pour le premier cependant – les acteurs intermédiaires se trouvaient déresponsabilisés en même temps qu’ils disparaissaient du champ de la recherche. Ces approches évacuaient la question du fanatisme. Best n’était ainsi "ni un sadique ni, au sens étroit du terme, un cynique – il se considérait bien davantage comme un combattant idéologique, convaincu que sa supériorité souveraine provenait de sa compréhension plus pénétrante des ‘véritables conditions de la vie’…"   . C’est ici que surgit une notion qui continue, encore aujourd’hui, de faire problème dans l’analyse du national-socialisme : celle de rationalité.

Car Werner Best n’a pas agi en dépit d’une idéologie, mais en fonction d’elle. Dans la représentation völkisch qu’il avait du monde, les peuples supérieurs avaient un droit d’extermination sur les peuples qu’ils ne pouvaient ni assimiler, ni déporter   . Pour ce juriste, il n’y avait aucune contradiction à considérer "…l’idée de ‘vie’ comme source de droit"   . Or cette idée de vie, teintée d’un darwinisme social appliqué à l’échelle des Nations, a pour expression le Volk victorieux. Werner Best a été jusqu’à défendre sa propre vision contre celle d’Hitler, et l’écroulement du IIIe Reich ne fait que renforcer, pour lui, le bien fondé de sa doctrine   . Cette biographie permet de montrer la complexité des diverses visions au sein de l’appareil nazi, et comment le milieu élitiste des juristes völkisch, qui est entré massivement dans les institutions policières, a maintenu sa propre idée du projet national-socialiste jusqu’à la fin de la guerre, parfois en congruence, parfois en opposition avec les autres producteurs de sens du Behemoth nazi.

Le livre de Herbert trouble le lecteur. Les exécutants de la politique de génocide n’ont rien à voir avec des fous fanatiques, ni avec de gris administrateurs bureaucratiques. C’est la conjonction des deux éléments "Sachlichkeit, froideur, attitude volontairement ‘dure’, d’une part, disposition inconditionnelle au travail, ambition universitaire et radicalisme idéologique, d’autre part"   , qui conduit à la "Solution finale". Dans ce cadre, la raison n’est d’aucun secours, elle vient même légitimer l’action radicale : "La condition décisive pour pouvoir commettre le Mal absolu, ce n’est pas un manque de réflexion sur l’objectif à atteindre, mais bien au contraire un effort extrême pour se créer une bonne conscience en s’orientant sur les objectifs supérieurs qu’indique l’idéologie"   .

Ce que prouve l’itinéraire de Werner Best, c’est que la raison, catégorie suprême de l’Aufklärung et des Lumières, ne conduit pas de toute nécessité à l’humanisme. Dans le cas des juristes völkisch, une vision totalement rationnelle où la "biologie criminelle" et le "racisme anthropologique"   tiennent une bonne place, a permis de justifier l’extermination en masse. En ce sens, l’étude de cas de Herbert rejoint les conclusions d’Enzo Traverso sur la violence nazie, qui la perçoit  non pas comme une exception dans l’évolution de l’Occident, mais bien comme une synthèse particulièrement aboutie des violences coloniales, de la politique pénitenciaire et des classifications biologiques   . Raison et déraison n’ont alors plus rien à faire dans l’analyse   .


Herbert a opéré un certain nombre de révisions historiographiques fondamentales – comme montrer la responsabilité essentielle de Werner Best dans la déportation des Juifs danois   – et il livre, dans cet ouvrage, un modèle du genre, dont la piste a été suivie des années plus tard par un Michael Wildt   . La traduction française, expurgée des notes de bas de pages   , permet au public français de découvrir ce livre de grande qualité, à la lecture parfois ardue. Les spécialistes l’auront déjà lu en Allemand, comme pour la dernière biographie en langue française d’Himmler   , mais les passionnés y découvriront un ouvrage hors du commun, dans sa méthode comme dans ses résultats