Recrutement, vie en caserne, acculturation, impôts… Du Moyen Âge au Second Empire, l’armée apparaît comme un acteur central de la France, tant sur le plan politique que social.

Les éditions Perrin ont confié aux historiens Hervé Drévillon et Olivier Wieviorka la tâche complexe de diriger une Histoire militaire de la France, deux décennies après l’ouvrage du même nom coordonné par André Corvisier, devenu la référence en la matière. Rédigé par une équipe resserrée de cinq historiens spécialistes du fait militaire, le premier tome couvre les quatorze siècles s’étendant des Mérovingiens à la fin du Second Empire. Souvent mal comprise et caricaturée, l’histoire militaire apparaît néanmoins comme l’un des domaines ayant connu les plus profonds renouvellements, à l’image de l’histoire-bataille. À la différence de l’étude du seul fait guerrier, elle offre une certaine continuité en se concentrant sur les structures de l’armée. En effet, au-delà des ruptures politiques, l’armée fut un outil de consolidation des différents pouvoirs en place, sa construction dépassa les changements de régimes comme le montre la continuité entre les monarchies, républiques et empires du XIXe siècle. Le découpage chronologique classique de ce travail n’en laisse pas moins apparaître plusieurs lignes de force.

 

La construction de l’armée moderne, un processus séculaire

Le Moyen Âge a incontestablement ouvert un nouvel âge pour les armées. L’historien Xavier Hélary rappelle ainsi que pendant un millénaire, les hommes se sont battus sous trois dynasties pour des raisons différentes. Ce fut toutefois la Guerre de Cent Ans qui permit de consolider ce lien entre le roi et l’armée. La présence diffuse des armées anglaises, les sièges, et la construction de châteaux donnèrent une place prépondérante aux questions financières. Pour y répondre, les rois multiplièrent les impôts, de la taille devenant permanente en 1439 au troisième vingtième en 1760. La guerre devint un véritable tonneau des Danaïdes dans lequel le roi investissait sans compter ; elle imposait donc des choix puisqu’il demeurait impossible d’entretenir à la fois une armée permanente, un réseau de fortifications et une marine performante.

Les auteurs parviennent ainsi à établir une certaine continuité entre le Moyen Âge et les temps modernes, tout en insistant sur le temps nécessaire à une réforme pour donner des résultats. Pour Benjamin Deruelle, le système qui perdura jusqu’au XIXe siècle fut établi entre Charles VII et Louis XIV, tandis qu’Hervé Drévillon insiste sur le succès de certaines armées lors des guerres révolutionnaires témoignant de l’accomplissement de réformes entreprises à la suite des défaites de la guerre de Sept Ans (1756-1763), voire sous Louis XIV. En effet, la guerre révolutionnaire découlait de Vauban et le système de guerre raisonné demeurait certes moins flamboyant que les batailles de Valmy et Jemmapes, mais constituait la véritable innovation de la période.

 

Le soldat-citoyen

S’il reste inapproprié de parler de soldat-citoyen sur l’ensemble de la période, il est indéniable que l’accomplissement du service militaire créa un lien d’appartenance. Même en remontant aux Mérovingiens, l’armée de Clovis rassemblait des hommes d’origines diverses considérés comme « Francs ». L’accomplissement du service militaire permettait alors de s’installer sur les terres du fisc impérial.

Peu à peu, défendre le territoire français devint synonyme de défendre la France et transcenda les régimes politiques. L’image du soldat connut dans le même temps une profonde évolution : du prédateur, il devint sous la Révolution le « pivot d’une harmonie sociale »   . La politique de recrutement du XIXe siècle mise en place sous le Directoire fut maintenue et confortée sous la Restauration, le Second Empire et même les débuts de la Troisième République, comme le souligne Annie Crépin. La loi Jourdan-Delbrel instaura ainsi en 1798 le service militaire obligatoire reposant alors sur le tirage au sort, la Restauration maintint cette pratique avec la loi Gouvion de Saint-Cyr confortant les principes d’un service long avec possibilité de remplacement en cas de tirage d’un mauvais numéro. Si l’armée française ne brilla guère après les guerres napoléoniennes, elle devint un instrument de l’État-Nation et un vecteur d’acculturation.

 

Penser l’armée, penser la guerre

Les auteurs démontrent ici que l’histoire militaire dépasse le seul cadre des guerres, même si elles constituent à la fois un accélérateur et une mise à l’épreuve des réformes. La confrontation aux autres armées permettait d’établir la qualité des unités françaises par rapport à ses voisins. Les conflits représentent donc logiquement une part importante de l’ouvrage à l’image de la partie dédiée à l’armée napoléonienne par Bernard Gainot. Les lecteurs apprécieront aussi les quelques pages consacrées à certains affrontements, témoignant du dynamisme de l’histoire-bataille qui ne s’intéresse plus depuis longtemps aux seuls éléments stratégiques et tactiques du champ de bataille. Le 11 juillet 1302, des rebelles flamands mirent par exemple en déroute l’élite de la chevalerie française lors de la bataille de Courtrai. Philippe le Bel utilisa cette débâcle pour convoquer l’arrière-ban, soit l’ensemble des hommes âgés de 18 à 60 ans   .

Les pages portant sur la période 1789-1815 s’avèrent des plus remarquables. Loin d’y retracer une histoire chronologique, déjà parfaitement connue, Hervé Drévillon montre comment les soldats sont devenus des citoyens avec les guerres révolutionnaires. La guerre entretint une véritable dialectique avec la violence révolutionnaire. Parfois, elle se différencia de cette dernière et à d’autres moments l’incarna au plus haut point.

 

Au terme de ces 1400 ans, il ressort indéniablement la capacité de l’histoire militaire à réconcilier l’approche globale et l’approche nationale. Comme le rappelait récemment François Cochet, faire l’histoire de la France c’est aussi s’interroger sur sa place dans le système-monde   . 1870 marque la fin de ce premier tome et ouvre un nouvel âge de la guerre en raison du seuil inédit atteint par les taux de mobilisation, puis de pertes.

 

A lire aussi sur Nonfiction :

- Un entretien avec Hervé Drévillon à propos de L'Histoire militaire de la France, par Anthony GUYON.