Professeur à Sciences Po Paris, Eloi Laurent vient de publier Notre bonne fortune. Repenser la prospérité (PUF, 2017). A l’occasion de la sortie du livre, il accepté de répondre à quelques questions de Nonfiction.

 

Eloi Laurent

 

Nonfiction : Vous publiez un nouvel essai dans lequel vous revenez sur la transition social-écologique que vous appeliez de vos vœux dans Le Bel avenir de l’Etat-providence   . Est-ce parce que vous avez l’impression que cette idée a du mal à percer ?

Eloi Laurent : L'adoption des idées dans la sphère publique va toujours trop lentement aux yeux des chercheurs, surtout quand il s'agit des leurs... En l'occurrence, j'aurais mauvaise grâce à me plaindre : l'approche social-écologique et la nécessité d'une transition social-écologique ont progressé politiquement bien plus que je n'aurais pu l'imaginer il y a six ans, quand j'ai publié Social-écologie   . On peut notamment le voir en consultant les programmes des deux candidats de gauche à l'élection présidentielle. Ce que j'ai surtout tenté de faire dans cet ouvrage, c'est combiner deux axes majeurs de mon agenda de recherche et d'enseignement : le dépassement du PIB   et de la croissance par les indicateurs de bien-être et de soutenabilité et la jonction entre la question sociale et le défi écologique.

 

Couverture Pourquoi est-il si important de lier la question des inégalités et celle du bien-être soutenable ? Pour donner à la transition énergétique une base sociale sans laquelle celle-ci ne se fera pas ? Tout simplement, parce que les effets des mesures qui devraient être prises dans le cadre de la transition énergétique auraient des impacts socialement trop différenciés pour que l’on puisse se dispenser de le prendre en compte ?

La transition énergétique n'est qu'une partie de la transition social-écologique, même si, en effet, c'est celle sur laquelle on a le plus avancé en France. Mais d'une part, les progrès sont encore bien trop modestes : la France est le pays de l'Union européenne qui connaît le plus grand écart entre ses objectifs et ses réalisations en matière de déploiement des énergies renouvelables. D'autre part, la loi dite « de transition énergétique pour la croissance verte », parce qu'elle demeure dans le cadre dépassé de la croissance comme projet social, ne centre pas les enjeux énergétiques sur les enjeux les plus mobilisateurs : l'emploi, la santé, la résilience du système énergétique français, la lutte contre le changement climatique, etc. La justification principale de la transition énergétique n'est pas la « croissance », fut-elle « verte », mais deux doubles dividendes sur lesquels il faut articuler le récit social de la transition : le double dividende santé-climat et le double dividende emploi-climat.

 

Vous expliquez que la transition énergétique devrait se couler dans une forme de grand récit, comme le progrès social en son temps, qui donnerait un cadre unifié aux adaptations institutionnelles auxquelles il conviendrait de procéder, dont vous indiquez ce que devraient être les grands domaines-clés. Pensez-vous que les conditions politiques et sociales soient réunies aujourd’hui en France ou en Europe pour faire avancer un tel projet ? Qui pourrait le porter selon vous ?

Je constate au vu des commémorations du soixantième anniversaire du Traité de Rome que la construction européenne cherche un nouveau souffle. Je constate également que les Etats membres de l'UE disent à la fois vouloir favoriser un nouveau modèle de développement en adéquation avec des valeurs que l'on pourrait appeler « post-matérialistes » (l'UE a été une des premières puissances politiques à s'intéresser de près aux indicateurs de bien-être et de soutenabilité avec la conférence « Au-delà du PIB » de 2007) et respecter l'Accord de Paris. Le contexte n'est donc pas défavorable à la relance du projet européen par la transition énergétique. A condition que ses dimensions sociales deviennent centrales, par exemple en proposant de nouveaux outils communs pour lutter contre la précarité énergétique qui touche des millions d'Européens ou la pollution urbaine qui cause en Europe près de 500 000 décès prématurés chaque année.

 

Vous n’évoquez aucune orientation qu’il conviendrait de prendre en matière de politique commerciale ou de politique industrielle, pensez-vous que l’on puisse s’en passer ?

La transition énergétique est aussi un enjeu industriel, sans aucun doute, et j’ai insisté dans d’autres travaux sur l’importance de l’économie circulaire. La politique commerciale, et notamment la manière dont les récents traités commerciaux ont tenté d'affaiblir les réglementations environnementales, doit également retenir toute l'attention.

 

A vous lire, on pourrait avoir l’impression que c’est en Chine qu’une évolution de ce type aurait le plus de chance de se concrétiser dans un avenir proche. Du coup, quelle place faites-vous à la démocratie, aux libertés civiles et aux droits politiques dans un tel projet ?

La transition social-écologique s'accélère en Chine parce que les dégradations environnementales y sont colossales et les impacts sanitaires visibles partout : 92 % de la population chinoise respire plus de 120 heures par an un air insalubre selon les normes internationales et la pollution atmosphérique (surtout les particules fines) causent la mort de 1,6 million de Chinois chaque année, soit 17 % de tous les décès. Les dirigeants chinois ont compris la nécessité vitale de sortir de l'hyper-croissance et du tout-charbon. Et cette transition chinoise nous est bénéfique : à mesure que les pollutions locales reculent, les émissions de CO2 régressent (elles stagnent au plan mondial pour la troisième année consécutive sous l’effet de la décélération chinoise). En un sens, une solidarité écologique émerge en Chine : les générations futures améliorent le sort des générations présentes, qui ont choisi de se soucier des générations futures. Mais cette transition social-écologique n'est pas tombée du ciel : elle résulte de la multiplication des mouvements de lutte contre les dégradations environnementales et d’une pression citoyenne considérable, dont s'est fait l'écho le documentaire réalisé par la journaliste chinoise Chai Jing (ancienne présentatrice de la télévision d’Etat CCTV) « Under the Dome », sorti en 2015. Je ne glorifie en rien l’autoritarisme chinois : c'est justement parce qu'elle n'est pas une démocratie que la Chine peut à ce point mettre sa population en danger

 

* A lire sur Nonfiction.fr :

- Eloi Laurent, Notre bonne fortune. Repenser la prospérité, par Jean Bastien.

- « Nos (nouvelles) mythologies économiques », entretien avec Eloi Laurent.