Les héros des films de super héros s'adaptent aux évolutions de la société. De même au Moyen Âge, certains saints sont profondément transformés.

La compagnie Marvel, qui, à part produire quatre blockbusters par an depuis dix ans et pour les trente prochaines années, fait aussi des comics (si, si), s'est engagée depuis quelques années dans un vaste processus d'adaptation des héros à la société contemporaine.

On a vu notamment apparaître des héros gays, des héroïnes lesbiennes et des héro.ïne.s trans. Surtout, Marvel joue sur la nationalité de certains héros : Miss Marvel devient indienne et Captain America devient noir, Sam Wilson (alias le Faucon) remplaçant Steve Rogers. On retrouve cette diversification au cinéma : dans les films Thor, Heimdall, dieu viking, est joué par Idriss Elba, ce qui avait d'ailleurs fait râler un grand nombre de nationalistes américains lors de la sortie du premier film.

Au Moyen Âge aussi, les évolutions sociales et culturelles forcent souvent à adapter les héros.

 

Saint Maurice, patron des guerriers

 

Maurice d'Agaune est un centurion romain qui meurt vers la fin du IIIe siècle lorsqu'il refuse de massacrer une communauté chrétienne installée au nord des Alpes. L'empereur de Rome le prend assez mal et fait massacrer toute la troupe. Maurice devient donc un martyr, et très vite un saint, et même l'un des saints les plus célèbres et les plus populaires de tout le Moyen Âge. En tant que centurion, c'est en effet un « saint militaire », très apprécié des nobles qui y voient la preuve que l'on peut être un guerrier et quand même finir au paradis. Avec saint George, saint Michel et enfin saint Guillaume, saint Maurice fait partie d'un ensemble de saints guerriers qui sont au cœur des dévotions aristocratiques.

Significativement, saint Maurice est le saint patron des chevaliers. Plus généralement, il est le saint patron des armées, des soldats, des forgerons, des gardes suisses, des chasseurs alpins, de l'infanterie de l'armée française (encore aujourd'hui). Il est également adopté comme saint patron par des États qui veulent insister sur leur force militaire : il est ainsi, dès le XIe siècle, le saint patron du Saint Empire Romain Germanique – excusez du peu – puis du duché de Savoie. Oubliez Captain America : saint Maurice est LE combattant ultime.

 

Africaniser un saint

 

Or, petit à petit, la façon dont on le représente évolue. Jusqu'au XIIe siècle, il est représenté comme un soldat romain, vêtu à l'occidentale. A partir de cette date, il devient peu à peu un saint à la peau noire. En effet, il était centurion de la légion thébaine, qui, comme son nom l'indique, vient de Thèbes, en Égypte. Au fur et à mesure du siècle, il s'africanise de plus en plus.

Pour les contemporains, plusieurs raisons expliquent ce changement. Il s'agit d'abord d'un souci de cohérence : Maurice est égyptien, et à cette époque l'Occident, notamment grâce aux croisades, découvre l'Égypte et les Coptes. On comprend donc qu'il est irréaliste de représenter un Maurice à la peau blanche. Le nom a probablement beaucoup joué : « Mauritius », son nom latin, évoque « maure », et les médiévaux sont férus de ces homonymies ou homophonies. Or, à cette même époque se diffuse peu à peu le motif iconographique du Sarrasin à la peau noire, dans des représentations souvent plus précises et plus réalistes. En 1250, dans la cathédrale de Magdebourg, la plus ancienne représentation conservée, il est devenu totalement africain.

Saint_Maurice_Magdeburg

 

Usages et mésusages d'une image

 

Cette image se diffuse largement mais ne fait pas l'unanimité. Comparez ces deux images, quasi-contemporaines, qui mettent toutes deux en scène saint Maurice...

Maurice

Ce qui est drôle, c'est que cette nouvelle représentation change les usages que l'on fait du saint. Maurice devient en effet également le saint patron des teinturiers, ce qui semble curieux car a priori il s'agit d'un métier peu martial... Mais en réalité, le noir est la couleur la plus difficile à teindre : on comprend donc qu'avec sa belle peau noire toute neuve, Maurice ait plu à des artisans qui cherchaient les moyens de « fixer » cette couleur.

Ce dernier exemple est intéressant. Quand Marvel féminise Thor, africanise Captain America ou indiannise Miss Marvel, il le fait surtout pour séduire des nouveaux publics afin de les attirer vers les comics et les films. Mais les teinturiers médiévaux qui adoptent et adaptent saint Maurice rappellent que ces changements de représentations ouvrent la voie à de nouveaux usages sociaux des héros : un saint guerrier devient le protecteur des teinturiers. Ces nouvelles appropriations sont souvent inscrites dans des combats très politiques : il suffit de penser au mouvement des Black Panthers, directement inspiré du super-héros du même nom, pour se rappeler qu'un super-héros noir n'est pas anodin. Alors, Captain America noir, saint patron de quoi ?

 

Pour en savoir plus :

- André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge : d'après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, EFR, 1988.

- Michel Pastoureau, Noir. Histoire d'une couleur, Paris, Seuil, 2014, p. 85-86.

- Esther Dehoux, Saints guerriers. Georges, Guillaume, Maurice et Michel dans la France médiévale (XIe-XIIIe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Simon Claus, "Philosophie de la pop culture", compte-rendu de Richard Mémeteau, Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et l'invention des identités, 2015.

- Pauline Ducret, "L'Antiquité et la bande dessinée", compte-rendu de Julie Gallego, La bande dessinée historique. Premier cycle : l'Antiquité, 2015.

- Willia Foix, "L'adoubement de la bande dessinée", compte-rendu du Sacre de la bande dessinée, 2017.

 

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