Eloi Laurent, professeur à Sciences Po et à l'université de Stanford, vient de faire paraître à quelques mois d'intervalle deux petits ouvrages où il dénonce un ensemble d'idées fausses concernant l'économie. S'il importe de lever le voile sur ces « mythologies économiques », c'est qu'elles interdisent selon lui tout débat véritable sur des enjeux dont la nature est en réalité politique. A l'occasion de la sortie du second volume, il répond à quelques questions de Nonfiction.fr.

 

 

Nonfiction : Vous venez de publier une nouvelle série de « mythologies économiques », après un premier ouvrage que vous aviez publié en début d’année. Cette fois encore, elles s'organisent autour de trois « grands mythes » : les thèses néo-libérales, les thèses xénophobes et celles qui sont dirigées contre l’écologie. Comment avez-vous identifié ces nouveaux mythes ? 

Eloi Laurent : Je n’avais pas prévu initialement de faire paraître deux volumes de « mythologies économiques », ce sont les lectrices et les lecteurs du premier ouvrage qui m’y ont incité. Je me suis du coup efforcé de travailler la cohérence de ce qui est devenu un projet en deux temps : le premier ouvrage, Nos mythologies économiques, porte sur les grandes problématiques (les rapports entre économie et politique, le fonctionnement de l’économie de marché, le supposé coût de la diversité, etc.) celui qui vient de sortir, Nouvelles mythologies économiques, est centré sur les enjeux les plus contemporains (l’économie numérique, la désintégration européenne, la crise migratoire, la transition énergétique, etc.). La structure tripartite à laquelle vous faites référence permet de consolider une vision, forcément subjective et partielle, des débats économiques actuels et unifie les deux volumes, qui font chacun exactement la même longueur, volontairement réduite pour faciliter l’accès (un peu plus de 100 pages), et couvrent un total de 30 mythologies.

 

Vous saisissez ces mythes dans l’instant, sans chercher à en reconstruire la généalogie, sauf peut-être en ce qui concerne ceux dirigés contre l’écologie dans le premier de ces ouvrages. C'est-à-dire que vous privilégiez une analyse rationnelle, et en les considérant chacun plutôt séparément. Pourtant, n’entretiennent-ils pas entre eux des liens ? Comment voyez-vous leur articulation globale ?

Vous avez raison, ils sont foncièrement liés entre eux et je n’explicite pas assez leur articulation. Je crois en particulier que la mythologie social-xénophobe, qui est désormais le cœur de l’idéologie d’extrême-droite en Europe mais aussi aux Etats-Unis, est la créature monstrueuse de la mythologie néo-libérale. Quand vous persuadez les citoyens que l’Etat est impuissant et que le modèle social est sur le point de s’effondrer sous le poids de l’inefficacité et de la fraude, la quête de boucs-émissaires est inévitable. Cette social-xénophobie est en train de faire des ravages dans les pays nordiques. Pendant ce temps-là, un enjeu crucial est négligé : la question écologique. Le néo-libéralisme est notre passé, la social-xénophobie notre présent et l’écolo-scepticisme nous obstrue l’avenir. 

 

Dans votre précédent ouvrage, vous expliquiez que la mythologie néolibérale antiétatique dévalorise la redistribution et vante les « réformes structurelles ». Dans ce nouveau livre, vous montrez que la révolution technologique, d’une part, et les règles européennes d’autre part, sont mobilisées à l’appui des mêmes orientations antiétatiques et antisociales (pour le dire vite). Est-ce alors parce qu’on les lit avec la même grille d’interprétation ?

C’est très clairement le cas de la « révolution numérique » sur laquelle flotte un entêtant parfum d’Ancien régime. C’est l’habit neuf du néo-libéralisme, dont le mot d’ordre est désormais la disruption, mais dont le programme politique est absolument inchangé : baisse des impôts pour les plus fortunés (au nom de l’incitation à l’innovation), effondrement de la protection sociale (au nom de l’agilité), réduction des dépenses publiques (au nom de la compétitivité globale). Je montre en revanche que les règles européennes sont loin d’être le carcan d’airain que l’on nous vend et qu’elles sont bien plus flexibles qu’il n’y paraît. Elles ne cessent d’ailleurs d’être altérées ces dernières années, hélas le plus souvent pour le pire…

 

Vous dénonciez dans votre premier ouvrage le caractère soi-disant incontrôlable des flux migratoires, la charge prétendument insurmontable que représenterait l'immigration ou qui ne pourrait être assumée qu’au détriment de nos propres pauvres, ou encore des différences culturelles présentées comme irréductibles. Dans ce nouveau livre, vous approfondissez cette critique en reliant ces thèses xénophobes avec celle d’un déclin inéluctable de l’occident par rapport aux autres régions du monde, ou encore à celle d’une menace que ferait porter sur notre identité nationale la mondialisation - déclin et menace dont vous montrez qu’ils ne correspondent pas à la réalité. Vous contredisez aussi des affirmations plus prosaïques, comme une prétendue préférence de nos politiques sociales pour les migrants ou encore le lien entre immigration et insécurité. Finalement, de l’ensemble de ces considérations, il résulte que nous faisons beaucoup trop peu pour intégrer ces populations. Peut-on dire que c’est le pendant de la critique des mythes qui doit permettre de dégager le terrain pour une autre politique ?

Oui c’est tout à fait le principe des deux volumes : il ne s’agit pas de critiquer pour se lamenter, il s’agit de déconstruire pour reconstruire. En démontant les « mythologies économiques » comme autant de pièces de lego, on peut voir, en creux, là où le politique a abdiqué au nom d’une prétendue « science économique » qui n’existe que dans l’esprit des idéologues hargneux qui s’en proclament les zélateurs. 

 

Votre dernière partie est consacrée aux thèses écolo-sceptiques. Plus qu’ailleurs, ces thèses semblent ici apparaître comme des moyens de retarder la mise en œuvre des mesures indispensables qui renaissent sans cesse au fur et à mesure que les précédents arguments ont perdu de leur force. Est-ce bien cela ?

C’est en effet un des paradoxes frappants de la rhétorique économique contemporaine, qui en appelle constamment au mouvement, au changement et à la réforme, mais qui n’a de cesse de censurer les formes nouvelles de pensée et d’organisation au nom de leur prétendue absence de rationalité ou de robustesse économique. C’est ainsi que l’on instrumentalise aujourd’hui les outils de l’analyse économique pour prolonger de manière totalement irresponsable des pratiques de production et de consommation dont les études sanitaires nous disent à quel point elles sont toxiques pour le bien-être humain : les pesticides, les énergies fossiles, le diesel, etc. Cependant, si l’on peut faire disparaître les crises écologiques du calcul économique, on ne les fera pas disparaître de la réalité. Il faudra bien, tôt ou tard, traverser les apparences et se rendre au réel