Quel aurait été le visage de la Deuxième Guerre mondiale si la France avait choisi de poursuivre les combats à partir d'Alger ? Un exercice réussi d'uchronie, tant sur la forme que le fond.

L’ampleur et les conséquences de la défaite française de mai-juin 1940 soulèvent encore les passions et suscitent des débats acharnés ; la tentation d’imaginer un autre déroulement des événements y est toujours présente. C’est dans cette perspective – celle de l’uchronie – que l’ouvrage dirigé par l’historien Jacques Sapir se situe. Ce vaste projet scientifique trouve sa source en 2004 dans une discussion lancée au sein du Warship Discussion Forum où deux intervenants se sont posés la question de savoir ce que donnerait la guerre si la France était restée en lice. Peu à peu, cette idée s’est diffusée et des étudiants et des enseignants dans le domaine des questions militaires et stratégiques s’y sont joints pour prendre aujourd’hui la forme d’un site dédié. Les travaux s’organisent autour de trois groupes : une équipe de réflexion et de production des scénarios dont la tâche est d’en vérifier la crédibilité matérielle et politique ; une équipe de jeu qui présente deux fois par semaine ses résultats et les leçons tirées à l’ensemble de parties prenantes ; et enfin une équipe documentaire qui alimente l’ensemble du groupe en sources d'archives. L’idée de publier ces travaux s’est peu à peu imposée : les trois auteurs, dirigés par Jacques Sapir, illustrent l’attention accordée aux outils de simulation puisque l’un d’entre eux est un informaticien spécialiste des jeux de simulation ; un autre journaliste ; quant à Jacques Sapir, sa caution d’historien spécialisé sur les questions d’histoire militaire et de problématiques stratégiques apporte une garantie de scientificité à l’ensemble de l’ouvrage.

L’uchronie, lorsqu’elle est mise au service d’une réflexion historique, se révèle à l’usage un puissant outil pour alimenter la réflexion d’une façon nouvelle et originale à partir d’un fil temporel fictif : elle ne se donne pas pour but d’inventer une réalité ex nihilo, mais d’exploiter des événements réels pour leur faire dire de nouvelles choses et construire un univers crédible mais inattendu, mettant en perspective les choix réels. Le fantastique ou la science-fiction, genres traditionnellement rattachés à l’uchronie, n’ont donc pas leur place dans cette "réalité" : le projet de l’uchronie trouve sa force dans les soubassements scientifiques d’un travail de définition d’une enveloppe technique des possibles, prenant en compte les contraintes matérielles et les contraintes techniques de l’époque   . L’aspect technique n’a cependant pas été le seul obstacle à prendre en compte. Un travail d’analyse parallèle du facteur décisionnel des protagonistes, tout aussi long et minutieux, donne toute sa profondeur à la nouvelle chronologie qui n’est donc plus basée sur l’imagination mais sur des projections fondées sur la connaissance d’un système politique réel.

Tous ces éléments conjugués ont un but : essayer de répondre à la question de savoir quelle aurait été alors la forme de la guerre une fois la métropole tombée ; quelle place la France s’y serait faite et quelles auraient été les conséquences de ce choix dans le monde de l’après-guerre ? Rendre compte d’un travail relevant de l’uchronie est malaisé, mais nous avons choisi de respecter dans notre recension les règles, notamment stylistiques (présent de l’indicatif) du genre.

Une nouvelle histoire

Les six premiers chapitres de l’ouvrage se focalisent sur les combats en France à partir du 6 juin 1940, et sur les discussions politiques qui ont lieu au sein du gouvernement autour de la question de savoir s’il faut continuer la guerre ou non, une fois l’évidence de la défaite initiale acceptée. Dans ce scénario, les Allemands sont obligés de se battre pour la conquête du territoire français dans son intégralité, la chute de Marseille ayant lieu en août. Ce délai, obtenu grâce au sacrifice des forces militaires métropolitaines, a permis d’organiser le "Grand Déménagement", qui voit l’évacuation de l’ensemble des éléments nécessaires à la poursuite de la guerre et à la reconstitution d’une armée par des navettes maritimes au travers de la Méditerranée : écoles d’instruction et leur personnel, machines outils, administrations, institutions politiques.

C’est dans ces chapitres – qui représentent une forme de "pari initial" – que se situent les principaux points de divergence avec la réalité. Le décès d’Hélène de Portes, compagne de Paul Reynaud est ainsi "avancé" de 22 jours : l’accident qui coûte la vie à celle qu’on décrit souvent comme très liée au cercle gravitant autour de l’ambassadeur d’Allemagne Otto Abetz avant septembre 1939, se produit le 6 juin 1940 – et non le 28 –, dans notre livre. La mort de la comtesse de Portes éloigne alors du président du Conseil un facteur de défaitisme. Vient ensuite le point principal, à savoir le conseil des ministres des 12 et 13 juin (page 87), qui se tint au château de Cangé, à Saint-Avertin, près de Tours. A cette occasion, la frange défaitiste et radicalement anglophobe du gouvernement, représentée par le vice président du Conseil Philippe Pétain, est mise en échec. Le vieux maréchal se proposant "de faire don de [sa] personne à la France" en remplacement du gouvernement légitime est arrêté pour haute trahison sur ordre de Georges Mandel   .

Le remaniement ministériel qui procède de cette victoire du camp favorable à la poursuite de la guerre permet le Sursaut : l’administration est sortie de son apathie et toutes les énergies sont concentrées pour organiser la fuite et la sauvegarde des moyens nécessaires à la poursuite de la guerre.

Mais ce choix n’empêche pas que "la France a les reins brisés"   ; son armée de terre est réduite tout comme son aviation. Seule sa marine, dont les navires principaux ont pu être sauvés, représente une force non négligeable. Les premiers combats pour la survie de la France en exil sont l’objet des neuf chapitres suivants. Bien que le Grand Déménagement soit en cours et que les combats se poursuivent en métropole, les Français et leur allié anglais décident de détruire les forces italiennes en Afrique du Nord. Au moment ou Toulouse est évacuée, l’opération Scipion, qui vise la conquête de la Lybie par un mouvement convergent des forces françaises venant de l’ouest et anglaises venant de l’est, débute. En quelques semaines, l’Italie est battue et expulsée de la région. Les quelques opérations offensives lancées en Afrique orientale (Somalie, Kenya, Soudan) ne permettent pas aux forces fascistes de contrebalancer leur défaite totale dans cette zone. Cette victoire alliée se conjugue avec la prise de l’initiative dans la guerre navale contre la flotte italienne de guerre et marchande, surclassée en nombre et qualité par les forces franco-anglaises : Mers-El-Kébir devient synonyme de la coopération navale franco-anglaise dans la lutte contre les transports maritimes de troupes destinés à renforcer l’armée de Mussolini en Afrique. Ces victoires locales sont prolongées par l’opération Bayard (septembre) et Cordite (septembre-novembre) qui mettent respectivement fin à la conquête de la Sardaigne et des îles du Dodécanèse. En décembre 1940, l’Italie n’a d’autre choix que de se tourner vers Hitler pour survivre.

La Collaboration est abordée à partir du chapitre X, où nous pouvons suivre les débuts de Pierre Laval en tant que chef de l’Etat Français et directeur de la Révolution Nationale. Le maréchal Pétain, qui a subi une attaque cérébrale à la suite de son arrestation par Georges Mandel est mort peu après ; il ne représente qu’un symbole pour le courant collaborationniste français, qui espère pourtant trouver une place dans le nouvel ordre nazi européen. Entouré par un "quarteron de politiciens" méprisé par De Gaulle, Laval assisté de Doriot et Déat tente de développer une politique autonome tout en souhaitant la victoire de l’Allemagne. La création de cette structure politique oblige le gouvernement en exil à Alger à initier d’importantes réformes constitutionnelles qui visent à lui assurer la légitimité dans la bataille des idées qui suit la bataille de France : l’évolution vers un régime plus stable et à l’exécutif plus fort se dessine alors.

L’uchronie comme heuristique

L’uchronie dans le contexte de cet ouvrage n’est donc au final qu’une heuristique. Grâce à cette construction, il est possible d’imaginer ce qu’aurait pu être le visage de la France dans la guerre mais surtout de tenter de répondre à une question qui est en fait le centre de cette publication : qu’est-ce qui a fait que la France n’a pas pu ou su démontrer la volonté politique de poursuivre la guerre ? Comment un pays aussi marqué par des idéaux hérités des Lumières et de la Révolution Française a-t-il pu se laisser gagner par le défaitisme et se laisser convaincre que faire la guerre au nazisme était un mauvais choix, préférant se retourner contre les communistes ? A cette question, le livre ne "répond" pas vraiment ; on le regrette. N’aurait il pas mieux valu se concentrer plus longuement sur la période allant de mai à août 1940 puis, par la suite, s’intéresser à l’histoire politique de la France en exil plus encore qu’aux opérations militaires ?

Or, l’ambition de l’ouvrage est claire : il s’agit de présenter non pas la guerre telle qu’elle aurait pu être, mais telle qu’elle aurait dû être. Cette approche est justifiée par des avancées historiographiques qui montrent l’existence d’un courant important – et peut-être majoritaire – poussant à la poursuite de la guerre, à commencer par Paul Reynaud lui-même   . Les auteurs prennent le pari qu’en éloignant les sources du défaitisme du président du Conseil, la participation de la France à la guerre se serait poursuivie. La légende noire propagée complaisamment à droite au lendemain de la défaite voulait que les partis de gauche soient responsables de la défaite. L’analyse de Jacques Sapir prend ce point de vue à contrepied et juge que ce "coup de poignard dans le dos" à la française est une invention des élites conservatrices qui se sont ainsi dédouanées de leur responsabilité dans cette catastrophe. Car ce sont des hommes de droite, à commencer par Pétain et Weygand, qui ont estimé les premiers que l’armistice était un impératif, au détriment de la réalité militaire qui donnait largement le temps et les moyens aux forces françaises de se replier sur le territoire algérien ; la simulation du Grand Déménagement menée au moyen de programmes informatiques spécifiques par les auteurs de ce livre en apporte la preuve.

Cette capitulation morale de la droite conservatrice débuterait bien avant la déclaration de guerre et se nourrirait du pacifisme issu du premier conflit mondial et de la peur du communisme. Le sursaut des partis de gauche aboutissant à l’élection de Léon Blum comme chef du Front Populaire en 1936 aurait largement ancré l’idée qu’il "[valait] mieux Hitler que le Front Populaire" : comment dès lors susciter l’adhésion à la lutte armée contre le nazisme ? Le pacifisme aurait en partie joué un rôle de paravent au discours conservateur, substituant à la nécessité de lutter contre un ennemi extérieur – dont le programme antisémite était connu et redouté de certains esprits comme Georges Mandel – la peur d’une frange de la société érigée en ennemi intérieur. Ces hypothèses semblent rejoindre partiellement les analyses proposées par Annie Lacroix-Riz dans des ouvrages très discutés par la communauté des historiens.

L’ouvrage de Jacques Sapir n’est pas un récit fantaisiste visant à réécrire la guerre et à flatter le souhait de ceux qui regrettent encore les choix de la France en 1940. Quel serait l’intérêt d’un tel exercice ? Il s’agit surtout d’une charge contre un discours présentant cette "Etrange Défaite" comme le résultat de la passivité de la gauche dans les années 20 et 30 face à la guerre prévisible. L’uchronie, traditionnellement assimilée à des genres littéraires non scientifiques, fait ainsi, selon nous, preuve de son utilité pour la réflexion historique