Dans le précédent roman de Sylvain Pattieu, Et que celui qui a soif, vienne, on croisait deux pirates de l'air des années 1970 : Jean et Melvin McNair. Ce sont ces deux figures que l'auteur reprend et développe dans ce roman, qui se présente donc comme un spin-off du précédent. Car ce sont, eux aussi, des pirates : des pirates contemporains, détournant un avion au lieu de piller des navires, mais des pirates néanmoins, animés par la même soif de liberté, le même désir d'ailleurs, la même capacité de réinventer leur vie.

 

    

 

Des pirates aux motivations politiques

L'auteur s'attache donc à retracer la trajectoire qui mène Jean et Melvin, deux afro-américains, à se radicaliser politiquement dans le mouvement des Black Panthers, puis à détourner un avion en 1972, l'amenant jusqu'à Alger avant de trouver finalement refuge en France. Leur geste est finement inscrit dans un triple contexte : par rapport à leurs vies, d'abord, à cette petite pauvreté oppressante qui pousse à sauter le pas ; par rapport à l'époque, qui voit se multiplier les détournements d'avions comme geste politique ; par rapport, enfin et surtout, au racisme de l'Amérique de la ségrégation.

Violences, humiliations, discriminations : l'auteur retrace en quelques pages l'image d'une Amérique dans laquelle le racisme est normal, et même structurel. Les dernières pages tirent le fil de cette histoire jusqu'aux tensions qui continuent à déchirer la société américaine contemporaine : le fils de Jean et de Melvin est tué par balles en 1998. Comme le note bien l'auteur, les violences policières ciblent surtout des Afro-Américains, dans des proportions assez terrifiantes. La France serait mal placée pour juger : les noms d'Adama Traoré et, tout récemment, de Théo nous rappellent que le racisme structurel, incarné par la police, n'a pas disparu. Le titre donné au roman, tiré de l'hymne des Noirs américains écrit en 1899, met d'ailleurs au cœur du récit ce « nous », qui interroge notre rapport à cette histoire de violences et d'espoirs. Le destin des McNair n'est pas, ou pas uniquement, « leur » histoire, mais aussi la notre, celle que nous écrivons en commun.

 

Multiples influences de style : de Tarantino au documentaire

Au milieu du récit de la vie des pirates, certains chapitres se focalisent sur d'autres personnages, qui ont inspiré le geste (la geste ?) de Jean et Melvin : ainsi d'un chapitre consacré à « l'incroyable histoire de Roger Holder et Cathy Kerkow », d'autres pirates de l'air. Le terme de focalisation est le bon, car cet effet évoque fortement les films de Quentin Tarantino – on notera d'ailleurs que ce chapitre est le seul à avoir un titre, apparaissant en lettres en gras, ce qui évoque d'autant plus les procédés narratifs de Tarantino.

D'un point de vue stylistique, le maître mot de l'ouvrage est sobriété : l'auteur procède avec une grande économie de moyens, derrière laquelle on devine une humilité, un respect pour les personnages évoqués, dont plusieurs sont toujours en vie. Cette simplicité contraste un peu avec le style flamboyant et inventif de Et que celui qui a soif, mais elle sert très bien l'objet raconté. Les phrases sont d'autant plus efficaces, agréables toujours, émouvantes souvent, qu'elles sont courtes et simples. Comme pour son précédent livre, l'auteur est à son meilleur lorsqu'il s'agit d'esquisser, en quelques lignes, la vie d'un personnage, qui prend immédiatement corps devant nous ; S. Pattieu souligne d'ailleurs dans ses remerciements avoir été influencé par Jérôme Ferrari ou Maylis de Kerangal, qui partagent ce style d'écriture.

Le roman, qui est la version développée d'un portrait réalisé pour L'Humanité, se présente comme un récit de vie, appuyé sur un travail documentaire : l'auteur a rencontré Jean et Melvin, a pu côtoyé à Paris-8 des personnes qui les ont bien connues, a consulté les minutes de leur procès. On est donc à mi-chemin entre un roman et un livre d'histoire – et il faut rappeler, évidemment, que l'auteur est lui-même romancier et historien.

Cet équilibre entre les genres, fort bien maîtrisé par l'auteur, est à la fois intéressant et frustrant. Frustrant, car on aimerait parfois qu'il bascule dans l'un ou l'autre : on souhaiterait souvent plus de contexte, plus de chiffres, pour remettre en perspective les vies évoquées – pour ne prendre qu'un exemple, Melvin, soldat posté à Berlin, déserte pour éviter le Vietnam : on aimerait savoir, pour mieux comprendre ce geste, combien de soldats noirs ont fait le même choix à cette époque. Ou, à l'inverse, on souhaiterait parfois voir le texte devenir véritablement un roman, en abandonnant notamment le présent de narration, un brin répétitif.

Mais cet équilibre est surtout très intéressant, car on peut dès lors considérer le livre à la fois comme un roman particulièrement bien documenté et comme un livre d'histoire particulièrement bien écrit, qui participe donc, à son échelle, de la réinvention des manières d'écrire l'histoire

 

 

Sylvain Pattieu

Nous avons arpenté un chemin caillouteux

Editions Plein jour, Février 2017

156 p., 13 Euros