Comment  a évolué notre régime depuis 1958 ? La revue 'Pouvoirs'' fait le point.

À l’occasion du cinquantième anniversaire de la Ve République, instituée par la Constitution du 4 octobre 1958, la revue Pouvoirs publie un numéro spécialement dédié à notre actuel régime qui regroupe dix contributions de grands noms français – à l’exception de Jack Hayward – du droit constitutionnel et de la science politique.

Il ressort de cet ensemble la vision d’une Ve République immuable, centrée autour de la figure présidentielle et engluée dans les mœurs de la politique française. Loin de l’idée de rupture que pourraient amener le quinquennat et la synchronisation des calendriers électoraux, notre régime demeure profondément ancré à l’esprit originaire des rédacteurs et à la pratique initiale de Charles de Gaulle. Pour Pierre Avril   , contrairement au discours communément admis, la révision constitutionnelle de 1962 qui institua l’élection du président de la République au suffrage universel direct "ne marque pas la naissance du "régime" normatif qui a produit ce système, car le régime a été mis en place dès 1959 à travers une application très particulière du texte, et c’est là qu’est intervenue la véritable rupture qui est "constitutionnelle"."   . Ses successeurs, les diverses adaptations aux configurations institutionnelles imprévues – comme la cohabitation – n’ont finalement fait que confirmer la marque primordiale.


Immuable Ve République


Le code génétique de la Ve République – la figure institutionnelle du président et le fait majoritaire – est resté pur tout au long de ces cinquante années, il n’a pas muté. Plus encore, la Ve République semble se radicaliser autour de la figure du président. La réforme constitutionnelle de 2008 pour basculer vers un régime présidentialiste ? Mais nous y étions déjà juge Olivier Duhamel   . Présidentialiste, notre actuelle République est unique dans l’histoire constitutionnelle de la France. Impossible de la rattacher à un régime précédant. Elle se distingue des autres démocraties occidentales. Dans aucun régime parlementaire, le chef de l’État ne dirige la politique du pays. De même, aucune majorité parlementaire ne se plie autant à la volonté présidentielle   . Olivier Duhamel rejette l’appellation de régime semi-présidentiel généralement attribuée à la Ve République. Le régime semi-présidentiel demeure, en effet, un régime parlementaire. Mais peut-on vraiment parler de régime parlementaire ? Certes, la forme juridique argumente dans ce sens.


Mais, comme le rappelle Pierre Avril, n’oublions pas "l’écart, et parfois l’abîme, entre le texte tel que le comprennent les juristes et la réalité de son application". Les constitutionnaliste, atteints d’ "une espèce de schizophrénie", traiteraient "cet écart comme s’il concernait deux univers étrangers l’un à l’autre – celui du "devoir-être", qu’ils analysent et commentent, et celui de "l’être", qu’ils réduisent à la contingence, au fait, à la "politique", bref à l’impureté de la vie"   . S’inspirant de l’approche décisionnelle de Carl Schmitt   et travaillant sur la notion britannique de "convention de la Constitution"   , Pierre Avril professe que les forces politiques ne doivent pas être considérées "comme extérieures et rivales de l’ordre constitutionnel alors qu’elles en sont la substance. La Constitution qui régit notre société ne se réduit pas au texte elle se définit comme l’ensemble normatif constitué par le texte et par les règles effectivement suivies pour son application (…)"   . Tel est bien la compréhension du général De Gaulle quand il définit la Constitution comme "un esprit, des institutions, une pratique". Ainsi, révélant l’ "illusion constitutionnelle", Pierre Avril veut centrer l’attention sur la "jurisprudence" politique et non sur les textes, "car ce ne sont pas les textes qui doivent courir après la réalité politique pour tenter de la saisir (…), c’est à la pratique de l’encadrer en établissant les précédents qui feront jurisprudence"   .

Selon cette approche, Olivier Duhamel peut alors définir la Ve République comme une "combinaison complexe dans laquelle, des données constitutionnelles, tels le droit de dissolution et le libre désignation du Premier ministre, et une culture politique française de servitude volontaire qui se perpétue à droite comme à gauche."

Immuable Ve République, pour reprendre le titre de la contribution de Guy Carcassonne   . Selon lui, le quinquennat et la synchronisation n’apportent pas un véritable changement institutionnel, mais ne font que renforcer le régime de la Ve République.


La faiblesse chronique du Parlement

Il en va de même pour un éventuel renforcement des pouvoirs du Parlement. Si le Parlement français aspire à plus de pouvoir, notamment de contrôle sur l’action gouvernementale, et si les propositions du Comité Balladur vont en ce sens, il demeure l’homme faible de la Ve République, étouffé par l’hégémonie de l’exécutif, soumis au fait majoritaire et à la discipline de parti. Certes, il existe une dynamique de renforcement progressif du Parlement, notamment au niveau européen – si toutefois le Traité de Lisbonne entre en vigueur – où les parlements nationaux devraient jouer un rôle institutionnel, en particulier dans le contrôle du respect du principe de subsidiarité. Jean Gicquel   parle de "résistance parlementaire" et évoque la meilleure maîtrise du temps parlementaire, l’extension et renforcement du domaine de la loi, et le renouvellement de la pratique du droit d’amendement   . Mais avec la fin de la souveraineté parlementaire, il appartient au gouvernement, investi du pouvoir décisionnel, de traduire en termes formels les choix du chef de l’État. La prédominance institutionnelle de l’exécutif demeure la règle et fait du Parlement un législateur limité. En outre, selon Jean Gicquel, le renforcement institutionnel du Parlement par la révision constitutionnelle de juillet 2008 ne correspond, en raison du fait majoritaire, qu’au renforcement de la majorité présidentielle.


Permanence des mœurs politiques

Yves Mény   s’intéresse à la "Constitution vivante", telle que vécue et interprétée par le peuple et la classe politique, et préfère une sociologie constitutionnelle au droit pur   .

Il dénombre cinq traits caractéristiques des mœurs de la politique française : la persistance du "machisme politique", le cumul des mandats, la préférence pour la protestation, la faiblesse du Parlement, et ne attitude ambivalente à l’égard du droit.

S’agissant du machisme politique français, Yves Mény remarque que les femmes en politique le sont en grande partie par la volonté du Prince. La politique volontariste au sommet masque l’état de minorité des femmes en politique, notamment au niveau local. La France est ainsi une des plus mauvais élèves en la matière et la Ve République n’aurait rien changé. Yves Mény considère ce machisme comme une illustration du phénomène plus général de la mise à l’écart des minorités dans le processus d’élection. Certes, avec la Ve République, le rôle politique des professeurs et des professions libérales a diminué, et la chose publique est devenue l’affaire des agents publics, mais de sexe masculins.

Mais plus encore, la spécificité française réside dans le cumul des mandats nationaux et locaux, (une des "vaches sacrées de la République"). La prise de conscience de cette singularité, dans les années 1960, fut d’ailleurs le fait de chercheurs américains et britanniques (Kesselman, Suleiman, Hayward et Wright). Yves Mény pointe le paradoxe français qui n’est pas dans l’existence d’une chambre territoriale (le Sénat), mais dans la coexistence de deux chambres localistes.


La société politique française se caractérise, en outre, par son incapacité à s’organiser. Yves Mény se réfère au sociologue américain Jessie Pitts qui qualifie la société française de "communauté délinquante" : les français ne savent se rassembler qu’épisodiquement et "contre". La Ve République, en concentrant l’autorité au sommet, en marginalisant davantage les partis, syndicats et autres groupes, contribue à renforcer le style politique et les comportements ou pratiques qui privilégient la règle autoritaire et la rébellion.

Yves Mény revient lui aussi sur la faiblesse du rôle du Parlement et la responsabilité des parlementaires dans celle-ci. Le Parlement souffre du système partisan en France et de la faiblesse intrinsèque des partis. La réalité sociale et politique française est très différente de celle du Royaume-Uni. Elle se caractérise par des divisions radicales et une fragmentation extrême de la représentation. Le Parlement français n’a jamais réussi à acquérir une culture du contrôle (du budget, de l’administration, de l’application des lois). Les relations avec l’exécutif et l’administration sont contaminées par le cumul des mandats qui conduisent au clientélisme et au localisme. La Ve République a maintenu les maux du parlementarisme français : localisme des élus nationaux, cumuls des mandats, absentéisme et faible participation au quotidien du travail parlementaire. Yves Mény considère la difficulté d’adaptation des eurodéputés français et leur perte d’influence au Parlement européen comme symptomatiques de ces maux.

Enfin, la France, pays des droits de l’homme – ou plutôt pays de la Déclaration des droits de l’homme – se caractérise par un respect "souple" de la règle de droit. Celle-ci, en outre, devient elle-même molle ("loi qui bavarde") : la loi perd en qualité normative. Le législateur en fait un parfois un usage détourné, comme pour les lois commémoratives. Le paradoxe est que ce "relativisme juridique" pousse à l’inflation législative ("consommation" législative) et donc à un défaut d’application de plus en plus important. Nicolas Molfessis parle de "discrédit de la loi".

Yves Mény s’interroge sur le succès de la Ve République : est-il dû "aux changements institutionnels qu’elle a apportés ou à la conséquence d’une reconnaissance constitutionnelle des traditions, de pratiques et de valeurs politiques françaises plus profondément enfouies" ?. Il conclut que "la tradition française est une association indissoluble d’autorité monarchique et de révolte, d’individualisme exacerbé et de faiblesse des agrégats sociaux, d’affichage du droit et de sa violation, d’égalitarisme sans véritable égalité, de refus du compromis mais de l’acceptation tacite du conflit d’intérêts"   .


Bouleversements normatifs

Si le régime politique de la Ve République semble immuable, il n’en va pas de même du point de vue du droit constitutionnel.



La Ve République a d’abord vu l’émergence de l’État de droit en France, c'est-à-dire du contrôle de constitutionnalité des lois. Celui-ci n’était d’ailleurs pas prévu par les rédacteurs de la Constitution. C’est en effet par un coup de force que le Conseil constitutionnel français, avec sa décision du 16 juillet 1971 dite "Liberté d’association", a étendu son office, jusqu’alors limité au simple contrôle du respect par le législateur du champ de compétence de l’exécutif, au contrôle du respect des droits inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et dans le préambule de la Constitution de 1946, textes simplement mentionnés dans le préambule de la Constitution de 1958. La révision constitutionnelle de 1974 permettant à soixante parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel marque la naissance véritable d’une nouvelle branche du droit : le contentieux constitutionnel. C’est avec la Ve République que naît le juge "créateur", c'est-à-dire détenteur d’un véritable pouvoir normatif. Toutefois, Nicolas Molfessis   décrit le trouble normatif du système juridique actuel   . En effet, si la Ve République marque l’avènement de la justice constitutionnelle, elle correspond aussi à l’émergence du droit supranational (droit de l’Union européenne et droit de la convention européenne des droits de l’homme) qui s’impose au droit national, y compris constitutionnel. Ainsi, Nicolas Molfessis critique "l’incohérence structurelle que nourrit un système juridique qui, d’une part, fait prévaloir la norme constitutionnelle contre les lois qui sont aléatoirement déférées au Conseil constitutionnel et, d’autre part, empêche la même norme constitutionnelle de rayonner contre une autre loi qui n’est guère satisfaisante"   .

Le droit européen bouleverse fondamentalement l’équilibre de la hiérarchie des normes atteint dans les années 1970 à 1990. Face à l’articulation toujours plus poussée entre droit national et droit européen, et à la remise en cause de la suprématie de la Constitution – suprématie devenue fictive et théorique –, Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel, pose trois principes qu’il juge nécessaires : l’effectivité de la hiérarchie des normes, la reconnaissance de la spécificité du droit européen par rapport au droit international, et le dialogue des juges   . Si à partir de 2004, un rapprochement majeur a été opéré par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État français vis-à-vis de la Cour de justice des Communautés européennes dans le sens du dialogue des juges, le nouvel équilibre normatif n’est pas encore stabilisé, et Marc Guillaume prédit de nouvelles évolutions.



Il ressort de numéro de la revue Pouvoirs dédié à la Ve République un certain sentiment de malaise. Les contributions, de très grandes qualités dans l’ensemble, reviennent sur le caractère immuable de la Ve République, voire de son immobilisme. Le Parlement français apparaît comme condamné à l’impuissance relative, tandis que la figure du président de la République condense toujours plus les pouvoirs, ceux-ci n'étant pas séparés mais hiérarchisés au profit du président. Plus qu’une domination, celui-ci semble écraser les autres acteurs institutionnels. Exceptionnalisme français.


Ainsi la Ve République demeure-t-elle la même tout en se radicalisant selon une logique présidentialiste. Radicalisation de l’intérieur, mais délitement de l’extérieur. Si le président concentre les pouvoirs en France, ceux-ci se voient de plus en plus concurrencés par le pouvoir normatif du juge. En outre, le pouvoir politique et le pouvoir normatif se localisent de plus en plus au niveau européen. La Ve République semble, en définitive, malade d’une incohérence structurelle à la fois interne et externe
 

 

* Le site de la revue Pouvoirs.

* À lire également sur nonfiction.fr :

- "Parler aujourd'hui encore de ''la Ve République'' est pure convention de langage'', entretien avec Dominique Rousseau.

- "Nos concitoyens adorent élire César, ce qui rend très difficile sinon impossible le passage au primo-ministérialisme", entretien avec Olivier Duhamel.

- Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier, Les partis et la République. La recomposition du système partisan 1956-1967.  (Presses universitaires de Rennes), par David Valence.