Quand les travailleurs ont perdu la lutte des classes, il ne reste plus qu'à observer la défaite dans le langage.

Bien que son œuvre soit régulièrement traduite et publiée aux éditions de L'Eclat, le nom de Paolo Virno reste peu connu du grand public. Il est l'une des figures les plus typiques de ce qu’on appelle parfois l’« Italian Theory ». A l'instar de Negri, cependant, lui-même se montre critique envers l’idée d’une unité de la « pensée italienne » présupposée par l’utilisation de ce syntagme. Selon Virno, la seule expérience italienne du siècle dernier qui ait vraiment une unité et qui mériterait d’être mieux connue est l’opéraïsme : « Cette forme de marxisme hétérodoxe et anticonformiste, qui dure depuis le début des années soixante, a eu le mérite de comprendre avec une grande justesse d’analyse la transformation radicale des processus productifs, des formes de vie et des subjectivités qui a eu lieu à partir des années quatre-vingt et jusqu’à aujourd’hui »  

C’est donc à partir de l’expérience politique des années 1960-1980 en Italie qu’il faut lire l’oeuvre de Virno. À cet égard, il souligne d’ailleurs lui-même qu’il a commencé « à [s]’occuper de philosophie de manière systématique à la suite d’une défaite politique »   . À la fin des années 1960, en effet, Virno devient militant au sein de Potere Operaio, le groupe de la gauche « extra-parlementaire » le plus représentatif du mouvement opéraïste qui s’oppose aussi bien au « socialisme réel » qu'à la social-démocratie et au PCI   . Les membres les plus connus en sont, entre autres, Toni Negri, Franco Piperno, Lanfranco Pace, Oreste Scalzone, mais aussi Valerio Morucci, qui fera ensuite partie des Brigades Rouges. Virno vit et participe ainsi à la période de la plus active et la plus influente du mouvement, et à son épuisement dans l’impasse des « années de plomb ». En 1979, Virno fait partie des nombreux intellectuels – qui écrivaient dans Potere Operaio, Lotta Continua, Autonomia Operaia, etc. – arrêtés parce que supçonnés d’être à la base du « terrorisme rouge »   . Confronté à des procès interminables, il fait en tout trois ans de prison.

C’est à cette époque qu’il commence à se dédier davantage à l’activité philosophique. Celle-ci est toujours marquée par le souci de refléchir à l’action  politique, conjugué toutefois à une attention particulière aux questions concernant le « langage » qui constitue l’originalité de la pensée de Virno. En partant des analyses et concepts élaborés par Wittgenstein sur les « jeux de langage » et les « formes de vie » corrélées, il en extrait ainsi des instruments précieux pour sonder le monde contemporain. Sans s’arrêter aux distinctions académiques entre philosophie continentale et philosophie analytique, il sait faire usage de la seconde pour renouveler la première : le peu d’intérêt pour les questions politiques, qui s'impose comme l’une des caractéristiques les plus évidentes de la philosophie analytique, est ainsi précisément ce qui en fait un instrument privilégié pour étudier les formes du vivre ensemble.

Ce que met en avant le recueil d’articles publié sous le titre de L’usage de la vie, c'est la convergence et la rencontre de ces trois traits saillants – l’expérience politique des années 1970, l’analyse critique du langage et la volonté de délimiter la possibilité et les conditions de l’action politique. Ils sont les trois branches qui constituent le faisceau que l’on tient en main lors de la lecture de l’ouvrage, et ils apportent chacun leur éclairage sur la question qui se trouve en son centre : le changement de paradigme économique, social et politique qui a lieu à la fin des années 1970 et qui coincide avec la défaite du mouvement ouvrier ; c’est-à-dire le passage d’une société fordiste à une société «post-fordiste».

 

Une boîte à outils pour l’analyse du contemporain

L’usage de la vie reprend entièrement le volume intitulé « Opportunisme, cynisme et peur. Ambivalence du désenchantement » (L’Éclat, 1999), augmenté toutefois de nombreux articles publiés dans différentes revues entre 1981 et 2015. Le recueil est organisé autour de quatre essais programmatiques, auxquels sont rattachés, à la manière d’« apostilles », différents écrits plus courts. Les quatre articles-cadre, plus articulés et touffus, s’intitulent « L’usage de la vie » (2015), « Ambivalence du désenchantement » (1990), « Les labyrinthes de la langue » (1990) et « Virtuosité et révolution » (1993). Chacun de ces essais délimite un espace cohérent dans lequel s’ordonnent les « apostilles », qui n’est cependant jamais étanche. Au contraire, les échos sont nombreux entre les différents articles, indépendamment de la section dans laquelle ils sont rangés. Ce qui signifie aussi que, dans l’ensemble, l’ouvrage présente le défaut inévitable de tout recueil d’articles, c’est-à-dire de nombreuses répétitions. Il en a cependant aussi les avantages, comme par exemple, celui de permettre une lecture sélective, intermittente, agréablement variée. D’autre part, grâce à une écriture « en spirale »   qui revient sur les mêmes thèmes d’un article à l’autre, en les examinant dans des contextes différents, la somme peint touche après touche, par éclairages et approfondissements successifs, la pensée du philosophe, dont les domaines d’intérêt et les concepts fondamentaux se précisent et s’organisent progressivement dans une riche constellation.

 À la fin de la lecture, on se retrouve ainsi armés d’une panoplie de concepts constituant un vocabulaire critique de la nouvelle société « post-fordiste » : « sortie de la société de travail » , « general intellect », « multitude », « opportunisme », « cynisme », « exode »... S’il permettent de dépeindre un état de la société, ces concepts sont aussi censés indiquer des points de fuite, pour esquisser une possible voie de sortie. Afin de constituer cette « boîte à outils », Virno ne dédaigne d'ailleurs pas reprendre, de manière critique, les analyses de nombreux penseurs qu’il qualifie d’« ennemis » politiques : aussi voit-on défiler les noms de Wittgenstein, Arendt, Heidegger, Plessner, Luhman... aux-côtés de ceux de Benjamin, Foucault, et évidemment, Marx.

Outre les essais programmatiques plus difficiles, l’ouvrage contient de courts articles de deux ou trois pages, qui semblent quelquefois mimer le style des Minima moralia d’Adorno, ou certaines annotations de Benjamin : où un fait apparemment anodin devient l’indicateur d’une réalité sociale, historique, politique. Ainsi la disparition des flippers au début des années 1980, supplantés par les Luna Parks et les jeux vidéo, devient un emblème du passage de la société fordiste à la société post-fordiste. De même, le changement d’expression pour qualifier l’être aimé se fait le révélateur d’une croissante précarisation des relations ; tandis que le choix d'utiliser les guillemets plutôt que l’italique pour souligner un mot dans un texte caractériserait deux attitudes différentes face à la vie... Si ces articles sont plus agréables et faciles à lire, c'est toutefois dans les essais plus substantiels que se déploie la véritable teneur de la réflexion de Virno.

  

Une contre-révolution silencieuse

La question qui traverse chacune de ces réfexions est celle de définir le bouleversement survenu à la fin des années 1970, déterminant d’autres formes d’expérience. Ce qui a eu lieu à ce moment-là constitue selon Virno une réelle « contre-révolution », en réaction à la « révolution échouée » du mouvement ouvrier. Face à la société « post-fordiste » qui en est le produit, il faut repenser les catégories de l’analyse marxienne classique, et penser à nouveaux frais le conflit entre les classes. La caractéristique peut-être la plus importante du « post-fordisme », écrit Virno, est l’indistiction toujours plus poussée de l'« infrastructure » et de la « superstructure ». En d’autres termes, il est devenu difficile de séparer la production de la richesse du domaine relatif à la culture, au langage, et il serait dès lors alors absurde de les distinguer à tout prix et artificiellement dans la théorie. 

En 2016, les analyses sur le passage à une société « post-fordiste » peuvent donner une impression de ressassement, car ce qui était effectivement d’une nouveauté frappante dans les années 1980 – lorsque plusieurs des articles réunis ici ont été écrits – a depuis été l’objet d’analyses désormais regardées comme classiques. Mais les concepts et les approches mobilisés par Virno ne sont certainement pas pour autant dépourvus d’intérêt, ne serait-ce que parce que l’exploration du contemporain n'est jamais épuisée. 

Dans le premier article   , qui est aussi le plus récent, Virno accomplit ainsi la prouesse de rassembler dans une même direction des analyses grammaticales, le concept de « souci de soi » élaboré par Foucault, les conseils impartis aux acteurs par les metteurs en scène Brecht et Stanislavski, les études anthropologiques de Plessner, et la théorie des « jeux de langage » de Wittgenstein, afin de déterminer la « forme de vie » typique de l’état actuel du capitalisme. Ce qui est ainsi mis en évidence de manière très riche et raffinée, c’est que dans le post-fordisme toutes les capacités mentales et physiques sont désormais destinées à la production. Toutes les formes de socialisation et de « souci de soi » qui ont lieu hors du travail, ne constituent en réalité qu’un entraînement, un perfectionnement des aptitudes qui seront mobilisées pour la productivité, conformément à la devise de la post-modernité selon laquelle chacun est « entrepreneur de soi-même ». La limite entre travail et non-travail devient ainsi particulièrement floue, et la « sortie de la société du travail » réalise l’exact contraire de ce qui avait été le rêve communiste – car finalement, sortir du travail, cela signifie seulement que l’on n’arrête jamais de travailler. Toutes nos façons de nous comporter et de communiquer, toutes les manière de nous relier au monde et aux autres assimilées hors du cadre du travail constituent désormais la nouvelle « force-travail » dont dépend la production.

 

General intellect

Afin d’approfondir cette question, Virno développe, dans l’article intitulé « Ambivalence du désenchantement », le concept de « general intellect ». L’expression provient d’un texte de l'Introduction générale   dans lequel Marx explique que le savoir abstrait objectivé dans le capital fixe constitué par les machines (« general intellect ») tend à devenir la principale force productive, aux dépens du travail de l’ouvrier. Aussi, dans ce texte marginal mais en quelque sorte prophétique, Marx identifie la contradiction croissante entre un processus productif qui en appelle à la science, et une unité de mesure de la richesse qui coïncide encore avec la quantité de travail incorporée aux produits. Mais alors que l’aiguisement de cette contradition devait porter, selon Marx, « à l’écroulement de la production fondée sur la valeur d’échange », et donc au communisme, elle est au contraire devenue une composante stable, et même stabilisante, du mode de production en vigueur. Partant, malgré l'invalidation du pronostic de Marx par l'expérience, le « general intellect » demeure une notion précieuse pour saisir les caractéristiques du mode de production «post-fordiste», si toutefois on élargit la notion afin qu’elle n’indique plus seulement le capital intellectuel objectivé dans les machines, mais aussi « les modèles épistémiques qui structurent la communication sociale et innervent l’activité du travail intellectuel de masse »   . C’est-à-dire, selon la liste dressée par Virno, « langages artificiels, théorèmes de la logique formelle, théories de l’information et des systèmes, paradigmes épistémologiques, quelques segments de la tradition métaphysique, jeux de langage et images du monde ». Au fond, le « general intellect » indique tout ce qui peut être considéré comme constituant la « prémisse analytique » de la praxis en général, un savoir social et communicationnel qui est le présupposé du vivre ensemble.

Aussi, l’étude du nouvel « éthos » qui caractérise la société post-fordiste se révèle-t-elle déterminante pour comprendre les tenants et aboutissants de cette société, car ce sont les « formes de vie » qui y sont mises au travail. Pour autant, Virno ne veut pas se limiter à dresser un portrait désolant de l’état actuel des choses : au contraire, il cherche à mettre en évidence les leviers sur lesquels le changement pourrait s’appuyer. Dès lors se pose la question de la possibilité de trouver un « noyau neutre » au sein de cet éthos général – que Virno caractérise par la triade « opportunisme, cynisme, peur ». Cette possibilité, il pense la reconnaître dans la condition de « déracinement » vécue par la figure du « contemporain» – celui qu'Agamben analyse comme l'être rendu conscient de son époque par le fait d'en être exclu, volontairement ou non. Si la lutte reste possible, c'est au moyen de l’« exode », une idée développée dans le court article intitulé « Les pionniers de la défection ». Virno y rapproche le concept d’« exode » de celui de « frontière », tiré de l’analyse que Marx faisait du capitalisme naissant aux États-Unis. La « frontière » signifiait pour le travailleur américain la possibilité de toujours refuser les conditions de travail qui lui étaient imposées en se déplaçant vers l’Ouest. La constitution d’une « armée de réserve de travailleurs » était ainsi mise en échec. De même, selon Virno, la défection qu’il indique par l'idée d'« exode », bien qu’elle ne vise pas à changer les conditions de travail, signifie pourtant déjà le refus de les subir et une façon de les contourner.

 

Quelle révolution aujourd’hui ?

Dans l’article « Le futur derrière nous. Notes sur 1977 », Virno défend ainsi cette pratique de la défection contre l’accusation de paresse : dans cette méthode qui était déjà celle des étudiants de 1970, il veut au contraire voir une véritable forme de lutte. Le défi est que les formes de vie alternatives qui se sont développées hors du travail et en opposition à la société « fordiste » (la vie artiste ou militante, le retour à la nature...) sont celles-là même qui caractérisent l’organisation du travail « post-fordiste » : elles y ont tout simplement été intégrées, permettant ainsi une transformation de la société sans conflit. Le mouvement de 1977, écrit Virno, est « l’autre face du post-fordisme ». Aussi, l’« exode » qui était instrument pour revendiquer la sortie de la société du travail, s’est-il matérialisé en l’impératif de « flexibilité » qui régit la forme du capitalisme contemporain. Mais ce rapport privilégié de la défection au postfordisme signifierait aussi la possibilité d'assumer l'héritage du mouvement de 1977 pour renverser à nouveau les conditions imposées par le post-fordisme et les transformer en armes de lutte.

A ce point de la démonstration, l'analyse verse du côté de la prophétie, inspirée par Bataille : le « déracinement » dicté par les nouvelles formes de vie en viendrait à générer une « communauté de tous ceux qui n’ont pas de communauté »   : l'avenir possible et entrevu serait celui où se réalise la potentialité insurrectionnelle de la « multitude » – on entend ici l’écho de Negri. Virno souligne cependant un peu plus loin qu’il ne suffit pas de dégager des potentialités, mais il qu’il s’agit de développer une théorie politique adéquate à cette nouvelle situation. Car, en réalité, il n’y a encore eu « aucune lutte significative centrée sur le travail précaire, intermittant, immatériel »   .

Dans le texte programmatique intitulé « Faut-il vous faire un dessin ? » (1999) et signé par « Immaterial workers of the world », Virno élabore ainsi un certain nombre de propositions, dont font partie, entre autres, l’établissement d’un syndicats des « travailleurs immatériels », d’une alliance entre la « classe moyenne » et les « nouveaux pauvres », d'un « fédéralisme radical », d’un « revenu garanti »... Le texte reprend et résume tous les thèmes développés dans les autres articles, en les faisant converger dans un essai de proposition politique qui demeure à l'état expérimental. Car la question reste ouverte de savoir « Comment transformer en force revendicative la très grande désagrégation du travail vivant »  

Les débuts de réponse esquissés par Virno vont volontiers chercher des modèles d'action dans les modalités du langage. Elles mettent en relation des éléments de langage avec des formes de vie sociale. Ainsi le « conditionnel contrefactuel » illustre de manière efficace l’idée d’« exode » en tant que geste par lequel on se soutrait à des conditions déterminées sans toutefois les nier directement. Ainsi encore, le « futur antérieur » détermine une certaine manière de se rapporter au possible, les « propositions » correspondent à l’« usage » par opposition au « faire » exprimé par le verbe... Parfois éclairantes, ces correspondances établies entre le langage et les formes de vie constituent un terrain d’exploration intéressant. A l'évidence, elles présentent aussi des limites dont Virno est d'ailleurs bien conscient   , dans la mesure où elles suscitent un risque fort de conduire les analyses à rétrécir la réalité pour la faire entrer dans le cadre linguistique.

Bien qu’on puisse nuancer la nouveauté et la pertinence de certaines analyses, l’ouvrage propose de belles pistes de réflexion, des essais stimulants et des explorations courageuses, dans lesquels il vaut la peine de se plonger. À cela il faut ajouter qu’on a entre les mains, avec L’usage de la vie, une introduction efficace à la pensée de Paolo Virno

 

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