En 2016, avec Acte 1 Manifeste : L'Oiseau Liberté, Damien Saez publiait son 9e album, pour, « À l'heure des guerres des champs d'horreur, faire de la terre des champs de fleurs ». Les titres phares, « L’oiseau Liberté » et « Les enfants paradis », résonnent comme un hommage poignant aux victimes du Bataclan. Désormais lieu symbolique pour la musique et la mémoire, Saez y a débuté sa tournée de concerts en décembre dernier.

 

   

 

Le 9 décembre 2016, un an après les nouvelles attaques terroristes perpétrées à Paris, le chanteur Saez a sorti un « album hommage », Le Manifeste – Acte I : L’oiseau liberté. Le « prince des nuées » (polluées) de Paris s’adresse à ses compagnons de voyage, rendant hommage à ceux qui ont été fauchés en plein vol. Teinté de protestations, de revendications à la fois humanistes, culturelles et mémorielles, ce nouvel album brosse un portrait noir de notre société à l’aube d’une nouvelle ère : celle de la terreur. L’envolée poétique de Saez retentit comme une alarme, et interroge sur la portée sociale, sociétale mais aussi mémorielle de ce nouveau recueil.

Intitulé « manifeste », cet album se présente donc comme une déclaration dont le but est d’attirer l’attention, celle de l’opinion publique. Nous, hommes contemporains, vaquant de nouveau à nos occupations « hypermodernes »   , sommes-nous prêts à entendre les paroles irradiantes de sens chantées par Saez ? C’est un fait, la charge émotionnelle est palpable dès la première écoute de ce nouvel opus. Le poète fait le choix de déclamer en chanson le mal sociétal qui l’habite, et qui nous habite, sans que, toutefois, nous lui accordions l’hospitalité. La clairvoyance est une prérogative du Poète, et Saez apparaît comme un véritable messager contemporain.

La portée de son chant est universelle, fraternelle ; le poète des temps modernes s’adresse d’ailleurs directement à ses frères (notamment dans « L’oiseau Liberté »): « Nous n’avons qu’un seul dieu c’est la vie sur Terre // Nous n’avons qu’un seul dieu c’est d’aimer son frère ». En privilégiant une seule croyance – celle relative aux hommes, liés par une seule Matrice – Saez veut insister sur l’importance d’une filiation, d’un retour aux valeurs altruistes, fraternelles, pas seulement patriotes mais surtout humanistes. Il narre le récit impossible de l’échec, avec la maladresse, la honte sûrement, l’infirmité même, parfois, de l’Albatros de Baudelaire que ses ailes empêchent de marcher. A l’image d’un mur des noms, tel que celui qu’a publié Le Monde, Saez parle de toutes les victimes et s’adresse à tous les vivants. Il achève d’ailleurs sa chanson « Les enfants paradis » par une déclaration d’amour à son pays, comparé à une figure maternelle, dont il affirme la nécessité de la chérir, et de la protéger : « [...] Toi mon pays la Terre, toi mon pays Paris, // Toi mon pays par terre, relève-toi mon pays // Toi mon pays lumière, toi mon pays la vie // Mon pays littéraire, mon pays triste vie // Toi mon pays mes frères, toi frère de mon pays // Comme on chérit sa mère, on chérit sa patrie ».

Dans cette œuvre musicale où le filtre artistique est rongé par la douleur du chanteur, nous côtoyons ses maux, oscillant parfois avec un certain pathos que l’on prête souvent aux écrits de l’urgence, de la catastrophe, et lié à la proximité à l’événement. S’emparer d’une mémoire immédiate, instantanée, ne permet pas de prendre suffisamment de recul pour transmettre sans larmes. Par exemple, l’incipit de la chanson « Les Enfants Paradis », qui n’est pas sans rappeler la célèbre chanson hommage de Jean Ferrat « Nuit et brouillard », s’ouvre sur ces mots bouleversants : « Ils étaient des sourires, ils étaient des sanglots [...] ». Saez ose dire, suscite l’émotion. Il somme de se relever et de garder espoir : « Ton drapeau triste France il est l’heure de brandir // Que flotte pour toujours de ce vendredi noir // Mon pays liberté le drapeau de l’espoir ». La perte renvoie irrémédiablement à la nécessité de créer un garde-mémoire symbolique comme garde-fou. Saez « pleure de sous le châle (…) les enfants paradis », et il les remémore : « Ils étaient des promesses, ils étaient devenir // Ils étaient bien trop jeunes oui pour devoir partir // Ils étaient fils d’Orient ou fils de l’Occident // Enfants du paradis, enfants du Bataclan », ces jeunes qui « n’étaient pas guerriers mais [qui] sont morts au combat ». La force du texte réside dans la structure, construite à partir d’anaphores percutantes : « Ils étaient... », « Ils s’appelaient... », des « ils » si singuliers, pris dans une allégorie qui leur confère une portée universelle.

En passant par la métaphorisation et le « témoignage hommage », Saez s’efforce de représenter l’irreprésentable, à la manière du Street artist engagé Banksy représentant un manifestant jetant un bouquet de fleurs plutôt qu’un cocktail Molotov, ou rappelant encore le Léo Ferré de « L'affiche rouge » : « Une rose tendue face aux fusils pointés // Une rose en martyr pour nos humanités // Juste un bouquet d’amour pour nos amis tombés // Qui n’ont oui que leur fleur à offrir au bûcher // Qu’une fleur à leur tendre à ces fusils pointés ». Sans prétention, il honore et fleurit les tombes de ses frères, avec l’espoir que ses contemporains, ses compagnons de voyage, s’inscrivent dans le sillage de son message rassurant (la métaphorisation est une mise à distance rassurante).

Lorsque la « matière » est brute, violente, et de surcroît récente, la « métamorphose » du fait historique est impérative, la mémoire de l’événement doit entrer dans le cercle privé de la vie. Cette métaphorisation, à laquelle a œuvré Aharon Appelfeld après la Shoah   , peut cependant échouer : l’expérience des Damnés, « la pièce monstre d’Ivo van Hove », par exemple, a été éprouvante. La surenchère d’images subversives (vidéo notamment) imposant le spectacle de la mise a mort a pu perturber des spectateurs pas encore prêts à « entendre » cette « tragédie d'hier » encore ancrée dans notre présent, notre quotidien. Fabienne Pascaud, pour Télémara, présente cette pièce comme un reflet – et une mise en accusation – de notre société, par les thèmes qu’elle traite : « Des attentats terroristes comme de la violence économique, financière, politique, sociale qui lamine nos sociétés en crise. Et prêtes, à basculer dans l’épouvante. Comme l’Allemagne le fait, en cet an 1933 avec le nazisme. La voix terrible d’Hitler retentit avec force dans la nuit. Des frissons parcourent les spectateurs. Le message est diaboliquement efficace. A l’image de ce miroir, qui en plein spectacle renvoie au public sur un écran géant au milieu du plateau, l’image même de son acceptation, de sa collaboration passive. »

La comparaison entre la Seconde Guerre mondiale, son basculement dans le nazisme, et le XXIe siècle avec le terrorisme est intéressante à plusieurs égards. Nous avons bien conscience qu’il n’y a pas de « concurrences des mémoires », que notre système d’interprétation est bien différent, et qu’il circonscrit bien l’« objet » d’étude et de mémoire que constitue la période 39-45. Nous pouvons cependant établir certaines similitudes concernant l’émergence d’une production artistique post-catastrophe. Au lendemain de l’événement des attentats de Paris, on a constaté la profusion d’images, d’hommages, de dessins sur les événements terroristes. Cela s’était vérifié également quelques mois plus tôt avec les attentats qui ont eu lieu dans les bureaux de Charlie Hebdo. Ce déferlement de témoignages rappelle d’une certaine manière ceux que nous avons constaté après différentes catastrophes au XXe et XXIe siècle : l’événement unique et historique de la Shoah a généré de nombreux témoignages dès les retours des camps ; de même qu’après le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda, les victimes ont témoigné afin que justice soit rendue. Plus récemment, après la catastrophe terroriste du World Trade Center, tous les habitants du monde croyaient être des témoins directs grâce à leurs écrans de télévision... Les écritures de la catastrophe   , de la destruction, sont également appelées écritures de l’urgence   . Elles s’écrivent au jour le jour, ou juste après l’événement violent. Après un tel déferlement testimonial s’ensuit généralement une période d’accalmie, un silence qui n’est pas forcément profitable car logiquement peu fécond. Nous observons alors la nécessité de passer par le prisme artistique, plutôt que se complaire dans le silence, ou de se cantonner au « glacial » du factuel et d’une pâle copie du référentiel réel.

Pierre Ropert, dans un article critique sur Les damnés pour France Culture, insiste sur le caractère glacial voire exagéré de la pièce d’Ivo van Hove. Le spectateur contemporain ne doit pas se sentir pris en otage de l’Histoire, mais il doit pouvoir faire des choix, conclure un pacte avec l’artiste et accepter l’écoute, pour que la transmission s’opère et fasse son chemin. Si la première approche peut-être émotionnelle (liée à une certaine esthétisation), quand pourrons-nous passer par le rire pour se décharger autrement de ce lourd fardeau mémoriel ?

 

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