Le coronavirus est l’occasion scientifique et philosophique, pour Etienne Klein, de montrer la nécessité de refonder la rationalité scientifique pour sauver la vérité du relativisme soupçonneux

Le COVID-19 nous montre que la nature possède sur l’homme un pouvoir impossible à contourner, non par fatalité mais parce que nos connaissances sont limitées par définition. Plutôt que de nous réfugier dans les bras d’un irrationalisme malvenu, le physicien en appelle à repenser le sens de la vérité. Associer sciences et philosophie à cette tâche va bien au-delà  d'un devoir moral. Il s'agit de repenser l'idéal rationnel de progrès hérité des Lumières et sortir de l'impasse où nous ont conduit le positivisme et les philosophies du soupçon.

Cette vérité dont on doute

La vérité scientifique ne cesse d’être malmenée, voire discréditée, soit par excès positiviste d’adulation, soit par repli au nom d’un conventionnalisme et relativisme sceptique. La méfiance qui s’installe à son égard est favorisée par le goût public pour une véracité qui entre en contradiction avec le rejet de la possibilité de la vérité. C’est avec ironie, cet art de poser des questions dérangeantes, qu’Etienne Klein entreprend dans ce numéro 17 de la collection Tracts (Gallimard) de situer le discours des sciences dans son exigence d’exactitude et de mesure. Car ce n'est qu'à cette condition que l'esprit de la science pourra insuffler son vent de liberté à la République qui en manque cruellement. Or, en dernière instance, le défi opposé à la science, à la raison et à la vérité semble bien poser la question de la République elle-même, dont Etienne Klien rappelle que le général de Gaulle la décrivait comme étant « la souveraineté du peuple, l’appel de la liberté et l’espérance de la justice »   . Si la République a un sens, elle doit faire des sciences une « affaire publique », afin de faire d'elle-même une « véritable cité des esprits où la liberté serait l’affranchissement des intelligences et l’égalité un partage équitable de la considération », comme le proposait le philosophe Henri Bergson   .

Retrouver la jubilation de la pensée 

Penser, comprendre un problème scientifique, c’est une jubilation, un plaisir qui rapproche du réel, pour l’esprit qui développe son goût pour la vérité. Etienne Klein se souvient de sa rencontre avec les sciences physiques. Rien à voir avec ce que la philosophe Simone Weil pouvait écrire de la science dans L’enracinement : « La science n’étudie que les faits comme tels. Or les faits, la force, la matière, isolés et considérés en eux-mêmes, sans relation avec rien d’autre, il n’y a rien là qu’une pensée humaine puisse aimer »   . Il est vrai que l’amour, pour Simone Weil, a un tout autre objet. Pour Etienne Klein, ce goût pour la vérité scientifique produit tous les effets de l’amour « en nous déplaçant de nos façons habituelles d’être au monde »   . S’écarter un temps du réel pour y revenir. C’est tout le contraire de ce que nous vivons lorsque nous préférons à cette érotisation de la recherche les illusions et les chimères, nous enfermant dans un quotidien sans issue. Emerveillement devant le monde que l’exigence de l’exactitude rationnelle a quelque difficulté à restituer dans son discours. Il faudrait parvenir à élargir cette rationalité à une poétique souligne Etienne Klein, reprenant la question laissée en suspens par Gaston Bachelard à propos de la séparation du poétique et du scientifique. A défaut de trouver un discours adéquat, la science paraîtra éloignée, froide, triste. Un tel éloignement ouvre des boulevards au populisme scientifique.

Le devoir d’humilité des sciences   

Le COVID, et le texte d’Etienne Klein est là pour nous le rappeler, c’est d’abord l’occasion pour les sciences de faire preuve d’humilité afin de garantir la vérité, comme le disait en son époque Bertrand Russell, cité en exergue du texte : « Le concept de vérité, compris comme dépendant de faits qui dépassent largement le contrôle humain, a été l’une des voies par lesquelles la philosophie a, jusqu’ici, inculqué la dose nécessaire d’humilité ». Les scientifiques compétents dans leur domaine ne sont véritablement compétents que s’ils s’en tiennent à leur champ de connaissances. Or la spécialisation de plus en plus pointue des sciences exclut et fascine au point d’en appeler à la participation des chercheurs dans les divers médias pour prendre position au sujet de n’importe quel débat de société. On assiste à l'inverse, peut-être pour combler la peur de l’ignorance et d’un avenir hors contrôle humain, à une véritable déferlante d’avis de non scientifiques sur le coronavirus. Cette appétence pour la science devenue dogme asséné sans l’ombre d’un doute tient au moins à quatre raisons selon Etienne Klein, qui ont comme trait commun de placer l’homme au centre du monde : la tendance à accorder du crédit aux thèses qui nous plaisent, la sensibilité aux arguments d’autorité, le goût pour parler avec assurance de ce que l’on ne connaît pas, et pour finir, la confiance accordée à l’intuition personnelle. Le scepticisme vis à vis de la révolution copernicienne qui délogea l’homme du point fixe où il se trouvait, réapparaît lorsque la science ne trouve pas de réponse à l’urgence que vivent les hommes. La phrase de Pascal, effrayé par ces espaces infinis où l'homme se heurte à l'infiniment petit et l'infiniment grand, est toujours d'actualité. 

Je ne suis pas médecin, mais je... 

A la différence du narcissisme classique, le narcissisme contemporain emprunte les voies du non-savoir. Si les scientifiques sont longtemps apparus comme détenteurs du savoir, aujourd’hui c’est le non-spécialiste qui a droit à la parole savante, jetant un flou sur le sens de la démarche scientifique. La pluralité des sciences implique des démarches diverses, des objets différents. Les méthodes sont soumises à variation dans une même discipline. Au sein d’un domaine scientifique étroit par son champ d’investigation, il peut y avoir des démarches différentes pouvant susciter des conflits, mais ces différends se règlent collectivement. Les controverses scientifiques procèdent de « la coopération amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir ». Le consensus, l’unanimisme ne sont pas des marqueurs de progrès scientifique. Reprenant certaines des thèses de l’épistémologie de Gaston Bachelard, non pas pour faire à son tour œuvre dogmatique, Etienne Klein explique que toute thèse est en cela une hypothèse qu’elle ne vaut qu’aussi longtemps qu’elle n’est pas démentie par une autre expérience. Dans son livre, La Formation de l’esprit scientifique, Gaston Bachelard expliquait que « faire de la science c’est penser contre son cerveau »   , c’est-à-dire contre toute séduction du discours ou encore contre l’immédiateté ou la paresse. Ce qui explique l’adhésion des individus à un discours, c’est le plaisir qu’ils en retirent. Ce qui est propre à toutes les sciences c’est l’audace, rajoute Etienne Klein, à ne pas confondre avec le goût mercenaire pour la domination. L’audace c’est le goût de la liberté créatrice afin de produire du vrai. 

Ce à quoi nous convie finalement Etienne Klein, c’est à refonder la raison et à repenser le discours des sciences afin de le démarquer des autres récits. A reprendre le chemin poétique de la science inauguré par Gaston Bachelard, « le philosophe à la barbe fluviale »  

 

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