La généralisation d’Internet et du numérique a mis le problème de la gratuité au centre des préoccupations de nombreux industriels et économistes. À la suite de la publication de plusieurs ouvrages sur ce thème, Le Débat a invité Jean-Noël Jeanneney et Daniel Cohen a se pencher sur la question. Leurs conclusions les opposent.


Jean-Noël Jeanneney critique de l'illusion de la culture gratuite

Jean-Noël Jeanneney dénonce les illusions et les hypocrisies de la culture gratuite. L’ancien directeur de la Bibliothèque Nationale de France consacre de nombreuses pages à faire l’histoire des modèles de gratuité existants depuis l’école de Jules Ferry à la mise en place de la redevance audiovisuelle. Déçu de l’expérience TF1, il rejette avec vigueur le modèle publicitaire qui pèse sur le consommateur sans pour autant assurer ni indépendance, ni diversité culturelle. Il rappelle avec utilité que les débats qui ont entouré la loi DADVSI ne sont que la redite des arbitrages similaires qui ont eu lieu au siècle dernier.

Enfin, ce n’est qu’à l’approche de ses dernières lignes que Jean-Noël Jeanneney s’intéresse à la question de la gratuité sur Internet. À ses yeux, la chose semble entendue. La gratuité “ne prépare pas à apprécier les oeuvres, opprime les créateurs passés ou présents et favorise les best-sellers et les oeuvres déjà rémunérées autrement.” Elle s’impose “aux dépens de ce qui est neuf, original, fécond pour la suite.”

De son point de vue, Internet ne serait donc pas un média différent de la télévision ou de la radio. La généralisation du numérique ne changerait rien à la chaîne de valeur de la culture. Il suffirait en fait de développer les mécanismes de paiement à l’acte sécurisés et de les imposer contre les modèles du gratuit à la Google.


Défense des mérites du modèle du gratuit par Daniel Cohen

Du coté de Daniel Cohen en revanche, c’est le modèle du gratuit qui est en danger et dont les mérites  doivent être défendus contre ses ennemis. Après avoir rappelé que rien n’interdit à plusieurs personnes d’écouter la même musique en même temps, le professeur d’économie à l’École normale supérieure décrit les conséquences qui découlent de cette différence fondamentale entre l’économie matérielle et l’économie immatérielle.

Pour les industries, la révolution de la gratuité sur Internet est surtout liée à la gratuité du support. La gloire de l’industrie du disque est récente et surtout liée au passage des disques analogiques aux cds numériques pendant les années 80 et 90. Pour Daniel Cohen, les nouvelles technologies ont permis aux industries culturelles de gagner beaucoup sans y être pour grand-chose. Leur refus d’adopter les modèles de la nouvelle économie est le résultat d’un calcul opportuniste et temporaire.

Car le paiement à l’acte est le pire des systèmes. L’idée que rien n’est gratuit est à la fois trivialement vraie et trivialement fausse. Le coût de la publicité se reflète naturellement dans le prix des biens consommés, mais le mode de tarification d’un bien a une influence décisive sur le bien-être des consommateurs. La question du gratuit touche autant à l’intérêt privé des industriels de la culture qu’à l’intérêt général du public. Elle recoupe des problèmes plus graves comme ceux qui régissent aujourd’hui la protection des médicaments.

Comment écarter des modèles qui éviteraient de priver des gens de la jouissance d’un bien alors même qu’ils pourraient en profiter sans nuire à la consommation qui en est faite par autrui ?

La réponse de Daniel Cohen à Jean-Noël Jeanneney est directe et sans ambages. Les industriels de la culture ne sont pas plus en danger que lorsque que lors de l’apparition de la radio ou des magnétophones. Leur modèle de paiement à l’acte est condamné à disparaître malgré eux.


Reconnaître la spécificité culturelle de l'Internet

Des solutions pragmatiques commencent déjà à apparaître et l’actualité donnent raison à Daniel Cohen. On est donc plutôt surpris de le voir adoucir son analyse en affirmant comprendre la nécessité d’imposer des peines symboliques au consommateur récalcitrant. Il s’agit, selon lui, de préserver l’interdit pour faire émerger des solutions économiquement rationnelles.

Ne s’agirait-il pas plutôt d’une ultime réticence à reconnaître la spécificité de l’Internet ? Au-delà des divergences de modèles économiques, c’est le rôle fondamental désormais accordé au public et à l’individu qui jette l’industrie culturelle dans le désarroi. Jean-Noël Jeanneney et Daniel Cohen tournent tous deux autour du caractère d’intérêt général de l’économie culturelle qui doit autant assurer la production des connaissances que leur diffusion au plus grand nombre. Mais cette analyse-là reste encore à écrire.