La théorie décoloniale constitue un vaste mouvement intellectuel qui, après s’être développé en Amérique latine, s’est implanté également dans les universités états-uniennes.

La « théorie décoloniale » a son acte de naissance dans l’Amérique latine de 1998, où un ensemble d’éminents intellectuels se réunissent au sein d’un groupe de recherche intitulé Modernité/Colonialité. Ils appartiennent à plusieurs disciplines académiques : le philosophe argentin Enrique Dussel y côtoie le sociologue péruvien Anibal Quijano, le sémiologue argentin Walter Mignolo, l’anthropologue colombien Arturo Escobar, le sociologue vénézuélien Edgardo Lander…  

Parmi eux, le travail d’Anibal Quijano s’est avéré particulièrement important   . Son apport est double. Il reprend celui de la géographie marxiste de la dépendance, développée par Immanuel Wallerstein, tout en effectuant une rupture avec ce dernier. En effet, Quijano est conduit à considérer qu’en Amérique latine, le capitalisme s’est mis en place en intégrant un processus de racialisation du travail. Dans ces conditions, capitalisme et racisme sont donc indissociables. Afin de comprendre ce phénomène, Quijano a été amené à introduire un nouveau concept : celui de « colonialité du pouvoir », qu’il distingue de la colonisation.

En quoi réside leur différence ? En ceci que la colonisation européenne a conduit à la mise en place d’un régime de pouvoir, qui n’a pas disparu avec les processus officiels d’indépendance, mais qui continue au contraire à structurer la réalité sociale aussi bien au niveau matériel qu’idéologique. Là est la « colonialité » : dans cette permanence du fait colonial après son abolition.

Cette notion de « colonialité » a ainsi donné lieu à un vaste programme de recherche qui s’attache à comprendre comment s’agencent les différents rapports de pouvoir qui structurent la société : la colonialité du savoir et l’eurocentrisme (Edgardo Lander), la colonialité du genre (Maria Lugones), la colonialité de l’être (Maldonado Torres), la colonialité numérique et le digital labour (Antonio Casilli)…

 

Catherine Walsh et la pédagogie décoloniale

Parmi les membres fondateurs du groupe Modernité/Colonialité ne figure qu’une femme, la pédagogue Catherine Walsh. D’origine états-unienne, elle fut une collaboratrice de Paulo Freire et enseigne à l’Université en Equateur.

Elle s’attache à développer une pédagogie interculturelle critique – ou pédagogie décoloniale.   – qui s’inscrit dans une lecture des rapports sociaux en Amérique latine et qui les situe dans le cadre de la théorie décoloniale. Cette dernière situe la marginalisation sociale des populations afro-descendantes et indigènes dans les sociétés contemporaines comme une conséquence de l’inexpugnable « colonialité » des pouvoirs qui les gouvernent.

De ce fait, Catherine Walsh développe un travail pédagogique spécifique en lien avec les populations indigènes équatoriennes, visant en particulier à la reconnaissance dans les curricula des visions épistémiques issues des communautés indigènes. 

 

Eurocentrisme et « épistémicides »

Les penseurs décoloniaux, tels que Enrique Dussel ou Walter Mignolo, mettent en relief l’existence d’une géopolitique de la connaissance. Ce sont les pays du centre économique, de langue anglaise, française et allemande, qui dominent le champ du savoir légitime. C’est ce qu’ils qualifient d’« épistemé eurocentrique ». Les productions intellectuelles provenant des pays de la périphérie du système-monde économique se trouveraient ainsi marginalisées par ce rapport de pouvoir global, d’où l’obligation pour un certain nombre d’intellectuels latino-américains d’aller enseigner aux Etats-Unis pour que leurs idées accèdent à une reconnaissance.  

Intégrant une approche décoloniale, et membre actif des Forums sociaux mondiaux, le sociologue portugais Boaventura De Sousa Santos n’est pas, quant à lui, membre du groupe Modernité/Colonialité. Mais dans un sens convergent, il développe de son côté la notion d’épistémicide à partir de 1994 dans son livre Pela mão de Alice. O social e o político na pós-modernidade   . Cette notion  d’épistémicide consiste à considérer que l’histoire de la colonisation n’a pas seulement donné lieu à des génocides, tuant des populations, mais qu’elle à également conduit à la destruction de connaissances, qui se sont vues délégitimées.

L’universitaire portugais João Paraskeva, qui enseigne lui-aussi aux Etats-Unis, a repris les approches issues de Boaventura de Sousa Santos, mais également certaines analyses par exemple de l’africaine américaine Bell Hooks, pour s’interroger sur la colonialité à l’œuvre dans les curricula scolaires   .

 

Justice curriculaire et justice épistémique

La notion de « justice curriculaire » a été en particulier développée par le catalan Jurjo Torres Santomé   . Il s’agit de s’interroger sur la manière dont les curricula scolaires peuvent rendre justice aux groupes socialement minorisés.

Telle qu’elle est pensée par les penseurs décoloniaux latino-américains, comme Enrique Dussel, la critique de l’épistémé eurocentrique moderne ne doit pas conduire à une réaction anti-moderniste. Il s’agit de dépasser dans la transmodernité l’opposition entre modernité et post-modernité ; ou en d’autres termes, il s’agit de dépasser l’opposition entre universalisme et relativisme, dans le « pluriversalisme »   .

L’exemple qui est souvent pris par les penseurs latino-américains afin d’illustrer ce que pourrait être le pluriversalisme consiste dans le mouvement néo-zapitiste au Chiapas. Il constituerait l’illustration de l’articulation entre les idéaux émancipateurs des Lumières et une voie spécifique, locale, pour les atteindre   .

De son côté, Boaventura De Sousa Santos met en avant l’importance d’un dialogue interculturel (qu’il appelle hérménteutique diatopique)   pour mettre en relation des concepts communs à plusieurs traditions culturelles émancipatrices issues de différentes aires géographiques. Cela signifie, pour lui, que l’Europe doit accepter d’apprendre des Suds. De Sousa Santos a d’ailleurs à ce titre obtenu de l’Union Européenne un financement important en sciences humaines sociales pour mener une vaste recherche international visant à essayer de mieux connaître les apports épistémiques des Suds   .

Sur le plan le plus concret, l’auteur entre autres de plusieurs travaux sur la critique du processus de néo-libéralisation des universités en Europe tente également de renouveler les liens entre l’Université et la société civile, à partir entre autres de l’expérience de l’Université Populaire des Mouvements Sociaux.