Une nouvelle édition du plus grand festival de metal français s'est tenue à la mi-juin. Reportage.

A quoi est-ce qu’on voit qu’un festival s’embourgeoise ? Peut-être au fait que le premier truc que l’on voit à notre arrivée au Hellfest, c’est un ingénieur automobile et une prof de philo en tenue de mariés qui se passent officiellement la bague au doigt devant les caméras de TF1. Le lendemain, un article d’actu.fr (autrement dit, le haut de gamme de l’information) nous apprendra que les deux tourtereaux se sont rencontrés l’année précédente sur le site du festival, « alors qu’ils ne se connaissaient pas » (ça c’est une rencontre), et qu’ils sont « assez rock’n’roll dans leur manière de vivre », n’hésitant pas, par exemple, à aller habiter en Bretagne. Evil, en effet.

Un peu plus loin, on fend plusieurs files d’attente démesurées, d’une centaine de mètres chacune, qui mènent à un grand temple bâti en dur et appelé le « Sanctuary ». Vous vous demandez peut-être ce qu’attendent des heures durant tous ces êtres humains sous le soleil, tels les fidèles devant le trône du roi Salomon, au lieu d’aller, je ne sais pas, assister à des concerts par exemple ? Réponse : ils font la queue pour acheter du merchandising (t-shirts, bibelots, produits dérivés) estampillé de la marque « Hellfest ».

La trivialité de la démarche contraste avec l’ancestralité de la scénographie (« marchand du temple », disiez-vous ?), et nous rappelle, au cas où on l’aurait oublié, que l’ancien petit Furyfest de la fin des années 2000 est devenu aujourd’hui une machine à cash furieusement décomplexée.

Il faut dire que le Hellfest n’est plus seulement un festival ; il est également devenu un univers culturel autonome, fastueusement scénographié comme un parc d’attraction greco-romain-médiévalo-fantastique, avec des fidèles CSP++ peu crispés sur les cordons de leur bourse, prêts à dépenser un SMIC en quelques jours pour accéder à une expérience globale (impliquant décor, nourriture, attractions, produits dérivés, etc.) dans laquelle les artistes programmés ne sont plus toujours au premier plan des préoccupations.

Car en effet, l’inconvénient majeur de l’innovation architecturale qu’est le Sanctuary, c’est qu’elle prend place à l’endroit où était auparavant située la Valley, la scène stoner/doom du Hellfest.

La Valley, stoner/doom à ciel ouvert

La proximité de cette scène avec l’Altar (death metal) et la Temple (black metal), juste en sortie d’espace presse, nous permettait jadis de passer l’essentiel du festival avec nos styles musicaux de prédilection regroupés dans un périmètre d’un demi-hectare, ce qui était plutôt reposant. Las, cet âge d’or est désormais révolu, et, prenant conscience que tout dans l’univers n’est pas conçu en vue d’optimiser notre confort, il nous faut à présent cheminer jusqu’à l’autre bout du petit royaume pour assister aux concerts de groupes comme Bongripper ou The Obsessed. Le tout sur une petite scène découverte, aux qualités sonores incertaines, coincée entre une rangée de baraques à frites odorantes et une sorte de grand rouet d’une vingtaine de mètres de diamètre ornementé de squelettes…

Nous ne sommes certes pas contre la nouveauté par principe, mais qu’il nous soit permis d’émettre un doute sur l’opportunité de cette nouveauté-là, d’autant plus qu’elle prive les groupes de la Valley de leur chapiteau, qui faisait ressembler cette scène à une sorte de caverne, un espace un peu obscur, rempli de riffs et de distorsions sonores, dans lequel on se sentait un peu coupés du monde, ce qui convenait particulièrement bien aux esthétiques musicales lourdes et contemplatives qui y étaient programmées. Un concert d’un groupe aussi radical que Primitive Man, par exemple, aurait pris davantage de relief dans cet ancien contexte troglodyte qu’il n’en a eu sous la lumière blanche d’un soleil cuisant de milieu d’après-midi, dans un périmètre où circulaient et paissaient un gros contingent de touristes venus manger des frites et peu soucieux des artistes programmés sur la scène.

S’il faut trouver un avantage à ce contexte doloriste, c’est qu’il permet d’entrer immédiatement en empathie avec la déception envers la vie qu’exhale le sludge-doom des Américains de Primitive Man. Lenteur. Lourdeur. Lancinance. Votre âme pèse une tonne et parcourt un désert hostile. Tout y est vertigineux de douleur et de dépression. Trois compositions évolutives d’une douzaine de minutes se succèdent, bâties sur de longs drones basse-batterie, émaillées des growls monosyllabiques du chanteur-guitariste Ethan Lee McCarthy, et entrecoupées d’interludes bruitistes qui installent une belle atmosphère. La proposition artistique est engageante, assez extrême dans son registre raide et dépouillé, et aurait mérité un cocon mieux adapté.

 

Même constat pour Bongripper, autre groupe américain évoluant dans un style comparable – guitares accordées bas, univers lourd et violent, batteur en « solo permanent », compositions longues et évolutives (tellement longues que le groupe n’en place que deux dans son set de 50 minutes) – à la différence près qu’il se passe de chant, et qu’il possède une direction artistique plus ronde et chaleureuse (rythme un peu plus rapide, riffs davantage propices au headbanging) que celle de Primitive Man. Là encore, cet équilibre rare entre groove sombre et trip contemplatif aurait été mieux apprécié dans la semi-obscurité d’un chapiteau, avec des réglages sonores mieux adaptés aux basses fréquences, comme lors de leur vrombissante prestation lors de l’édition 2017 du Hellfest. 

 

Idem pour le troisième groupe américain du vendredi après-midi, Weedeater, qui, contrairement à ses deux compatriotes, s’inscrit dans un format plus traditionnel : hard-blues, mid-tempo, chansons de 4 minutes. La belle énergie nihiliste, imprégnée de relents narcotiques, de ces vétérans de la scène sludge sudiste, aurait là encore mérité un écrin mieux accordé à leur sublimation sardonique des travers de l’existence.

 

Cependant, d’autres formations programmées sur cette nouvelle Valley à ciel ouvert y trouvent davantage un élément naturel, comme les Suédois de Dozer venus le dimanche y défendre avec conviction leur dernier album Drifting in the Endless Void, ainsi qu’une poignée de leurs classiques stoner-rock, avec tout le dynamisme et l’imaginaire romantique (la route, l’errance, la drogue, etc.) associés à ce style musical. Pour eux, l’ouverture d’un « Big Sky » (référence à un de leurs tubes) au-dessus des musiciens sied parfaitement.

 

Même constat pour le stoner-blues majestueux des Américains d’Earthless, qui prend le samedi soir au crépuscule toute sa dimension, avec sa basse ronde et ses bends de guitare, ses ambiances évocatrices et évolutives (là encore, les morceaux dépassent allégrement les 10 minutes), ses solos inspirés, son groove permanent, et puis surtout cette impression d’urgence et de nécessité provoqués par des passages semi-improvisés qui donnent au concert un petit aspect de jam session : les oreilles et les corps sont à la fête devant ce power trio exclusivement instrumental et taillé pour le live.

 

Autre groupe à bien s’en sortir sur cette nouvelle scène, avec pour le coup un son net et puissant : Monster Magnet. Menés par un Dave Wyndorf très en forme, les Américains ont offert un set bien rôdé, car presqu’intégralement composé de morceaux de leurs albums Dopes to Infinity (1995) et Powertrip (1998).

Bilan contrasté, donc, pour cette nouvelle scène Valley, qui a vu défiler de beaux concerts de groupes importants (citons encore Crowbar, Clutch, Melvins), tous n’étant hélas pas mis en valeur par cette nouvelle scéno-sono-graphie. Les témoins du concert d’Amenra le jeudi soir rapportent même que durant les passages pianissimo du set de ce groupe de post-hardcore belge, on entendait assez distinctement au loin : « I was made for lovin’ you, baby / You were made for lovin’ me / Doo doo doo doo doo doo doo / etc.. »

 

C’étaient le groupe Kiss et ses fans, en pleine communion sur ce tube hard/disco au niveau de la Main Stage, à quelques centaines de mètres de là. Difficile, dans ce contexte, de rester concentré sur l’ambiance tragique et secrète d’Amenra, assurément.

Kiss, vous demandez-vous ? Mais n’avions-nous pas écrit dans notre live report de l’édition 2019 du Hellfest que cet antédiluvien groupe de hard-rock s’y produisait pour sa tournée d’adieu ? Si fait, comme cela était alors annoncé par le groupe. Il faut croire que, depuis, Gene Simmons s’est rendu compte que le prix de la coke avait augmenté. Peut-être aussi qu’à partir d’un certain âge, il est de bon ton d’annoncer chaque tournée comme étant celle des adieux, c’est plus prudent.

Les vieux maquillés de Kiss ne sont d’ailleurs pas les seuls à avoir eu recours à ce petit stratagème. Il en va de même du groupe de heavy/glam/hair metal Mötley Crüe, stars de MTV dans les années 80, qui se produit sur la Main Stage le vendredi soir, après avoir effectué sa dernière « tournée d’adieu » en 2015. Il faut croire que, depuis, Nikki Sixx s’est rendu compte que le prix de l’héroïne avait aug… Bref.

Les Main Stages

Il s’en passe, des choses, dans un concert de Mötley Crüe ! On y reste à peine vingt minutes et en ce court laps de temps on a vu : jouer 4 ou 5 chansons du groupe ; à peu près autant de reprises (un pot-pourri de standards du hard rock, comme un groupe de camping) ; un solo de guitare par John 5 (ancien guitariste de Marilyn Manson et Rob Zombie, qui remplace ici le guitariste originel Mick Mars) ; danser une poignée de jeunes performeuses dénudées ; promouvoir le biopic The Dirt (2019) au moyen de la chanson éponyme en featuring avec le rappeur Machine Gun Kelly (qui jouait le rôle du batteur Tommy Lee dans le film, et se produisait sur la scène voisine du Hellfest quelques minutes auparavant) ; Nikki Sixx nous expliquer que « You are us and we are you » (ce qu’au visionnage du film on espère quand même pas trop vrai, tant il est vrai que si nous adoptions tous le comportement régressif et déjanté des Mötley Crüe, l’espèce humaine aurait du souci à se faire à vraiment très court terme) ; etc. Le groupe semble avoir conservé de ses résidences vegasiennes un sens aigu de l’entertainment, qu’il associe avec la personnalité foutraque qu’ont toujours eu ses membres. Le résultat, c’est un intrigant mélange entre professionnalisme et désinvolture. Musicalement, rien n’atteint la cheville du Requiem en la mineur de Mozart qui ouvre le concert, mais si l’on voulait entendre de bons standards de rock sans fioriture et humer le parfum d’une époque pré-#MeToo révolue, Mötley Crüe était un choix pertinent pour le vendredi soir.

 

Une autre époque révolue qui resurgit avec fracas sur la Main Stage le dimanche, ce sont les années 90, période de règne du groupe Pantera, reformé pour la première fois depuis vingt ans à l’occasion d’une tournée événement. La reformation n’est évidemment que partielle, les frères Abbott (Vinnie le batteur et « Dimebag » le guitariste) étant depuis décédés – « Dimebag » dans les circonstances tragiques que l’on sait (assassiné sur scène en 2004 par un déséquilibré). Ce n’est pas tous les jours que l’on voit jouer un groupe qui a littéralement inventé et incarné un style musical à lui tout seul : parfois décrit comme du « power metal » ou du « groove metal », il s’agit en fait d’une mixture particulièrement énergique de thrash, de heavy et de hardcore, dont l’identité repose en grande partie sur un riffing en power chords acéré et dissonant (assuré sur cette tournée par Zakk Wylde, l’ancien guitariste d’Ozzie Osbourne). Cette identité sonore, le groupe l’a imposée au moyen d’un quadruplé d’albums cultes (depuis Cowboys from Hell jusqu’à The Great Southern Trendkill), de quoi alimenter la machine à tubes durant 1h30 de concerts devant un public rugissant de plaisir. En même temps, avec des compositions comme « A New Level », « Walk », « I'm Broken » ou « Fucking Hostile », difficile de se louper. Si on voulait chipoter un peu, on pourrait dire que que cela aurait pu être encore plus pêchu dans l’exécution, et il est flagrant que Phil Anselmo, entre ses problèmes d’alcool et de dos, n’est plus aujourd’hui le frontman qu’il fut jadis. Mais cela n’empêche le niveau émotionnel d’être resté très haut perché pour les spectateurs de ce moment privilégié.

 

Quant aux années 2000, elles furent mises à l’honneur par le live façon machine de guerre de Hatebreed. Plutôt habitué aux scènes plus réduites (lors de ses passages au Hellfest, il est d’ordinaire programmé sur la Warzone), ce groupe phare du hardcore-metal états-unien a profité de l’arrêt de la pluie le dimanche après-midi pour enflammer le pit de la Main Stage, avec un show magistral en format best-of (« Live for this », « This is now », « Destroy Everything », les titres des chansons hardcore ce n’est pas de la poésie symboliste), équilibre parfait entre clarté et agressivité pour headbanging et mosh parts endiablés.

 

Les scènes couvertes (Altar & Temple)

On pourrait en dire autant, dans un registre différent, du live du supergroupe Bloodbath sur la scène Altar le vendredi soir. « Bloodbath »… un nom parfait pour un groupe de metal extrême, n’est-ce pas ? Au-delà de la signification peut-être inspirée par un des films d’horreur de série Z bruités par le personnage de John Travolta dans Blow Out (avec ce dialogue culte entre lui et le réalisateur : « Let’s see… I met you on Blood Bath. And then we made Blood Bath 2 »), c’est surtout la sonorité qui fait tout. Prononcez « Bloodbath », vous en aurez plein la bouche, c’est à la fois caverneux et chuintant ; bref, cela annonce d’emblée la couleur au niveau phonétique. Démarré comme un side-project par quelques grandes figures de la scène death metal suédoise (issues de groupes comme Opeth ou Katatonia), Bloodbath est devenu, au fil des albums, et malgré quelques changements de line-up, une entité artistique autonome et cohérente, proposant un death efficace et racé, à la fois puriste et innovant. En concert, c’est de toute beauté. Le son est éclatant, et l’alchimie entre les musiciens, totale. Nick Holmes, troisième chanteur du groupe dans l’ordre d’arrivée, semble désormais (c’était un peu moins le cas lors du passage du groupe au Hellfest 2015) parfaitement intégré au sein de la formation. Musicalement, du moins, tant sa prestation au chant growl est scotchante. Au niveau stylistique, en revanche, son apparence calme et classieuse (cheveux courts, chemise et lunettes noires, attitude hiératique) détonne avec la désinvolture très états-unienne des instrumentistes (cheveux longs, sourires, tongs dans les chaussettes), qui n’en oublient pas pour autant d’être d’une précision chirurgicale dans l’exécution de leurs partitions.

Cette impression de cisèlement est indissociable du groove très personnel qu’impose Bloodbath sur scène, à mille lieues du hard rock de stade de Def Leppard, qui se produisait un peu avant sur la Main Stage, mais auquel Nick Holmes a tenu à rendre hommage (« Did you see Def Leppard ? Fucking brillant… »). Un geste sans doute sincère, mais qu’on peut aussi recevoir comme un trait d’humour, étant donné le grand écart esthétique entre les deux formations. Le concert s’achève par un trio de « tubes » (« Like Fire », « Outnumbering… the Day », « Eaten ») qui, contrairement aux « Foolin’ » et autres « Hysteria » du groupe de hard anglais pré-cité, ne passeront jamais sur les radios grand public. En particulier « Eaten », une chanson sulfureuse sur le désir d’être mangé, inspirée par un fait divers réel ayant défrayé la chronique au début des années 2000 (et ayant également inspiré le titre « Mein Teil » de Rammstein). Mais on peut aussi lire le texte de cette chanson de façon plus métaphorique, comme l’expression d’un désir masochiste « dévorant » de se livrer à son bourreau, ce qui peut alors s’appliquer à d’autres situations moins extrêmes de la vie ; à celle d’un agent de la fonction publique française votant aux élections pour Emmanuel Macron, par exemple.

 

Quant à Nick Holmes, il n’a pas fait pour rien le voyage à Clisson, puisqu’on le retrouve sur la scène voisine (Temple) deux jours plus tard, le dimanche soir, au micro de son groupe d’origine, à savoir Paradise Lost, où il fait plutôt admirer son chant clair, mieux accordé au virage rock gothique pris par le groupe au mitan des années 90, avec notamment l’album-culte Draconian Times (dont est joué le trio « Hallowed Land » / « Forever Failure » / « The Last Time »). Seul véritable point commun avec la prestation d’Holmes pour Bloodbath l’avant-veille, ses « How you doin’, OK ? » lancés au public entre les morceaux. Pour le reste, une prestation scénographiquement sobre et musicalement de haute tenue pour le groupe, statique derrière un contre-jour de lumières et de fumées, et mettant ainsi en avant la dimension contemplative de leurs compositions.

 

Dans un style différent, le trip contemplatif était également à l’honneur sur la même scène le dimanche après-midi, pour le concert des Finlandais de Grave Pleasures. Continuation de l’éphémère groupe-culte Beastmilk, avec quasiment tous les membres du combo originel, Grave Pleasures doit vivre avec l’ombre portée de l’album, Climax, qui a rebattu les cartes dans le monde du rock au début des années 2010 – et dont une poignée de titres sont d’ailleurs joués sur scène au Hellfest. Ces compositions sont celles qui recueillent le plus d’ovations, mais qu’attendre d’autre dès lors que quand vous tapez « Grave Pleasures » sur Google, le premier résultat qui s’affiche c’est… « Beastmilk ». Très homogène dans son inspiration post punk / cold wave (on est vraiment à la périphérie du champ metal), le set prend peu à peu de l’intensité sans varier de formule, ce qui en fait une expérience planante et évolutive, idéale pour une fin de festival.

 

À la réflexion, en début de festival aussi il est agréable de planer, surtout quand c’est dans les hauteurs auxquelles nous conduit le groupe allemand Der Weg Einer Freheit le vendredi après-midi, grâce à un post-black metal atmosphérique et mélodique de haute volée, qui passe superbement le cap de la scène.Quasiment aucun signe extérieur distinctif du black metal (corpse paint, decorum sataniste) chez ce groupe plutôt jeune, cultivant plutôt le potentiel mélancolique de cette musique faisant la part belle au souffle des tremolo picking et au jeu des harmoniques.

 

Et curieusement, pas beaucoup plus chez leurs aînés norvégiens de Gorgoroth, qui sont pourtant connus pour avoir proposé des scénographies parmi les plus extrêmes de l’histoire de la musique (comme lors de leur fameux live « sacrilège » en pleine Pologne catholique en 2004). Mais ce vendredi sur la Temple, pas de flammes, pas de têtes de moutons sur des pics, pas de comédiens suspendus nus à des croix avec un sac sur la tête. Juste un combo de grands musiciens de black (Hoest, le leader de Taake, assure le chant sur cette tournée) qui avaient à cœur de déployer toutes les richesses expressives de leur genre musical, en revisitant l’ample discographie d’un des groupes phares de la scène scandinave, entre hymnes trve black mélodique et propositions naviguant au contact d’autres styles comme le doom (« Forces of Satan… storms ») ou le folk (« Bergtrollets Hevn »), tout en restant fermement ancrées dans le romantisme sombre d’un black où la figure de Satan est omniprésente.

 

Si les harmonies et les mélodies sont à l’honneur avec Der Weg… et Gorgoroth, elles disparaissent presque totalement du live d’un autre grand groupe de black norvégien venu spécialement pour le Hellfest, 1349. En cause, le choix de mixage sonore qui met à tel point la batterie au premier plan qu’elle coupe en grande partie la perception des parties de basse et de guitare, et estompe les nuances entre les compositions. C’était peut-être pour accentuer la brutalité de la musique de 1349 (ou pour mettre en avant la performance quasi-surhumaine du batteur, Frost, grande figure du black metal), ou alors c’était la conséquence d’un mix destiné prioritairement à la restitution télévisée (le concert était filmé pour ARTE, et rend d’ailleurs très bien en vidéo), mais en direct sous le chapiteau, cela nous a semblé une énigme. L’ultra-violence c’est bien, mais c’est aussi une question de proportion.

 

C’est ce qu’ont parfaitement compris les deux grands groupes de brutal death programmés sur l’Altar le vendredi après-midi, à savoir les Suisses de Nostromo et les Belges d’Aborted. Ces derniers devaient avoir vraiment faim, parce qu’ils sont rentrés sur scène avec la volonté manifeste de nous coller une grosse mandale, tout au long d’un set accrocheur, ébouriffant de dynamisme et de technicité, avec des instrumentistes virtuoses au faîte de leur forme, des breaks et des accélérations en-veux-tu-en-voilà, et un frontman, Sven de Caluwé, plein de présence et survolté dans la scansion de vocaux gore façon « évier bouché" que personne ne comprend (et c’est fait pour, les vocaux étant dans ce genre musical avant tout un support pour que la voix se déploie comme un instrument).

 

Les membres de Nostromo, groupe mythique et éphémère du tournant des années 2000, qui repartent sur les routes afin de défendre un nouvel album, Bucéphale postérieur de quinze ans au précédent, nous ont paru plus sobres scéniquement que lors de leur passage dans les nuages de poussière du Hellfest 2017, et un peu moins bien servis au niveau sono. Mais on a néanmoins apprécié leur grindcore violent et complexe, pour l’exécution duquel tous les musiciens « travaillent » physiquement devant nous à haute intensité, alternant à l’intérieur de chaque morceau les passages sludge raides et brutaux où tout le monde enfonce à l’unisson le même clou, et d’autres plus débridés dans lesquels les instrumentistes lâchent les chevaux au niveau des riffs.

 

Le dimanche était aussi une journée à thème thrash metal sous les chapiteaux du Hellfest, qui ont accueilli aussi bien de la vieille garde (Dark Angel, Holy Moses, Testament) que de la jeune relève (Vektor, Crisix). Côté vieille garde, notons la prestation du groupe allemand Holy Moses, en « tournée d’adieu », quarante ans après sa formation. Un peu resté dans l’ombre des géants du thrash allemand comme Kreator, Destruction ou Sodom, Holy Moses reste un groupe précurseur, le premier au monde à avoir donné à entendre un chant growl assuré par une femme, en l’occurrence la charismatique Sabina Classen, seule membre originelle du groupe aujourd’hui. Musicalement, Holy Moses, c’est un thrash brut et énergique avec un esprit punk, des morceaux courts et rapides qui vont à l’essentiel, tout en permettant à chaque instrumentiste de déployer un petit quelque chose d’original et d’inattendu. Il a peut-être, au long de sa carrière, manqué au groupe quelques hymnes plus fédérateurs pour monter en première division en termes de ventes et de notoriété, mais ce n’est certes pas le talent ni l’énergie qui ont fait défaut aux musiciens lors de leur prestation clissonnaise, essentiellement tournée autour du dernier album Invisible Queen, et des classiques Finished with the dogs et The New Machine of Liechtenstein remontant à la fin des années 1980.

 

Que les Holy Moses se rassurent en se retirant du circuit (à moins qu’ils ne reviennent dans deux ans pour une nouvelle « tournée d’adieux »), la relève du thrash est prête à reprendre le flambeau, même si c’est dans un style aux antipodes. Preuve en est avec le thrash technique et progressif du jeune groupe américain Vektor, dont les trois premiers albums ont marqué au fer rouge le monde des musiques extrêmes lors de la décennie 2010, et qui, sur scène, impressionnent autant par la virtuosité de leurs prestations instrumentales que par le chant éraillé aigu, à l’ancienne (on croirait entendre Paul Baloff sur Bonded by Blood, le premier Exodus), de leur frontman David DiSanto.

 

Une promesse d’avenir pour un festival comme le Hellfest, où la moyenne d’âge, sur scène comme dans les fosses, est désormais plus proche du demi-siècle que du « vert paradis des amours enfantines ». Cela est cependant loin d'être un souci pour les organisateurs, la première vague de billets pour l'édition de juin 2024 ayant été écoulée en dix minutes lors de sa mise en ligne. Le modèle économique du Hellfest a encore de beaux jours devant lui.

 

A relire sur Nonfiction, une sélection de nos précédents reportages au Hellfest :

L'édition 2022

L'édition 2019

L'édition 2016