Au mois de décembre 2017, l’organisation d’un stage « anti-raciste » par le syndicat Sud éducation 93 a déclenché une vaste polémique. Parmi d’autres choses, celle-ci portait principalement sur deux éléments : l’utilisation de notions telles que celle de « privilège blanc » (ou « blanchité »), et surtout, l’organisation d’ateliers non-mixtes, c’est-à-dire réservés aux personnes « racisées », et donc rendues inaccessibles aux personnes « insuffisamment racisées ». Une polémique que certains jugeront peut-être bien française, et qui dans tous les cas n’auraient sans doute pas rencontré le même écho dans d’autres démocraties telles que le Canada.

 

Les inégalités socio-économiques sont un facteur déterminant de l’inégalité de « réussite scolaire » au sein du système français d’éducation, comme le montrent de nombreuses études nationales et internationales. Or force est de constater que les différences ethno-raciales recouvrent largement ces différences socio-économiques. Pourtant, même lorsque ces conditions ne jouent plus – c’est-à-dire à condition socio-économiques égales –, on constate que l’origine ethno-raciale continue à être corrélée à des différences de réussite scolaire, en particulier lorsqu’elle est combinée avec le genre. A cet égard, d’après la sociologue Françoise Lorcerie, « les données recueillies dans l’enquête « Trajectoires et Origines » apportent des précisions supplémentaires, en enrichissant les catégories d’origine prises en compte : le biais ethno-genré au désavantage des garçons d’origine maghrébine est confirmé et il se retrouve chez les garçons d’origine subsaharienne ; alors que le biais ethno-genré à l’avantage des filles d’origine maghrébine est confirmé seulement chez les filles issues des flux migratoires marocain, tunisien, ainsi que pour le flux subsaharien. Il ne se manifeste pas pour les filles d’origine algérienne, dont les parcours sont certes meilleurs que ceux de leurs pairs garçons, mais d’une façon pas plus marquée que pour la moyenne des filles par rapport aux garçons »   . Les variations dans les résultats scolaires que l’on observe en tenant compte simultanément de l’origine ethnique (ou culturelle) et du genre se retrouve également chez les enfants des immigrés d’origine portugaise, tandis que chez les descendants de l’immigration turque, on constate une moindre réussite scolaire à la fois des filles et des garçons…

De manière générale, comme le souligne encore Françoise Lorcerie, ce sont en particulier les enfants immigrés de la première génération qui réussissent le moins bien dans le système français, comparativement aux autres systèmes d’éducation européen : « En moyenne, dans les pays de l’OCDE, les élèves immigrés de la première génération accusent des scores inférieurs de 53 points à ceux des élèves non immigrés, une différence qui s’établit à 87 points en France. La différence de performance se réduit entre les élèves immigrés de la deuxième génération et les élèves non immigrés, avec un écart de 31 points en moyenne, dans les pays de l’OCDE et de 50 points en France »   .

 

En Ontario, un modèle d’équité et d’efficacité ?

Le Province de l’Ontario au Canada est extrêmement fière de son système de scolaire : d’après certaines évaluations, il est considéré comme l’un des plus efficaces et des plus équitables au monde. Une des clés du succès de ce système réside dans sa politique d’« école inclusive ». Alors qu’en France, l’école inclusive désigne uniquement l’inclusion des élèves en situation de handicap, le Canada a une conception très large de ce qu’est l’« inclusion scolaire ». La stratégie ontarienne d’équité et d’éducation inclusive « reconnaît que les facteurs tels que la race, l’orientation sexuelle, les capacités physiques ou intellectuelles, le sexe, l’identité fondée sur le genre (identité sexuelle), l’expression de l’identité sexuelle ou la classe sociale se recoupent souvent et génèrent des obstacles supplémentaires pour certains élèves ».

Ainsi, la Province de l’Ontario affirme l’importance de se montrer particulièrement sensible aux intersections entre plusieurs critères possibles de discriminations (ce que l’on appelle l’intersectionnalité) : « Deux motifs de discrimination ou plus, (...), ainsi que d’autres facteurs, peuvent se recouper chez un individu ou un groupe et présenter des obstacles ou donner lieu à des préjugés additionnels. Par exemple, les motifs de discrimination fondés sur la race, la religion et un handicap peuvent s’entrecroiser ». Cette sensibilité aux discriminations, et en particulier aux discriminations raciales et religieuses, s’illustre d’ailleurs plus largement dans la législation de la Province de l’Ontario. Ainsi en juin 2017, l’Ontario a modifié sa loi de lutte contre le « racisme » pour y adjoindre la lutte contre l’« islamophobie ».

La Province de l’Ontario fait également de la reconnaissance de l’existence d’un « racisme systémique » une des lignes majeures de son action de lutte contre le racisme. Dans l’introduction du Plan stratégique de l’Ontario contre le racisme, le Ministre délégué à l’action contre le racisme écrit : « L’Ontario est un lieu d’inclusion. Toutefois, nous savons que les conséquences du colonialisme et du racisme systémique se font encore sentir aujourd’hui et nous avons vu récemment des affaires majeures de haine et de racisme occuper le devant de la scène médiatique. (…) Nous voulons faire savoir aux jeunes autochtones   et racialisés pris en charge que nous sommes là pour eux (…). Enfin, nous voulons continuer à renforcer notre système d’éducation pour veiller à ce que nos écoles soient inclusives, pour que les enfants puissent apprendre, jouer et s’épanouir. »

Cette attention des autorités à une inclusion scolaire fondée sur la tolérance et la lutte contre le racisme est sensible sur le site de formation des enseignants en ligne financé par la Province de l’Ontario, qui met en lumière les catégories de « privilège blanc » et d’« islamophobie » : « Dans les écoles, le racisme se manifeste par une série d’attitudes et de comportements négatifs envers des groupes marginalisés comme les minorités visibles (couleur de la peau); les groupes religieux (islamophobie et antisémitisme); les groupes linguistiques (les gens qui parlent le français avec un accent); les immigrantes et les immigrants, les nouvelles arrivantes et les nouveaux arrivants et les groupes ethnoculturels ».

Plus loin, la formation précise, dans une section consacrée à la notion de « privilège » : « Lorsque nous parlons de « privilège blanc », nous faisons référence à une distinction et une préférence fondées sur l’ethnicité et la couleur de la peau. Les personnes qui ont la peau blanche et qui sont d’origine européenne ont des privilèges qui sont souvent légitimés par un système où on retrouve un déséquilibre de pouvoir. Bien que d’autres aspects de l’identité d’une personne blanche pourraient mitiger son statut social relatif, il reste qu’elle a des avantages et accès à des possibilités à cause de la couleur de sa peau et de son origine ethnoculturelle. Les personnes qui bénéficient du privilège blanc ne sont généralement pas conscientes de ce fait ». Cela ne signifie pas qu’un homme blanc de classe populaire soit une personne privilégiée économiquement, mais qu’il bénéficie néanmoins de privilèges raciaux du fait de sa couleur de peau. La notion de « privilège blanc », qui revient en somme à énoncer en sens inverse la notion de discrimination contre les non-blancs, s’inscrit dans la lignée d’un ensemble de travaux qui se situent dans la continuité des écrits de Peggy McIntosh. Cette enseignante féministe réfléchit quant à elle aux enjeux de l’éducation nationale dans cet autre pays qui hérite de la même histoire coloniale que le Canada : les Etats-Unis.

Au Canada, l’importance attachée à une « école inclusive » au sens large n’est pas propre à la Province de l’Ontario, comme le montre par exemple le matériel pédagogique de l’association des enseignants de la Province de l’Alberta, intitulé « Ici tout le monde est le bienvenu ». De même à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), afin de développer la capacité des enseignants à prendre en charge la diversité ethnique, la chercheuse Maryse Potvin travaille sur les conditions d’acquisition d’une compétence interculturelle en formation initiale des enseignants dans le cadre d’une école inclusive   .

 

Au Québec, des « espaces sécuritaires » pour les étudiants discriminés socialement

En Amérique du Nord, entre autres au Canada, la question de l’existence d’espaces « non-mixtes » s’est cristallisée autour d’un débat quelque peu différent, à savoir celui touchant les « espaces sécuritaires » (« safe spaces »). La polémique porte plutôt sur un usage trop extensif des safe spaces qui pourraient atteindre la liberté d’expression à l’Université.

Les arguments pour les safe spaces à l’Université de Quebec à Montréal se fondent pourtant sur la libération d’une autre parole. Comme le rappelle une certaine Maria citée dans un article du Montréal Campus de mars 2017, les « espaces sécuritaires » fonctionnent comme un lieu de soutien : « C’est important d’avoir des espaces où je sais que mes expériences vont être validées et qu’on va m’écouter ». Et l’article d’ajouter que « l’étudiante juge essentiel de pouvoir échanger avec des personnes qui vivent les mêmes réalités afin de contrer le sentiment d’isolement. » Une enseignante du département de Science Politique, Geneviève Pagé, précise que l’Université n’a pas la prétention d’être elle-même un safe space, bien qu’elle héberge en son sein des espaces dont l’accès est réservé à certaines populations. Mais qu’ils contribuent sans doute à la qualité de la vie collective, dès lors qu’ils restent délimités dans le temps et dans l’espace.

D’un bout à l’autre du Canada, la bonne acceptation de la non-mixité se conçoit donc dans un lien indissociable avec la lutte contre les discriminations. La Province de l’Ontario, au lieu de poursuivre les syndicats qui l’emploient pour dénonce le « racisme institutionnel », a décidé de combattre ces discriminations en commençant par l’école. Cela a plutôt l’air de lui réussir car c’est un des systèmes scolaires jugés les plus équitables au monde. Peut-être un modèle dont pourrait s’inspirer l’école française ?