Paru en 1990 mais tardivement traduit, le roman de K. S. Robinson, Lisière du Pacifique, semble annoncer et compléter son utopique et écologique Ministère du Futur.

Dernier volet de sa trilogie californienne du comté d’Orange   , Lisière du Pacifique est un roman légèrement SF et résolument humaniste de Kim Stanley Robinson   . Un auteur désormais bien connu pour ses épopées martiennes et qui a été chaudement recommandé pour son plus récent Ministère du Futur   , un récit presque crédible d’un monde prenant enfin au sérieux le processus de transition écologique nécessaire à sa survie. Il est intéressant de lire (ou de relire) la petite utopie du comté d’Orange, comme la préfiguration des récits à venir de Robinson (de Mars au Ministère), mais également comme la description d’un petit échantillon d’humanité ayant paisiblement surmonté la catastrophe environnementale que nous peinons encore à affronter aujourd’hui.

Histoire d’amour et de colline à El Modena, Californie

Bien loin du Cyberpunk qui révolutionne la SF des années 1980, le roman de Robinson suit la voie d’une anticipation légère et douce et sans grands rebondissements, qui imagine le futur de la Californie du Sud où l’auteur a vécu une bonne partie de son enfance.

El Modena, au sud de Los Angeles entre Anaheim, Santa Ana et Irvine

Très poétique dans sa description des paysages qui entourent la petite ville d’El Modena   , le livre suit les déboires d’un de ses habitants, Kevin Clairborne, un jeune « architecte et constructeur ». Celui-ci est amoureux des collines de son enfance et secrètement épris de Ramona, qui vient tout juste de rompre avec Alfredo, un ancien ami qui occupe les fonctions de maire de la commune. Et justement, Kevin en vient à mobiliser un petit groupe d’amis écologistes contre un projet immobilier de la municipalité. Entre rivalité amoureuse et attachement à une nature menacée par le marketing urbain d’un maire qui fait tout pour attirer une entreprise high tech, le roman suit les pérégrinations et les débats d’un petit groupe d’habitants cherchant à préserver son environnement.

Outre Kevin, le récit met en scène une série de personnages reliant leur petite quête locale à une plus vaste histoire mondiale évoquée au détour d’échanges de paroles amicales et politiques   . Toutes ces discussions, caractéristiques de l’approche utopique du romancier   , se déroulent ici au cœur du site défendu, « cet endroit en soi [faisant] partie de la discussion, de ce qu'elle voulait véhiculer », explique Kevin   .

Vue des collines d'El Modena

Discrète écolo-SF… en 2065

Pas de bombes nucléaires ou de réseau tentaculaire d’autoroutes électriques   , dans la Lisière où la tonalité SF semble plus discrète. Néanmoins, cette histoire de lutte écologique contre une urbanisation destructrice d’un milieu naturel se déroule dans une Californie du Sud où un processus de décroissance volontaire parait enclenché, sans avoir laissé de trace nette de rupture.

Ainsi, le lecteur se demande parfois s’il a affaire à une communauté utopique ou contre-culturelle, ou s’il est bien projeté dans une anticipation écologique. La réponse à ces questions est distillée par petites touches, au fil de la vie paisible à El Modena et durant la lutte écologiste qui s’y déroule. Parce que c'est seulement dans les dernières lignes du roman, qu’on découvre, au détour d’une inscription mémorielle de Kevin, que toute l’action s’est déroulée en l’an 2065…  

Imaginé à la fin des années 1990, ce monde de la fin des années 2000 ressemble beaucoup à celui que nous connaissons aujourd’hui, ou presque. Pourtant, la nouvelle réalité de ce monde original se donne progressivement à voir à travers les modes de vie des personnages, les objets, les habitats, les moyens de transport ou de communication dont ils font usage. À cette dimension matérielle viennent s’ajouter les paroles des principaux protagonistes qui expliquent les changements politiques et économiques qui se sont produits.

Les habitants d’El Modena ne sont ni augmentés ni génétiquement transformés, même s’il est parfois question de traitements anti-vieillissement pris par les plus vieux, sans que cette dimension soit particulièrement détaillée. Tous mènent une vie paisible, à l’instar de Kevin, l’architecte-artisan qui vit là depuis toujours, circulant simplement à vélo ou à pied entre ses chantiers, les collines, les canyons et même les plages de Newport ou Balboa. Comme le souligne Oscar, l’avocat qui découvre la région, tous « font du vélo de façon excessive », car « il n'y a pas de transports en commun à part les voitures de location sur les autoroutes, qui reviennent cher ». Le citadin regrette l’absence « de théâtre à El Modena… ni nulle part ailleurs dans le comté ! », et il lui semble parfois difficile de vivre « sur des terres où la culture consiste en une vigoureuse séance de piscine, suivie d’une discussion sur l’utilité des gants palmés »   . Néanmoins, il finit par accepter cette ambiance et par admettre que la « ville est effectivement aussi arcadienne » qu’il le pensait en arrivant sur place (ibid.).

Jusqu’ici, il n’y a rien d’étonnant dans ce culte d’une vie sportive en plein air au beau milieu des paysages ensoleillés de la Californie. C’est plutôt du côté des équipements et de la vie matérielle qu’il faut chercher les changements.

La vie matérielle à El Modena… en 2065

Éloignée de la côte touristique de Newport, avec ses « tours d’appartements », ces « complexes grands comme des chapiteaux » accueillant des hordes de vacanciers   , El Modena n’a rien d’une cité futuriste et les principaux personnages du roman résident dans des habitations ordinaires. « La majeure partie de la ville se compose de jardins, de fermes maraichères, de crèches, et dans tous les cas, de terre cultivée, sauf pour les terrains alloués au domaine cyclable, aux piscines et aux terrains de sport », explique Oscar, fraichement arrivé dans la région   .

Comme d’autres, Kevin réside « dans une grande et vieille résidence d'appartements, reconvertie » par ses soins pour y accueillir « tout un clan », ses « colocataires, les voisins à l'intérieur, sa vraie famille »   . Fier d’habiter un « grand truc à auvents, éclatant de lumière », l’architecte n’en dit pas plus. Il attache une plus grande importance au paysage qui l’entoure, la « sombre masse de la colline », la « fourrure des chênes et de la sauge » : « Sa colline, le centre de sa vie, son mont à lui, grand, en grès, en sauge. »   .

En rénovant la maison d’Oscar, l’architecte exprime néanmoins la technicité de son métier, et de son époque. Il aime concevoir des maisons neuves qui font appel à la technologie du « gel-nuage » :

« On met des panneaux de ce truc dans les murs, et si la température de la pièce est basse, le gel-nuage devient transparent et laisse entrer la lumière du soleil. À partir de vingt-cinq degrés, le gel commence à s’opacifier, et à trente degrés il devient blanc : ça réfléchit la lumière du soleil. Donc ça fait office de thermostat, tout comme les nuages au-dessus des terres. »  

De la « technologie de vaisseau spatial, ça, hein ? », questionne Oscar, quand Kevin propose d’y adjoindre « un système nerveux de capteurs pour l'ordinateur de la maison », « un tube sous terre pour que ça diffuse de l'air frais », « la lumière du soleil pour avoir de la chaleur », pour la rendre autonome   . Et, pour « éviter que ça ressemble à un labo », l’architecte propose « beaucoup de zones où on ne peut pas dire si on est à l'intérieur ou à l'extérieur »   . Une architecture low tech branchée sur la nature qui pourrait puisée dans le Whole Earth Catalog de Stewart Brand, et que ne renieraient sans doute pas les architectes de la contre-culture.

Jacobsen house Earthship, Taos New Mexico, 2009 (M. Reynolds) - Wikipédia

Du local au global

Adeptes du vélo et de la nature qui les entoure, les habitants d’El Modena en 2064, vivent dans un monde ouvert. Pas de robots ou de voitures volantes ou circulant sur des « rails électromagnétiques »   , mais il est néanmoins possible d’aller faire un tour dans les airs au moyen de planeurs… à pédales. C’est un engin de ce type, « un Northrop Condor », que Ramona et Kevin empruntent pour avoir le plaisir de survoler les paysages de leur comté d’Orange   . Le « petit planeur grimpant à chaque coup de pédale » porte le nom d’une entreprise aéronautique californienne, célèbre pour ses ailes volantes militaires et motorisées, inspirées de planeurs allemands des années 1930   .

Le Northrop N-1M (version motorisée et militaire de 1940) - Wikipédia

Utilisé pour les loisirs, le petit planeur biplace ne permet sans doute pas les voyages à longue distance. C’est donc à Newport que nous avons l’occasion d’entrevoir de « grands navires »… à voiles, équipés de « gréements carrés et auriques, la tendance du moment parmi les concepteurs ». Ces engins ressemblent à « d'énormes goélettes » des temps passés, mais avec cinq mâts aérodynamiques parés de voiles rigides   . Ces sortes de clippers modernes sont construits en « titane » et naviguent au moyen d’une « console d’ordinateur »   .

Alcyone, navire à turbovoiles de Cousteau (1985) - Wikipédia

Planeurs à pédale ou cargos à voile, ces nouveaux moyens de transport suscitent l’admiration des personnages du roman, en raison de leurs performances techniques, mais également parce qu’ils permettent de continuer de voyager à travers le monde en préservant l’environnement.

À un niveau plus local et presque quotidien, les habitants d’El Modena sont connectés au reste du monde par des visioconférences pratiquées au moyen de simples téléviseurs. Ces équipements ordinaires permettent « beaucoup de bavardages le temps de renouer avec de vieilles connaissances, et de s'échanger les dernières nouvelles »   . Nos écolos s’en servent aussi pour échanger des documents en mettant simplement « ces feuilles de papier sur l’écran du téléviseur »   .

Ordinateur Sinclair ZX81 & TV (1981) - Wikipédia

Délaissant les transatlantiques, les avions à réaction ou les développements de la micro-informatique personnelle, ignorant délibérément le premier Macintosh de Steve Jobs autant que le Sinclair du Neuromancien de William Gibson (1984), le récit de Robinson joue habilement avec les époques et les technologies.

Un jeu qui nous entraine beaucoup plus loin, avec l’évocation d’une belle « soirée martienne » que les amis décident de vivre différemment, dans les collines, comme le raconte l’un d’entre eux : « L’humanité arrive sur la légendaire planète rouge, et on célèbre cet accomplissement en errant dans le noir comme des sauvages. C’est L’Odyssée de l’espace à l’envers. Aïe !   ». C’est par un joyeux retour à une vie simple au cœur d’une nature sauvage que la tribu écolo de 2065 tient à célébrer la conquête de Mars.

Faut-il y voir une manifestation de la postmodernité, pourrait diagnostiquer Jameson, ou s’agit-il d’une simple utopie écologique et low tech ? Il est impossible de répondre à cette question sans chercher à comprendre comment le comté d’Orange en est arrivé là.

Lointains changements politiques… ou utopiques ?

Le roman n’est pas très précis sur les événements qui l’ont précédé et qui ont produit le monde dans lequel se débattent les habitants d’El Modena. C’est à travers son intrigue et ses discussions autour du projet immobilier de la municipalité que le récit dévoile progressivement les changements politiques qui ont affecté la société américaine. Expert et témoin de cette histoire, le père de Kevin les décrit ainsi à ses amis écolos :

« Le principal objectif des accords internationaux visant à la réduction des émissions de 20 à 40 %, c'était de réduire la taille des grands groupes, les dégraisser à tel point qu'il ne reste que des entreprises. C'est en fait du droit anti-corporatif, je veux dire que c'est ce qu'on faisait depuis vingt-cinq ans. On a démantelé les entreprises et laissé derrière nous une multitude de petites entreprises, ainsi qu'un tas d'associations et de réseaux d'informations. »  

Plus tard, c’est au tour de Nadezhda, également témoin et spécialiste de ces sujets, d’expliquer les accords internationaux qui ont permis de réduire la taille des entreprises pour limiter le libre-échange et la concurrence. Une séquence politique qui préfigure l’action du Ministère du Futur, le roman de 2020. À moins d’imaginer que la situation de la Californie décrite dans la Lisière, soit le résultat de la politique du Ministère…

À trente ans d’écart, les deux livres de Robinson, usent des mêmes procédés littéraires, mêlant fictions et digressions sur le pouvoir des utopies. La quête de Kevin et de ses amis est régulièrement interrompue par les réflexions de son écrivain-narrateur, qui « pense à alterner les chapitres de fiction avec des essais qui discutent les problèmes politiques et économiques   ». Toujours très jamesonnien, Robinson met en scène les doutes sur l’intérêt d’adopter une approche utopique, en dénonçant même « des utopies de poche », qui « ne nous apportent rien, à nous qui sommes prisonniers de ce monde »   .

Pourtant, il faut finir le livre. L’écrivain-narrateur se ressaisit donc. Il change d’avis et accepte l’utopie comme « le processus qui consiste à faire un monde meilleur, c’est le nom d'un chemin que l'histoire peut prendre, un processus dynamique, tumultueux », qu’il faudrait « comparer au cours de l’histoire actuelle »   . Dans un élan d’optimisme, il se prend à rêver du pouvoir des fictions, et du succès de son livre…

« L’histoire modifiée par un livre à succès, une utopie, tout le monde la lit et se fait des idées, ou de vagues tentatives d'idées, ça change leur perception, tout le monde se met à œuvrer en vue d'un monde meilleur […]. Notre imagination est plus forte que la leur ! Faites le premier pas et vous serez en route. Et donc ? Dans mon livre ? »  

La quête de Kevin peut ainsi se poursuivre à travers les paysages d’El Modena. Quant au lecteur, à lui d’imaginer des solutions pour changer le cours de son histoire afin de sauver son propre monde.

Kim, Kevin, c’est désormais à nous de jouer…