Luuk van Middelaar propose une lecture originale de la dernière décennie de l’histoire de l’Union européenne.

A l’approche des élections européennes, les livres permettant de saisir les enjeux proprement européens d’un tel scrutin sont précieux. Le néerlandais Luuk van Middelaar est l’auteur du remarqué Passage à l’Europe   . Quand l’Europe improvise prolonge indirectement ce livre. Dans son essai, van Middelaar souhaite nous aider à comprendre la dernière décennie de l’histoire de l’Union européenne [UE] et nous fournir des outils intellectuels pour aborder les prochaines années.

Il commence par rappeler qu’au cours de soixante-dix ans de paix et de prospérité, les débats européens ont surtout tourné autour de l’économie, de la liberté ou de l’identité, et beaucoup moins autour des questions de sécurité par exemple. De nouvelles thématiques ont surgi récemment à l’occasion de crises : de l’euro, avec l’Ukraine, les réfugiés, ou encore à la suite d’une nouvelle géopolitique qui remet en cause les piliers de notre sécurité collective. Comme l’écrit van Middelaar, « Ainsi a-t-on pris conscience que notre ordre était vulnérable, que notre avenir n’est en rien un lit douillet. » En conséquence, l’UE doit réapprendre le langage politique alors qu’elle s’est historiquement construite autour de la coopération et du consensus, via la règlementation.

Luuk van Middelaar insiste d’autant plus sur ce point qu’il a été la « plume du premier président permanent du Conseil européen » : Herman Van Rompuy. Il a ainsi conscience de la difficulté à proposer un récit commun convaincant. En effet, il estime qu’il existe autant d’expériences, de projections et de craintes différentes que d’Etats membres au sujet de l’Europe. Toutefois, avec le recul offert par ses activités d’« universitaire et d[e] chroniqueur » et les événements de l’année 2017, comme l’affirmation de l’Europe face à Trump et l’épreuve du Brexit, il décèle une « prise de conscience de soi et une volonté de vivre » de la part de l’UE.

 

Trois révélations

On entend souvent dire que l’Europe progresse, se construit en surmontant les crises. Luuk van Middelaar souscrirait sûrement à un tel diagnostic.

Pour le Néerlandais, l’UE a fait plusieurs découvertes récentes, comme le fait que lorsque « l’unité de l’Union ou la paix sur notre continent est en jeu, les motivations politiques ou du club priment sur les intérêts purement économiques. » Par exemple, à l’occasion de la crise de l’euro, la Grèce est finalement restée dans le club des détenteurs de la monnaie unique, afin d’éviter un début d’éclatement de l’Union et des conséquences géopolitiques potentiellement funestes. Le porte-monnaie de certains membres aurait pu leur dicter une toute autre conduite.

L’Europe commence à apprendre à se comporter comme une puissance parmi les puissances. « Pendant longtemps, Bruxelles a cultivé une image où se confondaient deux idées fondamentales. L’unification de l’Europe était-elle un projet de paix ou un projet de puissance ? » Dans le premier cas, il fallait solder les comptes de deux guerres mondiales et amorcer une paix universelle. Dans le second, servir au mieux les intérêts de ses membres. De là résulte une tension entre valeurs morales et intérêts, que la gestion de la crise des réfugiés et l’accord éthiquement discutable noué avec la Turquie ont reflétée.

Luuk van Middelaar note que « les règles juridiques de l’Union ne peuvent anticiper toutes les situations nouvelles. » Par exemple : la sortie d’un de ses membres de l’Union ou lorsqu’elle s’aventure dans des domaines où elle n’avait guère l’habitude d’aller, comme la sécurité. Elle quitte alors le territoire des « normes » pour entrer dans celui des « décisions ». Dans ce dernier cas, il est nécessaire de statuer sur qui décide : la Commission, le Conseil européen, le Parlement ou le couple franco-allemand ? Pour l’auteur, il est nécessaire de réfléchir à qui tranche afin d’y voir plus clair, pour les citoyens, mais aussi pour les politiques.

 

Guerres de clochers

Une telle clarification est d’autant plus urgente que les institutions européennes sont progressivement devenues illisibles au fil du temps du fait de projets architecturaux différents et parfois antagonistes. Filant la métaphore architecturale, van Middelaar ajoute que « De même qu’on relève parfois des vestiges d’arcs gothiques ou de plan roman dans une église baroque, de même l’architecture de l’Union présente des styles différents. » Il repère trois projets de construction, toujours à l’œuvre.

Celui, fondateur, de « la dépolitisation par le droit » qui souhaitait unir des peuples aux identités différentes à la fin de la guerre. Il reposait sur une restriction de la souveraineté dans un nombre limité de domaines. La Commission européenne y joue un rôle moteur en tant que force de proposition et exécutif. Un tel projet conduit au règne de la technocratie et du compromis.

Deux projets concurrents et plus politiques émergent dans les années 1960 : le premier, à visée fédéraliste, renforce le Parlement. Il est porté par l’Allemagne, le Benelux et l’Italie. Associé à la France, le second est davantage orienté vers la coopération entre Etats sur des domaines concernant leur souveraineté. En 1974, à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing, le projet coopératif remporte une victoire avec la naissance du Conseil européen et la tenue de sommets réguliers entre chefs d’Etats. En contrepartie, les tenants du renforcement du pouvoir législatif européen obtiennent l’élection directe du Parlement européen.

L’histoire de l’UE continue depuis lors avec ces deux forces qui cohabitent avec la première logique de dépolitisation, sans pour autant parvenir à un équilibre solide d’après van Middelaar. La « politisation parlementaire » voulue par Juncker – c’est-à-dire une Commission découlant de la majorité au Parlement européen, source de frictions avec les Etats nations – illustre ces tensions. Luuk van Middelaar juge d’ailleurs une telle tentative non viable à terme du fait du manque d’autorité de la Commission.

L’interprétation de l’histoire européenne proposée par van Middelaar dépasse la seule logique de l’opposition entre le « supranationalisme » et l’« intergouvernementalisme ». Il voit la cohabitation, parfois la confrontation, de « trois points de vue différents : le fonctionnalisme (dépolitisation), le fédéralisme (parlementarisation) et le confédéralisme (apport direct des chefs d’Etats et de gouvernement) ». Il considère finalement que supranationalisme et intergouvernementalisme abritent tous les deux en leur sein un projet de dépolitisation, que la règle soit fabriquée à Bruxelles et avalisée par le Parlement européen ou par des fonctionnaires nationaux et consacrée lors de sommets européens.

 

De la politique de la règle à celle de l’événement

Luuk van Middelaar propose une autre distinction pour nous guider dans les arcanes de l’histoire récente du continent. Du fait de son entrée dans un nouveau monde, l’Europe doit s’assurer du « passage d’un système purement tourné vers la “politique de la règle” à un système dans lequel elle est en mesure de mener en outre une “politique de l’événement”. » La première était adaptée à la construction progressive d’un marché unique, la seconde se révèle nécessaire pour faire face à l’imprévu, qu’il s’agisse d’une crise ou d’une catastrophe. Une telle transition d’un mode à l’autre ne se fait pas toute seule. Elle pose plusieurs questions : comment juger de l’originalité ou de la nouveauté d’un événement ? Qui décide : une administration ou un gouvernement ? Qui parle et comment face aux oppositions qui se multiplient à l’encontre de l’UE ? En bref, selon van Middelaar, « Pour survivre, l’Union doit donc renforcer sa capacité d’action et de protection, mais aussi gagner la bataille des mots. »

La première partie du livre de van Middelaar s’assimile peu ou prou au récit de quatre crises, dont l’auteur fut un témoin aux premières loges : la crise de l’euro, la crise ukrainienne, la crise des migrants et la crise « Atlantique » avec l’élection de Trump et sa remise en cause de la sécurité européenne. Ces épisodes sont autant de moments d’avènement d’une « politique de l’événement » et de la montée en puissance de politiciens nationaux sur la scène européenne.

La seconde partie débute de manière plus historique : de la fin de l’histoire en 1989 à son retour récent. Après cet interlude historique, van Middelaar brosse une galerie de portraits des « Metteurs en scène et acteurs », à savoir les différentes institutions européennes, leurs caractéristiques et leurs évolutions. Enfin, dans « L’entrée en scène de l’opposition », il propose une réflexion originale qui rappelle les « fonctions vitales » de l’opposition : « équilibre », « alternance », « vigilance » et « contradiction ». Il envisage alors comment faire une vraie place aux oppositions dans l’UE, rendre visible les confits, et in fine les résoudre.

 

Quand l’Europe improvise n’aurait pu être que le simple journal d’un collaborateur politique sur les crises européennes de la dernière décennie. Grâce aux qualités d’historien et de philosophe politique de Luuk van Middelaar, cet essai offre un guide utile pour comprendre les évolutions à l’œuvre au sein de l’Union européenne et ses possibles évolutions. La perspective de van Middelaar est vraisemblablement influencée par son rôle joué auprès d’Herman Van Rompuy et se situe donc davantage du côté des Etats plus que de la Commission, même s’il est aujourd’hui un des conseillers de son vice-président Frans Timmermans. Pour autant, van Middelaar n’oppose pas les deux perspectives, mais estime que l’UE doit pouvoir jouer un plus grand rôle sur le plan politique. Luuk van Middelaar a le mérite de dépasser des alternatives classiques et de nous offrir une grille de lecture du fonctionnement souvent obscur du jeu européen. Le lecteur devine une ambition de réalisme, mais également de fournir un récit européen et des perspectives. Quand l’Europe improvise aurait pu s’appeler « Quand l’Europe se politise ». En attendant de trouver aussi de nouveaux moyens de se démocratiser davantage, pourrait-on ajouter.

 

A lire également sur Nonfiction :

Luuk van Middelaar : "le Conseil européen est l’institution la plus politique", entretien avec François Quinton.