« Notre époque, ce n'est que le début, on a encore tellement à perdre ». Batman contre Robespierre, pièce de rue passée par la place de la République au moment de Nuit Debout, poursuit sa route sur la scène des Déchargeurs pour nous livrer sa vision corrosive de la justice dans notre société contemporaine.

 

Jean-Claude Barbès est un type normal pour lequel tout va bien mais qui va tout perdre en cascade infernale : son job, son argent à la banque, son appartement, sa cabane sur la côté d'albâtre, sa femme, son fils, la santé, jusqu'à finir en caleçon dans la rue, poursuivi par une foule et attaqué par des rats. Ne reste plus qu'à plonger dans la merde pour vraiment toucher le fond.

 

Le comment du pourquoi

L'objet de la pièce n'est pas de nous expliquer pourquoi mais comment. Comment on peut tout perdre « sans raison » dans un monde où le sens de la justice a changé de direction. Aucun responsable ou tous coupables dans un système qui broie sans scrupule le destin des individus par accidents : licenciement éclair suite au rachat de l'entreprise par des Norvégiens, faillite de la banque, assauts ravageurs de Vikings... Sans compter toutes les âmes pleines de bonnes intentions et bardées de conseils imparables, prêtes à aider le malheureux. Le maire-lapinou : « Il faut rebondir. Il faut se battre. C'est l'époque ! » La coach par le rire : « Changer c'est facile, il faut le vouloir ! » Les marketeurs de l'humanitaire : « Nous, on montre la vérité aux gens normaux. » Et, bien sûr, le sauveur des sauveurs Batman : « La raison, elle existe. Si tu ne la comprends pas, tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même. On ne peut pas jamais avoir de chance. Moi par exemple, j'ai eu une chance, je l'ai saisie. J'ai une boîte qui fabrique des armes ».

 

 

Un théâtre d'intervention politique

La compagnie Le Grand Colossal revendique un théâtre politique, c'est-à-dire un théâtre qui porte sur scène matière à délibérer. Le public est alors loin d'être un mot-valise : il est celui auquel on rend public un sujet de société.  Dans cette ambition, le travail de mise en scène et de jeu pose une exigence théâtrale : « l'acteur prend en charge le décor et la narration, il crée une convention, un lien avec le public. C'est aussi un moyen de ne pas laisser le public sur le bord du chemin et constamment solliciter son esprit critique » (Alexandre Markoff, le metteur en scène).

Le théâtre s'affirme comme un espace de rencontre : cette histoire-catastrophe offre une expérience de spectateur des plus réjouissantes. La scène d'ouverture en forme de vrai-faux prologue embarque le public dans une connivence de jeu, une ironie subtile qui travaille la porosité entre la réalité et la fiction. Sur un plateau sans artifice, on en prend plein les yeux et les oreilles. On sent que les comédiens prennent plaisir et on le prend avec eux, celui mêlant intelligence et folie. Le public fait partie de l'aventure. Il se régale de la mise en espace, en corps et en mots.

 

Une énergie incroyable qui nous ébouriffe joyeusement le cerveau

L'écriture et la mise en scène travaillent les moindres ressources de jeu. Pour seuls décor et accessoires donc, notons : trois chaises, une couverture, une cagoule de lapin rose et bien sûr les habits de Batman. Mention spéciale pour le travail de la lumière : des néons au sol délimitant les lignes de jeu, derrière lesquels les comédiens assistent en égal spectateur aux scènes dont ils ne font pas partie. Une lumière à l'esthétique sombre qui emmène l'imaginaire dans les différentes ambiances de la pièce.

On retrouve dans la salle le plaisir du récit : on nous raconte véritablement une histoire avec ses dialogues interprétés, ses situations incarnées et la narration indirecte du conteur qui commente. Une histoire admirablement rythmée par les déplacements de corps ou de chaises.

On y explore le performatif. Les mots ont le pouvoir magique de faire apparaître des personnages, des situations, convoquant l'imaginaire de l'enfant resté en nous à l'instar des onomatopées qui bruitent les actions (tchic-vlam ou bouff' pour un claquement de porte ou encore un toc-toc pour l'ouvrir).

Le geste - mouvement du corps- est central dans la pièce : il parle, prolonge, anticipe, coupe, enchaîne les séquences ou encore dilate l'espace-temps. Et quand la force du geste se joint à la parole (ou inversement), les comédiens jouent avec une telle justesse de l'accumulation ou de la répétition qu'à eux quatre ils finissent par se retrouver à 37 dans un appartement jusqu'à toute une foule se piétinant.

Contre Batman et sa philosophie de la justice, le Grand Colossal en appelle au Robespierre qui serait en nous : dans ce monde implacable, sommes-nous prêts à perdre même notre dignité ?

 

Batman contre Robespierre
D'Alexandre Markoff

Avec : Farid Amrani, Sébastien Deply, Sylvain Templier et Aline Vaudan
Lumières : Florent Jacob
Théâtre des Déchargeurs
Du 13 septembre au 29 octobre


Carte blanche à la compagnie Le Grand Colossal
Théâtre 13
Du 2 au 3 novembre 2016

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