Florence Faucher-King et Patrick Le Galès dressent un bilan des réformes de Tony Blair à partir des politiques publiques mises en oeuvre, des transformations du parti travailliste et de l'évolution du rapport aux citoyens. Les auteurs proposent une analyse stimulante des effets sur la société des réformes de "modernisation", et montrent comment celles-ci contribuent à poser les bases d'une société de marché.

La Grande-Bretagne serait-elle le laboratoire de nouveaux modes d’action publique ?
Avec « trois quarts de libéralisme anglo-saxon, deux doigts de social-démocratie et beaucoup d’expérimentation originale », les réformes économiques et sociales engagées par les gouvernements de Tony Blair pourraient bien être un modèle à venir pour les autres pays européens. C’est en tout en cas ce que suggère la lecture de cet essai clair et précis dans lequel Florence Faucher-King (spécialiste des partis politiques) et Patrick Le Galès (spécialiste des politiques publiques) dressent un bilan des réformes mises en oeuvre sous Tony Blair.  

Afin d’expliquer les transformations de la vie politique et de la société britannique au cours de la dernière décennie, les auteurs articulent leur propos autour de trois thèmes : les politiques publiques mises en oeuvre par les gouvernements Blair, les mutations du parti travailliste, et l’évolution du rapport aux citoyens. Cet ouvrage donne au lecteur de nombreux éléments factuels pour mieux appréhender la dynamique gouvernementale : le premier mandat travailliste et le travail de construction de la crédibilité gouvernementale (bonne gestion économique, réforme des services publics, action européenne), la victoire écrasante de 2001 et l’accélération des réformes, jusqu’à la difficile fin de règne de Tony Blair à la suite de l’engagement contesté des troupes britanniques en Irak. Le bilan de Tony Blair est établi à partir de faits et d’actions concrètes. La dimension idéologique – la doctrine « blairiste » – n’est donc pas abordée ici.
Cette traversée au coeur des décennies Blair donne lieu à un bilan nuancé : ainsi, si les résultats macroéconomiques sont remarquables (un taux de croissance de 2,6% par an depuis 1997 et un taux de chômage autour de 5%), les inégalités sociales restent préoccupantes ; malgré une amélioration au cours des dernières années, le taux de pauvreté des enfants britanniques est l’un des plus élevés d’Europe. Il est également question des réformes constitutionnelles et de la « devolution » (l’octroi de pouvoirs aux parlements d’Ecosse, du Pays de Galles et d’Irlande du Nord), de l’investissement de Tony Blair dans les institutions européennes, des accords de paix en Irlande du Nord, de l’échec sur l’Irak, de la montée de la contestation au sein de la société britannique et de la dérive sécuritaire du pays. Tous ces éléments contextuels sont évoqués de manière précise, sans jargon ni lourdeur.


Vers une société de marché.

Au-delà de ces descriptions factuelles qui visent à montrer la capacité d’innovation des gouvernements Blair, les auteurs laissent surtout apparaître une réflexion théorique ambitieuse sur le changement de l’action publique. Car tant dans leur contenu que dans la manière dont elles sont mises en oeuvre, les réformes de Tony Blair traduisent une volonté farouche de « modernisation ». Constamment reprise dans la rhétorique gouvernementale, cette modernisation résonne comme la promesse d’une victoire de l’action politique contre les archaïsmes qui sclérosent la société. Mais comment s’est-elle concrétisée ? Au regard du bilan dressé par les auteurs, l’ensemble des réformes présentées comme modernisatrices a comme point commun la généralisation des principes de l’économie de marché dans de nombreux domaines de la société. Politique et marché ne sont donc pas deux régulations concurrentes. Dans le cas britannique, c’est même l’action politique qui a permis de poser les bases d’une « société de marché », « c’est-à-dire une société au sein de laquelle les principes de l’économie de marché orientent les comportements des organisations et des individus ». Un des chapitres du livre est par exemple consacré aux transformations du parti travailliste : avec le New Labour, le parti se structure comme une entreprise privée, les méthodes de marketing politique s’imposent, les experts en communication politique sont de plus en plus présents etc.


Le New Public Management.

L’exemple britannique montre bien que le pouvoir politique peut être à l’origine de la diffusion des principes de marché dans la société. Loin d’être le résultat du « laissez-faire », la société de marché est donc une construction politique.
L’Etat britannique a d’ailleurs lui-même été réorganisé selon les principes d’efficacité et de dynamisme du marché. Cette « révolution bureaucratique », initiée par Margaret Thatcher et poursuivie sous Tony Blair, a principalement consisté à appliquer les préceptes du Nouveau Management Public (New Public Management), c’est-à-dire à transférer les recettes de la gestion privée au secteur public. Un certain nombre de mécanismes de marché ont ainsi été introduits dans l’action publique, comme la mise en concurrence pour la fourniture des services publics ou encore la multiplication des partenariats public-privé. Autre exemple également avec la multiplication des audits qui touchent toutes les composantes de la société britannique – des partis politiques aux associations jusqu’à l’Eglise d’Angleterre ! Principal objectif de cette nouvelle gestion: l’efficience de l’action publique, c’est-à-dire l’amélioration de son rapport coût/bénéfice.
Afin d’atteindre cette efficience, le Nouveau Management Public s’est équipé d’une palette d’instruments destinés à orienter les comportements dans ce sens. Les indicateurs de performances et les classements sont un bon exemple de ces méthodes d’incitation à l’efficience. Les « bonnes pratiques » et les bons points distribués contribuent à orienter les comportements individuels et collectifs. Les hôpitaux, les laboratoires de recherche, les écoles sont évalués en permanence, et ils sont ainsi en concurrence pour se retrouver à la tête des classements – et bénéficier de moyens financiers supplémentaires. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de la survie de ces établissements : un mauvais classement fait non seulement fuir les patients ou les élèves, mais il compromet également la somme budgétaire allouée par l’Etat pour assurer le bon fonctionnement d’un établissement public...
Les critères retenus pour élaborer ces indicateurs sont évidemment révélateurs de choix et d’objectifs politiques que nous ne discuterons pas ici. Il est cependant intéressant d’évoquer le formidable pouvoir de contrôle individuel et collectif contenu dans ces instruments de filiation utilitariste (procédures d’évaluation, indicateurs et standards de performances, classements etc.), qui composent un système bien réglé de sanction/récompense   .
Enfin, la force de ces instruments ainsi que des objectifs qui ont structuré les réformes des gouvernements Blair est d’apparaître comme étant « dépolitisés ». Car promouvoir « ce qui marche » n’est a priori ni conservateur ni travailliste, ni de droite ni de gauche. Pourtant, si l’on suit la conclusion de cet essai, les réformes des néotravaillistes – en appliquant des instruments et des outils « qui marchent » – ont contribué peu à peu à construire une « société de marché ». Alors, sans juger la valeur ni le bien-fondé d’un tel type de société, on peut cependant utilement garder en mémoire la réflexion de Michel Foucault sur les technologies de pouvoir : « en apparence ce n’est que la solution d’un problème technique ; mais à travers elle, tout un type de société se dessine »   .

Cette brève escapade chez notre voisin britannique permet une prise de distance et un regard renouvelé sur notre propre paysage politique. Elle fournit également une image assez complète et nuancée des effets sur la société que peuvent avoir les réformes de modernisation telles qu’elles ont été menées par les néotravaillistes.

Pour consulter la critique de Henri Verdier sur le même ouvrage, cliquez ici.