Dans son troisième roman, l'historien Sylvain Pattieu explore l’imaginaire de la piraterie, de Manon Lescaut à Pirates des Caraïbes, et dévoile un mythe de la liberté et de la rébellion à la mesure de la modernité mondialisée.   

 

Sur les pirates, on pourrait croire qu'on a tout lu, tout entendu, tout vu : de Jack Sparrow à Barbe Noire en passant par Long John Silver et le Capitaine Crochet, les pirates sont des figures familières, fortement présentes dans la culture populaire, et ce n'est pas sans un brin de méfiance, teintée de lassitude, que j'ai ouvert ce roman. Cette méfiance était injustifiée : Sylvain Pattieu propose ici un roman profondément original, neuf, riche et intense. On y suit le destin de trois navires, et de trois équipages : des esclaves noirs qui se révoltent pendant la traversée de l'Atlantique ; un équipage hollandais qui se mutine contre son capitaine tyrannique ; et des pirates. Ces trois équipages vont se rencontrer, vivre, se battre, aimer et mourir ensemble. Les personnages sont, jusqu'à un certain point, des échos de personnages historiques : John Rackham derrière le capitaine Calico, Ann Bonny et Mary Read derrière Katharina et Manon. L'auteur sait jouer de ces images sans tomber dans un roman historique, grâce une intrigue elle-même originale, comme le sont la plupart des personnages ; aucune date n'est d'ailleurs donnée, le roman prenant place dans un flou chronologique habilement utilisé.

L'auteur puise à plusieurs sources, explicitement citées à la fin du roman. De la bande dessinée (Les Passagers du vent) au cinéma (Pirates des Caraïbes, bien sûr) en passant par la poésie (Aimé Césaire) ou d'autres romans : Et que celui qui a soif... ne cesse de croiser d'autres œuvres, d'autres images, d'autres récits. Ainsi du personnage de Manon, belle réécriture de Manon Lescaut, mettant en scène une Manon éprise de liberté et qui finit par tuer son si étouffant soupirant Barral, avatar de Des Grieux. Il faut également noter que l'auteur, maître de conférences en histoire, a lu de nombreux ouvrages historiques sur la piraterie, et sait s'en servir pour consolider les descriptions sans jamais alourdir le texte par un excès de détails. 

Les pirates du roman sont des figures romanesques : des héros, mi-anarchistes, mi-libertaires, épris de libertés sous toutes ses formes – politique bien sûr, mais aussi économique, vestimentaire, religieuse, sexuelle, à travers les personnages de Katharina, de James et Sullivan, de Manon surtout, cherchant des amants « pirates en amour ». Bien plus sympathiques que cruels, on voit les pirates punir les riches et protéger les faibles, fonder une république dotée d'une constitution, insister sur l'égalité de tous. Comme le soulignait Jean-Pierre Moreau dans son livre sur les pirates, le pirate est un mythe moderne, un Robin des Bois des mers. Mais Sylvain Pattieu ne s'en tient pas à ça : ses pirates sont aussi des hommes et des femmes de pleine stature, marins avant tout, souvent pirates par accident et seulement pour un temps.

Il faut dire que les pirates inspirent et ne cessent de faire rêver, plus que jamais symboles de transgression, de lutte pour la liberté –jusqu'aux historiens eux-mêmes qui s'emparent du drapeau noir : Patrick Boucheron réclamait ainsi significativement une « histoire-corsaire », une histoire globale plus attentive aux vies des hommes. À bien des égards, on pourrait dire que c'est à cet exercice que se livre ici Sylvain Pattieu, tant ce roman recoupe l'histoire de cette seconde mondialisation qu'est le XVIIe siècle. L'ascension des Compagnies des Indes, la traite négrière, la colonisation du nouveau monde – les pages sur Terre Neuve sont parmi les plus belles du roman –, la sécurisation des mers par les États occidentaux, prélude à la construction des grands empires coloniaux, autant de dynamiques cruciales qui sous-tendent l'intrigue. C'est une époque de mouvements, de voyages, de rencontres : sur les planches des navires de Pattieu se croisent des Africains, des Irlandais, des Français, des Hollandais, et même un guerrier algonquin. Le roman sait aussi évoquer le désir d'inconnu, l'envie d'aventure, l'ambition qui animent et poussent les personnages à quitter leurs chez eux pour tout risquer sur les océans du monde – tout cet « élan du siècle » que mettait en avant Thimothy Brook dans son ouvrage consacré à la carte perdue de John Selden.

Sylvain Pattieu reprend ainsi la figure du pirate au grand cœur, plein de panache, défiant l'ordre établi par amour de la liberté et de l'horizon. Mais ce serait réduire le roman que de se contenter de cette remarque. Car tous les personnages du roman sont en fait des figures que l’on pourrait dire transitives, des figures d'entre-deux : ainsi de César, esclave noir qui devient capitaine pirate et garde fièrement son patronyme, de Katharina, déguisée en homme pour échapper à un mariage forcé, ou de Baruch, juif apostat à la verve truculente. Ainsi de Manon, naviguant entre son amant et son amante. Ce que décrit l'auteur, ce ne sont pas des pirates campés dans leur rôle de défenseurs de liberté, mais des pirates qui savent en permanence changer leurs identités et accepter celles, mobiles et fluides, des autres : César épouse Marquise, jeune esclave violée par le capitaine du vaisseau, et élève son fils comme s'il était le sien, sans se préoccuper de la couleur plus claire de sa peau ; les trajectoires de Gamin, de Jacques-Louis, de Fletcher, sont toutes des figures du changement. Au contraire, les ennemis – Barral, le gouverneur, Arjen surtout – sont des hommes figés, crispés sur leurs valeurs et leurs principes, désireux d'assigner une identité fixe à tous les autres. Les ennemis sont ; les pirates deviennent. Les pirates, inventeurs d'une identité plurielle toujours ouverte sur les possibles ? 

Le style du roman reprend et renforce cette idée. En effet, le texte se métamorphose en permanence, suivant des personnages pour quelques pages ou quelques lignes, changeant de focalisation, de rythme, de temps, dans un style vif et inventif, qui fait souvent l'économie des articles définis et indéfinis pour mieux bousculer la phrase (les pirates « sortent sabres et mousquets » ou « reçoivent bourse bien remplie pour offrir tournée générale »). Sylvain Pattieu ne cesse d'aller et venir entre les textes et entre les temps, dans un joyeux mélange des références, souvent drôle, toujours bien fait. Tel pirate est comparé à Lénine, tel autre à Achille ; tel duel à l'épée à un match de boxe, telle bataille à la prise de Montségur par les croisés ou à la bataille de la Nera dans Game of Thrones... Les rapprochements donnent de l'ampleur aux scènes décrites, créent des liens, appellent les souvenirs. Et derrière l'intrigue se cachent, comme l'auteur le dit lui-même, ses fantômes : des fantômes historiques, dont l'histoire résonne au rythme de celle des personnages – ainsi de Jean et Melville McNair, Black Panthers et pirates de l'air – mais aussi des fantômes plus personnels, évoqués avec une grande pudeur et beaucoup d'émotion : son grand-oncle, mort d'un cancer, sa mère surtout,  dont l'agonie et la mort jouent comme un contrepoint au roman, presque au sens musical.

En lisant ces aventures de pirates, on pense à Umberto Eco – il y a du Baudolino dans le personnage de Ferracciolo –, au Déchronologue de Beauverger, pour les pages sur la mer et la révolte, ou plus encore à Alain Damasio, pour l'inventivité de la langue et le message d'espoir. Sylvain Pattieu nous rappelle qu'on a encore à apprendre des pirates, ces éternels révoltés, toujours changeants, disciples de Prométhée et de Protée. Par le fond comme par la forme, Et que celui qui a soif, vienne... est un roman bienvenu – un roman qui désaltère

 

Sylvain Pattieu

Et que celui qui a soif, vienne : Un roman de pirates

Editions du Rouergue, 2016

477 p., 21,80 euros