Plutôt que du cinéma, les vidéo de Daech filmant la mort en direct sont un retour aux supplices montrés sur la place publique.

On a coutume de dire que Daech ne tourne pas seulement des vidéos de propagande – comme pouvait le faire Al-Qaïda lorsqu’elle filmait ses exécutions – mais qu’elle opère de véritables mises en scène, avec génériques et effets spéciaux, selon des techniques éprouvées relevant du cinéma. Ces « films » remettent-ils en cause jusqu’à l’idée même d’un septième art au service de la beauté et du geste ? C’est à cette question que s’attache le réalisateur Jean-Louis Comolli dans Daech, le cinéma et la mort. Selon une logique inverse, le film documentaire Salafistes (Lemine Ould Mohamed Salem et François Margolin, 2016) avait défendu le parti-pris de montrer les images« nues », ce qui lui valut un tollé médiatique. Son souci était de donner à voir l’idéologie à l’œuvre, par la création d’un documentaire qui, même s’il livrait des images brutales, était toutefois une construction médiatisée par le montage des cinéastes, laissant à chaque spectateur sa propre réaction. Ici, Jean-Louis Comolli analyse le sens des images de la propagande vidéo de Daech, afin d’examiner si, oui ou non, elles ont un statut esthétique. Ce qui le conduit à rattacher ces vidéos au genre hollywoodien grand public des films d’action, voire au sous-genre mal défini des films de terreur…

 

Le modèle hollywoodien de l’excès

Les procédés esthétiques du cinéma de l’État islamique s’inspireraient-ils de ceux du cinéma d’action hollywoodien en quête de choc visuel ? Telle est la thèse de Jean-Louis Comolli, qui pointe ainsi une stratégie paradoxale qui consisterait, pour Daech, à se servir de la culture de la mondialisation qu’il dénonce pour la tuer en direct. En filmant la mise à mort de ses ennemis, l’État islamique aboutit à un usage « extravagant » du cinéma, précise Jean-Louis Comolli. De ce qui sort de l’ordinaire à ce qui est de mauvais goût, l’extravagance erre ici sur les chemins de l’indignité et de l’excès. Montrer la mort en direct, transformer la caméra en œil impudique, cela interroge aussi sur l’ambiguïté fondamentale que porte toute image. A ce titre il y a une symbolique du cinéma de Daech, explique Jean-Louis Comolli : égorger, laisser le condamné à mort réciter ce que son bourreau lui dicte, c’est en un sens tuer les mots, faire taire. On réduit au silence la victime et le spectateur. Se taire et laisser les images parler ne sert aussi qu’à entretenir la force de la propagande.

La puissance du cinéma tient à son ambiguïté, au trouble, voire à l’effroi et à « l’hypertrophie d’excès »   que produisent ses images. L’imaginaire de Daech est un imaginaire nourri du cinéma américain : surenchère des effets visuels et sonores, répétition du générique allant jusqu’au matraquage publicitaire, « cette rhétorique du « comme à Hollywood » »   aboutit à une totale déréalisation. Au cinéma, il y a un contrat tacite admis entre le réalisateur et le spectateur : c’est la nécessité de croire au simulacre. C’est « la condition même des représentations et spécialement du cinéma » écrit Jean-Louis Comolli   . Daech rompt ce contrat. La force du cinéma, c’est justement le jeu du trouble qui nous conduit à construire notre vision. Le cinéma est artifice. Daech tue l’artifice cinématographique en insistant sur la réalité des massacres à l’écran. Les projections numériques de l’État islamique n’appartiennent pas au cinéma. Mais alors, à quoi appartiennent-elles ?

 

Quel sens au cinéma ?

Pour Jean-Louis Comolli, le trouble, pris au sens de mobilité des significations, est l’essence du cinéma du fait de ses attaches au mouvement, et donc à la vie. Il y aurait alors comme une impossibilité pour le cinéma de restituer la mort, entendue comme immobilité, contraire à l'essence de la mort. Ce serait un contresens, de l’insensé. Pour lui, le temps du cinéma ne saurait être celui de la ligne chronologique : c'est ce que donne à voir dès l'origine un film des frères Lumière Démolition d’un mur (1896), qui met en scène la réversibilité du temps cinématographique par un jeu mécanique de retour en arrière . Le mur, d’abord démoli, est capable de se rétablir grâce à la magie du montage.

 

 

Le cinéma est capable de faire renaître, ce qui fait que la mort « cinématographique » ne peut être qu'une feinte. Sauf que les vidéos de Daech montrent plus que la mort : c’est la mise à mort qui est portée à l’écran. C’est sa maîtrise de la mort qu’il met en valeur. Ses vidéos mettent en scène un acte sacrificiel nous renvoyant bien plus au tragique théâtral (la tragédie grecque est née comme un acte religieux intrinsèquement lié au sacrifice) qu’à l’image cinématographique. Chercher à ramener au cinéma ce qui se présente comme une mise en scène sacrificielle, c’est manquer l’essence de ces images morbides.

 

Champ et hors-champ

A ses débuts le cinéma se définit comme célébration de la vie par la mise en mouvement de ces « images arrêtées », ces photogrammes inertes au temps fixé dans cet « instant qui vaut comme un tout »   . C’est ainsi que les frères Lumière ont surpris par la création du mouvement à partir d’un temps arrêté, appelé cinéma. Toute la différence entre photographie et cinéma se joue en effet dans ce rapport au temps, explique Jean-Louis Comolli. La photographie s’inscrit dans un instant révolu que traduit le cadrage. Le hors champ photographique donne lieu à un invisible qui demeure énigmatique par le choix du cadre. Le spectateur choisit la durée de son regard. Il y a distanciation de fait entre lui et le cadre photographié. S’il peut choisir de ne pas regarder, son imaginaire se réveille devant la vacuité du hors champ et comme dans certains paysages de Poussin, son regard peut errer à la recherche d’un point fixe. Émanation du passé, la photo « est toujours archive ». Elle nous exclut de sa présence tout en en appelant à l’imagination du spectateur. Ce rapport au temps explique la différence avec le geste cinématographique qui a plus de difficulté du fait de l’enchaînement des images à ne pas « montrer » ce qui est hors champ.

Plus on montre, moins on voit... et plus la faculté imaginative du spectateur est affaiblie. Prenant comme exemple le film L’Impératrice Yang Kwei-Fei de Mizoguchi, en 1955, le cinéaste souligne que le mouvement des images peut introduire une sorte de parade rhétorique à cet affaiblissement de l’imagination : « les perles qui roulent du collier, dans L’Impératrice Yang Kwei-Fei de Mizoguchi, escamotent le geste tueur et confèrent en même temps quelque chose de sublime à la mort. »

 

 

A l’opposé le cinéma d’action hollywoodien, différent de cet « autre hollywood » qui ne blague pas avec les images « choc », ensevelit le spectateur dans ce « montrer » qui exclut l’imagination créative. C’est à ce genre hollywoodien que renvoient les films de Daech, selon notre auteur, avec leurs génériques qui se répètent, et plus globalement, toute la rhétorique des films publicitaires,.

 

Cadrage et montage

Buster Keaton en 1924, dans Sherlock Jr avait réfléchi et mis en scène les effets du cinéma sur la perception du spectateur. Ainsi joue-t-il dans ce film, le rôle d’un projectionniste qui s’endort d’ennui dans sa cabine, et celui de son double qui de fait se transforme en spectateur qui souhaite intervenir dans le film.

 

 

Cette scène introduit une réflexion sur le cinéma dans le cadre du film. On comprend vite que le spectateur a accès tout d’abord à un savoir dont ne dispose pas l’acteur. Il voit la tricherie, le vol du collier dans le film projeté et finit par entrer sans aucune difficulté dans l’écran pour pouvoir intervenir sur l’histoire. Mais s’il a vu, il ne voit pas non plus tout, comme le montrent toujours dans cet extrait, les deux personnages qui tournent le dos aux spectateurs, dans un hors champ, et qui, le temps d’une durée proprement subjective, se retournent, donnant lieu à un changement d’identité de l’un des deux. Que s’est-il passé ? Le montage et le cadrage. B. Keaton rappelle que l’image n’est pas un flux ininterrompu, mais une construction, comme le montrent les enchaînements saisonniers auxquels est soumis le spectateur dans le film, tantôt arrosé par la vague, ou encore chutant dans un trou enneigé.

Le cinéma se donne à voir dans l’immédiateté de la perception. Il y a donc toujours un risque de manipulation du spectateur. C’est une des raisons qui explique l’apparition des « coutures » dans le film de B. Keaton, l’enchaînement y étant ainsi visible. Or le cinéma de Daech n’a ni cadre, ni montage. Ce cadre que restitue à plusieurs reprises cette scène de Sherlock Jr, par l’usage « du cadre dans le cadre », c’est-à-dire la mise en scène de ce travail de découpage du réel, tend à introduire la juste distance entre le travail du cinéaste et la réalité brute. Ne pas cadrer relève d’une volonté de confusion. Daech ne cadre pas. Il y a ce que l’on nous donne à voir, et ce qui se cache dans ce qui est qualifié de hors-cadre, hors champs entendu comme « reste narratif »   selon les propos de Jean-Louis Comolli. Ce hors-cadre ouvre sur le champ des interprétations possibles. Le « cinéma » de Daech ne connaît pas le hors champ car ses films ne sont pas cadrés. De la même façon, il refuse le montage, et laisse se déverser sur le spectateur un flux brutal d’images sans aucune autre mesure que le choix du choc.

 

Surveiller et punir

Cependant, à force de se fixer sur l’image mobile cinématographique, Jean-Louis Comolli manque ce travail de mise en scène du bourreau et de sa victime. Michel Foucault avait pourtant consacré un certain nombre de pages à narrer la mise à mort du régicide Damien sur la place publique, dans Surveiller et Punir. N’a-t-on pas là une clé pour comprendre le sens de l’entreprise de Daech ? Effectivement ce n’est pas du cinéma, parce que – et c’est ce qui manque cruellement à l’analyse de Jean-Louis Comolli – la vidéo suppose un autre public que celui des salles d’art et d’essai. Ce public est au spectacle de la mise à mort, comme sur la place publique ou encore à la corrida. Il y a une dimension sacrificielle qu’occulte cette analyse.

Il semble cohérent que la question des causes conduise à celle des effets. Et à prendre les effets pour la cause, il n’y a qu’un pas. Dans l’Appendice au Livre I de L’Ethique, parlant des raisons et du fondement de nos illusions, Spinoza prend un exemple relatif à la vision. Nous disons que nous avons des yeux pour voir. Illusion : c'est parce que nous avons des yeux que nous voyons. Confusion de la cause et des effets si on s’en remet à la finalité (au « pour »). L’homme ramène tout à lui dans cette quête du sens : l'anthropocentrisme est au cœur des préjugés.

Jean-Louis Comolli souligne la paradoxale innovation du sens de la guerre dans un monde où règne la standardisation imposée par le modèle occidental, à l’origine du terme de « mondialisation ». Il met en avant la responsabilité des sociétés marchandes qui, en refusant les frontières pour des raisons de libre commerce, ont les premières introduit la confusion, le « non cadrage » de l’image qui produit la confusion de la fiction et de la non-fiction. Mais, souligne Jean-Louis Comolli, « je persiste à mettre en question cette toujours « bonne vieille idée » selon laquelle les représentations influent directement sur le comportement des spectateurs, conception qui relève plutôt du dressage comportementaliste que d’une pensée de l’inconscient »  

Et si Jean-Louis Comolli avait été pris au piège aussi ? La question a une dimension religieuse et éducative, comme le rappelle la place de l’œuvre d’art au moment de l’édification des monuments chrétiens au service de la re-présentation de Dieu, pour éduquer les mécréants. Les temps ont changé, mais pas la volonté religieuse de développer son aura par l'image. Daech ne représente pas Dieu, seulement sa justice, tout comme l’écartèlement de Damien sur la place publique symbolisait le pouvoir divin du roi. Plus l’image du pouvoir est arbitraire, plus il faut l’inscrire dans les esprits. En cela, Daech est l’héritier d’une pensée tactile du corps, plus que d’une pensée de la vision. Penser le cinéma à cette aune aurait peut-être ouvert plus de champ à la compréhension.

 

Une esthétique guerrière édifiante

Produite dans l'urgence, cette recherche souffre en définitive d'avoir accepté trop hâtivement des postulats inversant la cause et l'effet. Jean-Louis Comolli semble s'être laissé happer par les questions internes au monde du cinéma au point de laisser dans son propre hors-champ la force de cette idéologie guerrière, qui conduit incidemment le spécialiste du cinéma à tomber dans le piège de la réduction de son analyse à l’esthétisme cinématographique. En effet s’interroger sur l’esthétisme de ces productions, en en restant à un certain formalisme cinématographique qui le sépare de son contenu réel – à savoir la violence guerrière et l’atrocité du supplice – c’est en manquer la quintessence signifiante, son intention agissante, parce que ce n’est pas seulement du cinéma. La différence fondamentale en est le lieu de projection. Il est sans doute séduisant, intellectuellement, de ramener les vidéos de Daech à une reprise du standard américain hollywoodien, mais filmer des mises à mort en direct a une singularité que déjà la polémique autour du film Salafistes avait soulevée. Le malaise est dans la réception des images. Et la fixation critique sur elles fait oublier leur dimension première, qui est d’édifier, au sens où on construit un édifice. Walter Benjamin écrivait que l’architecture, en créant des édifices, n’a pas pour but de retenir l’attention, mais au contraire de la distraire. Son but n’est pas celui de la contemplation touristique, mais de développer cette accoutumance à sa présence pour agir ailleurs. Le public n’est donc pas pour Daech un public contemplatif, mais un public qu’il faut faire agir. A ce titre on peut comprendre le rapprochement avec le cinéma entendu comme distraction et indifférence aux interprètes, à la différence du théâtre. Rudolph Arnheim, qui inspirait Benjamin   , écrivait : « c’est presque toujours en jouant le moins qu’on obtient le plus d’effets ». On réduit l’acteur à n’être qu’un accessoire.

Dans la première version de L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin soulignait que la force du fascisme était d’esthétiser la politique par le moyen de la guerre. Si on lit le Manifeste de Marinetti sur la guerre menée par Mussolini en Ethiopie, on y découvre, écrit-il, que la guerre séduit car elle fonde la suprématie de l’homme sur la machine subjuguée, et réalise pour la première fois « le rêve d’un corps humain métallique ».   . Ce moment esthétique au service de la guerre avait pour nom le futurisme. Qu’advienne l’art, le monde dût-il périr, conclut Benjamin   . L’art pour l’art, poursuit-il, semble trouver là son accomplissement. L’humanité est « capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique »   .

Le cinéma n’aurait-il pas une propension à jouer avec la mort, comme avec tout ce qui déclenche le plaisir de ce « voir » propre au désir subversif et pervers de chaque individu, si on en réfère à la psychanalyse ? Certes le cinéma entretient des rapports troubles avec la jouissance du voir, mais cette « concupiscence » selon les dires de Jean-Louis Comolli, empruntant l’expression à Saint Augustin, on ne sait d’ailleurs pas trop pourquoi, n’apporte rien de neuf sous le soleil. Ce jeu de références occulte la véritable analyse, qui ne saurait se réduire à des jeux allusifs de citation. Quitte à faire des citations, il aurait pu être judicieux de lire Benjamin qui explique la constitution de l’espace cinématographique comme espace « élaboré de manière inconsciente », inconscient visuel à l’origine d’un rêve collectif qui est celui des masses. Le spectateur, dont ne cesse de parler Jean-Louis Comolli, est bien trop désincarné pour fonder une réflexion rigoureuse. Est-ce le candidat au départ pour la Syrie ou l’homme de l’Occident chrétien ? Sans perdre de vue que Daech travaille sur vidéos.

 

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