L’objectif de ce livre d’histoire politique : s’interroger sur l’émergence du système majoritaire en France à partir de la fin des années 1950.

2008 s’annonçait pour les historiens du politique comme l’année des anniversaires. Et la communauté académique de s’inquiéter d’un engorgement mémoriel au printemps, entre les cinquante ans du 13 mai 1958 et le quarantenaire de mai 1968... Las ! La concurrence des mémoires a mis K.O. le retour au pouvoir du général de Gaulle, même si deux événements scientifiques se proposent d’y revenir avant la fin de l’année   . Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier   avaient, eux, choisi de "devancer l’appel" du cinquantenaire en dirigeant dès mai 2006 un colloque consacré à 1958 comme pivot d’une recomposition du système partisan en France. Le découpage chronologique choisi (1956-1967) pouvait surprendre. Les actes du colloque témoignent au contraire que la "moyenne durée" préserve de deux écueils : la myopie des historiens de l’événementiel et la presbytie du temps long. Tout juste regrettera-t-on un manque de rigueur dans la définition préalable des forces politiques, qui autorise à classer le MRP dans la famille des droites non gaullistes puis des centres, d’une communication à l’autre.

L’ouvrage collectif publié aux Presses universitaires de Rennes repose sur un présupposé, à savoir que l’expérience du gouvernement Mendès France (juin 1954-février 1955) aurait accrédité dans  l’opinion publique l’hypothèse d’une "sortie charismatique"   de la crise coloniale et institutionnelle. Les élections du 2 janvier 1956 virent en effet la victoire d’un Front républicain identifié au mendésisme ; la poussée du poujadisme y traduisit en outre le mécontentement de catégories sociales qui se vivaient comme les laissés-pour-compte de la modernisation. Il ressort des communications présentées au colloque de mai 2006 que le système partisan subit une profonde évolution à partir de 1958, sous l’effet du retour au scrutin majoritaire pour les législatives et de la prééminence de l’exécutif.

La bipolarisation s’imposa dans les années 1960, malgré une période de brouillage des repères partisans jusqu’à janvier 1959. Dès les législatives de 1962, l’anticommunisme hérité de la IVe République s’effaça chez les socialistes au profit d’une tactique de désistement réciproque entre forces de gauche. Ce retournement – qui ne valait pas garantie d’alliance à l’échelon local – surprit les observateurs ; mais il fut entendu des électeurs et préfigura la candidature commune de François Mitterrand aux présidentielles de 1965. Les études locales vérifient cette simplification de la vie politique à gauche dans les années 1960. Le relais des radicaux y était pris par les socialistes dans certains secteurs du Sud-ouest, tandis que la Bretagne connaissait une progression constante des forces de progrès. La question laïque, réactivée après le vote de la loi de Debré en 1959, ne freina pas cette progression des gauches dans l’Ouest de la France, alors qu’elle condamnait à nouveau toute velléité d’alliance au centre. Si les gauches innovèrent au regard de la stratégie, elles se montrèrent imperméables jusqu’à 1968 aux évolutions qui parcouraient la société française. La SFIO honora son nom de "vieille maison" en ne renouvelant guère ses cadres après 1958. Comme le Parti communiste, elle resta sourde aux analyses développées par le Mouvement du planning familial et le féminisme naissant. Le passage à la Ve République stimula aussi les reclassements à droite après 1958. La domination de l’UNR sur la majorité s’affirma à la faveur des législatives de 1962, tandis que les indépendants se divisaient entre opposition centriste, soutien critique au gouvernement et glissement vers les droites nationales. Écrasés entre des blocs en voie de structuration, les gaullistes de gauche étaient pour leur part condamnés aux marges malgré le soutien de De Gaulle et un apogée trompeur en 1966-1967. La simplification en cours de la vie politique française offrait enfin moins d’espace aux centres. Une démocratie chrétienne en crise s’efforça après 1962 de rassembler autour d’elle les orphelins du régime parlementaire, de la médiation notabiliaire et de l’atlantisme : mais le bon résultat obtenu par Jean Lecanuet aux élections présidentielles de 1965 ne bouleversa pas dans l’immédiat la loi d’airain du scrutin majoritaire à deux tours.

Sous la Ve République, le système partisan répudia progressivement des formes d’expression politique qui avaient pu "déborder" le débat d’idées dans les premières années de la guerre froide, au temps de la démobilisation inachevée des sociétés européennes. Comme le rappelle François Audigier dans sa communication, la violence des services d’ordre gaulliste ou communiste avait trouvé à s’exprimer à partir de 1947-1948, en mobilisant des pratiques héritées des années 1930. Si les communistes renouèrent avec le mot d’ordre de la lutte contre le fascisme en mai 1958, la visite de Khrouchtchev en France en mars 1960 scella la reconnaissance du gaullisme au pouvoir par l’URSS. La pacification de la vie politique pouvait dès lors être assumée par les communistes, d’autant que l’UNR, qui ne se rêva parti de masses qu’à partir de 1967, ne souhaitait plus voir écornée sa respectabilité par des "gros bras" devenus inutiles hors missions ponctuelles. Le débat contradictoire se déplaçait en même temps des réunions publiques aux écrans de télévision ou aux micros de la radio. La mémoire s’est perdue depuis 1967 de ces réunions où un Premier ministre en exercice affrontait l’ancien candidat des gauches à la présidentielle devant une salle surchauffée...

Les partis et la République reste en revanche discret sur l’influence de cette recomposition du système partisan sur la société française. Les groupes sociaux durent pourtant adapter leurs modes d’intervention à la nouvelle donne politique. À l’"Action civique" mise en œuvre sous la IVe République, les représentants des agriculteurs français substituèrent par exemple des interventions auprès de l’exécutif ou des instances européennes au début des années 1960, comme le montre Edouard Lynch dans son texte. Le pragmatisme de nouvelles générations de "paysans" s’imposa par étapes au sein de la FNSEA dans les années 1960, en écho à "l’intérêt général" au nom duquel le gouvernement conduisait des réformes de structures. Il importait moins désormais aux agriculteurs d’être représentés au Parlement que d’entamer un dialogue – parfois musclé – avec le gouvernement, qu’il s’agisse de sanctionner de Gaulle aux présidentielles de 1965 ou de s’en prendre aux bâtiments préfectoraux, symboles d’un État livré à la "technocratie".

Les années 1960 marquèrent surtout une première phase dans la construction d’un consensus autour des institutions de la Ve République. En se présentant aux élections présidentielles de 1965, François Mitterrand semblait revenir sur son "non" de 1962. L’éphémère "contre-gouvernement" qu’il imagina en 1966 ne traduisait pas d’admiration particulière pour le modèle britannique. L’ancien candidat à la présidentielle n’y figurait pas, quoiqu’il en eût choisi les membres : il s’agissait au contraire d’une reconnaissance implicite de la présidentialisation du régime. La gauche entamait donc dès ce mitan des années 1960 une mue qui devait la conduire, du congrès d’Alfortville à ceux d’Epinay et de Metz, vers la victoire de mai 1981.

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- "Parler aujourd'hui encore de ''la Ve République'' est pure convention de langage'', entretien avec Dominique Rousseau.

- "Nos concitoyens adorent élire César, ce qui rend très difficile sinon impossible le passage au primo-ministérialisme", entretien avec Olivier Duhamel.

- la revue Pouvoirs, n°126, "La Ve République" (Seuil) consacré à la Ve République, par Nicolas Leron.



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