Dans un article aussi passionnant que paradoxal du New Yorker cette semaine (ici), Anthony Grafton, célèbre professeur d'histoire à Princeton, décrit le futur des livres à l'âge de Google, Amazon et Wikipédia.

Optimiste, l'auteur montre que les projets conduits par Wikipédia, Google ou Microsoft en matière de numérisation des livres sont tout simplement dans la droite ligne des projets millénaires initiés depuis la bibliothèque d'Alexandrie. Il cite même, un brin enamouré par le numérique, la phrase fameuse d'un journaliste de Wired l'an dernier qui prédisait que "tous les livres du monde deviendraient un seul tissu liquide de mots et d'idées reliés entre eux".

Après avoir fait l'historique, de Gutenberg à nos jours, de ces projets d'encyclopédie de tous les savoirs, reliant les époques, et reliant les techniques, l'historien reconnait qu'on ne sait guère vers quoi nous allons. "Derrière le hype et la rhétorique, il est difficile de cerner ce que Google et Microsoft et leurs bibliothèques partenaires sont réellement en train de faire". Il constate que les microfilms, pourtant relativement récents dans la conservation et les bibliothèques, sont en train de disparaître alors qu'on avait tellement misé sur eux (comme quoi, on ne peut guère prévoir l'avenir). Mais il rappelle, du même coup, qu'aujourd'hui 95 % de toutes les recherches universitaires commencent sur Google   . Puis l'auteur explique, d'une manière très convaincante : "On estime qu'entre 5 et 10 % des livres que nous connaissons sont actuellement disponibles et que 20 % - ceux qui ont été produits entre les débuts de l'imprimerie, au XVème siècle, et 1923 - sont sans copyright. Les autres, peut-être 75 % de tous les livres publiés, sont 'orphelins', probablement encore sous copyright mais non disponibles en librairie, et en gros oubliés de tous. Google, d'une manière controversée, numérise ces livres tout en ne permettant pas encore de les rendre pleinement accessibles. Microsoft, plus prudemment, numérise seulement ce qu'il sait qu'il peut diffuser légalement".

Au cours de ce long article, Anthony Grafton montre que les projets de numérisation des livres sont en fait très nombreux et que, derrière les géants que sont Google et Microsoft, des dizaines d'autres projets plus spécialisés, et souvent à buts non lucratifs, existent. Ils sont peu connus en France et s'appellent : Open Content Alliance, Gale Group, Early English Books Online, Online Computer Library center, Project Gutenberg, Million Book Project etc. Derrière Google Books Library Project, c'est donc tout un nouveau monde qui est en train de se construire sous nos yeux. Et cette révolution est, notamment rendue possible, aux Etats-Unis, grâce à l'écosystème singulier de la recherche américaine qui s'appuie sur de grandes universités publiques ou non-profit, sur les plus grandes bibliothèques du monde, sur des fondations et, enfin, sur des financements importants des agences culturelles publiques.

Universitaire classique, Grafton n'en termine pas moins son intéressant papier par une note paradoxale que l'on trouvera optimiste ou non, selon si on est technophile ou technophobe. Beaucoup de gens, dit-il en substance, continueront malgré tout à lire les livres, à l'ancienne manière ("the old way"). Et les nouvelles technologies, puissantes comme elles le sont, continueront "à illuminer", plutôt qu'à "éliminer", les livres et l'écrit que seules les bibliothèques peuvent offrir. Nous voici rassurés.


* L'article du New Yorker est ici.

* A lire aussi sur nonfiction.fr sur des sujets voisins :

- un article de Jean-Baptiste Soufron à partir des points de vue de Jean-Noël Jeanneney et Daniel Cohen : ici.
- la critique de The Long tail par Henri Verdier : ici.
- une bonne analyse sur comment le numérique va affecter la télévision, par Nicolas Gaudemet : ici.
- la critique d'un ouvrage d'Armand Mattelart su la société de surveillance par Christophe Bys : ici.

* Merci au traducteur Arthur Goldhammer à Cambridge (MA, Etats-Unis), correspondant de nonfiction.fr aux Etats-Unis, pour son aide sur cet article.

* Notre photo : "used books".