Travailler le lien de l'artiste au territoire, et du théâtre à la cité. Faire théâtre de tout et notamment des œuvres laissées par « les inventeurs de mots et les inventeurs de monde ». Former des troupes ferventes pour servir des poèmes dramatiques. Tels sont les principes qui commandent les choix du metteur en scène Laurent Fréchuret.

Célèbre pour avoir adapté et mis en scène les romans de Beckett au théâtre, il a repris depuis 2013 la compagnie qu'il avait créée en 1994, après une parenthèse de neuf ans à la tête du Centre dramatique national (CDN) de Sartrouville. Après un magistral En attendant Godot joué à Avignon en 2015, unanimement salué par la presse et plébiscité par les spectateurs, il gratifiait cette année le festival d’un nouveau tour de force, avec Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal   .

Dans cet entretien, il explique ce qu'il appelle son « laboratoire au long cours », c'est-à-dire son expérience professionnelle, débutée il y a vingt-cinq ans ; il nous donne aussi une idée de ses projets, et il revient plus particulièrement sur Une trop bruyante solitude.



Nonfiction.fr : Laurent Fréchuret, après neuf ans de « sédentarisation » à la direction d'un CDN, vous avez décidé de revenir à un certain « nomadisme » en réveillant votre compagnie, le Théâtre de l'Incendie : quel est le sens de ce retour ?

Laurent Fréchuret : De mon point de vue, il n'y a pas vraiment de périodes différentes dans mon parcours. La naissance de la compagnie en 1994, suite à la lecture des romans de Samuel Beckett et à leur adaptation pour la scène, c'était le début d'une aventure qui me passionnait. Une aventure dont le ressort était la rencontre d' « inventeurs de mots et de mondes ».

Cela a commencé par une réussite inespérée : convaincre Jérôme Lindon, le directeur des éditions de Minuit, de nous donner les droits de Molloy, Malone meurt, et L'innommable, afin de les créer à la scène. Ensuite, il était tout aussi exceptionnel que ces « inventeurs de mots et de mondes » écrivent des pièces, des romans, des récits, et même des écrits scientifiques ou journalistiques : comme disait Antoine Vitez, « on a fait théâtre de tout ». Cela nous a permis de faire une vingtaine de spectacles, de 1994 à 2003. Puis le Théâtre de l'Incendie s'est mis en sommeil, mais nous avons poursuivi l'aventure avec ces « obsédés textuels », ces « obsédés du verbe », en cultivant l'amour de former des troupes ferventes pour servir un poème dramatique. Alors il y a eu William Burroughs, Edward Bond, Pasolini, Artaud, Cioran, Beckett, et d'autres.

Pour moi tout se tient. En 2004, j'ai donc pris la direction d'un CDN à inventer et à habiter, et j'y suis resté neuf ans. Le théâtre de Sartrouville était un vieux théâtre qui avait une histoire formidable, mais c'était un tout jeune CDN : il n'avait que trois ans. Par un travail fervent, un travail d'équipe aussi, nous sommes arrivés à le faire évoluer vers un théâtre de création. Cela signifiait en réunir et en réorganiser les moyens.

Par exemple, il était important pour moi d'embaucher des comédiens permanents (ce qui n'avait jamais eu lieu). Non pas seulement des artistes associés, mais trois comédiens permanents, qui travaillent tous les jours, payés tous les mois, comme le reste de l'équipe. C'était là un combat politique. Je pense qu'il devrait y avoir beaucoup plus de troupes et de comédiens permanents dans les maisons de création. Car un centre dramatique, selon moi, c'est au moins un noyau d'artistes. Un premier noyau de comédiens qui engagent un travail au long cours entre des œuvres et une population, un travail qui s'incarne dans la personne des artistes, et dans un territoire. Un travail au jour le jour, qui permet de la recherche, qui permet de tisser un lien entre les artistes et la cité.

Contrairement à ce qu'on entend parfois, les artistes ne sont pas nécessairement des nomades. On ne devrait pas avoir le sentiment qu'on accueille des artistes de passage dans notre théâtre, c’est le contraire qui devrait se produire : les artistes nous accueillent, nous le public, dans le théâtre de la cité. En ce sens, nos trois comédiens permanents nous ont permis de tenir cette sorte de pari : le pari de travailler en profondeur le lien de l'artiste au territoire.

Autre exemple significatif : on a fait construire un second théâtre, car inventer une maison de création, c'était aussi faire construire une deuxième salle, de 250 places, et une grande salle de répétition.

En ce sens, tout mon travail au CDN de Sartrouville a consisté à construire les conditions adéquates de la création artistique : comment placer l'art au centre, afin d'accueillir le public, et non pas l'inverse. Éviter que l'art ne soit que l'hôte accessoire et divertissant d'une municipalité sans conscience. Mais ce travail ne différait pas en esprit de ce qui anime mon « laboratoire au long cours », et qui ainsi se déploie sous des formes différentes : une compagnie, un CDN, une « fabrique »...


NF : À Sartrouville, vous aviez lancé aussi une expérience singulière : « les chantiers théâtraux ». De quoi s'agissait-il ?

LF : Cette expérience a débuté bien avant Sartrouville : en fait, j'ai toujours fait des chantiers théâtraux. En résidence à Villefranche sur Saône, par exemple, avec la Compagnie, pendant six ans, nous avons fait une dizaine de créations.

Il s'agit d'accueillir 150 personnes de 6 à 80 ans. On travaille toute l'année, une fois par semaine. L'objectif est de faire une œuvre d'art, à 150. Une espèce de mêlée poétique totale. Comme vous pouvez l'imaginer, nous sommes allés, avec cette aventure, de surprise en surprise. Nous avons rencontré des gens incroyables. Et les personnes se sont rencontrées aussi entre elles, ce qui ne serait peut-être jamais arrivé en ville. Et tout cela au profit d'une création artistique rigoureuse. Ça va beaucoup plus loin qu'une simple sensibilisation esthétique et culturelle.

À Sartrouville, dans cette banlieue parisienne, l'expérience a été encore plus dynamique. Le théâtre lui-même n'est pas dans le centre-ville, mais dans la « ZUP ». Quand je suis arrivé on a mis une petite annonce dans le journal : « Recherchons tout homme, femme ou enfant de bonne volonté pour inventer une œuvre d'art ensemble, sur un plateau. » C'était aussi une occasion de faire connaître le théâtre, et d'en ouvrir les portes à tous. On disposait d'un immense plateau, magnifique (30 mètres de mur à mur). Il a fallu animer non pas un, mais cinq chantiers théâtraux, avec 150 personnes chacun. On a donc travaillé avec des centaines de participants, qui ont ramené eux-mêmes des milliers de spectateurs à nos représentations, des gens qui n'étaient jamais allés au théâtre.


NF : Est-ce donc une formule pour, sinon développer un théâtre populaire, du moins former votre public ?

LF : J'aime qu'on s'attaque aux auteurs et aux histoires les plus complexes, et qu'on arrive à les partager avec des gens qui, dans l'idéal, sont comme des passagers clandestins. Des gens qui débarquent, qui ne sont jamais allés au théâtre, et qui tout d'un coup sont émus, ou se mettent à réfléchir, et donc... à travailler ! Le but de nos créations, en effet, c'est de faire travailler le spectateur. Le spectateur, c'est quelqu'un qui paye pour « travailler », et s'il ne travaille pas, si tout lui est mâché, s'il ne se met pas en état de s'élever à la réception d'une œuvre ou à la participation à une création, c'est que quelque chose cloche.

 

NF : Maintenant que vous êtes revenu aux conditions de travail d'une compagnie théâtrale, et que vous produisez cet ouvrage d'artisan qui nous touche beaucoup, est-ce que la perspective de reprendre la direction d'un grand théâtre national vous paraît envisageable ?

LF : J'ai dirigé un Centre dramatique national avec les mêmes valeurs et la même passion pour le fait de relier des œuvres, des comédiens, des troupes et des publics. Donc je trouve formidable qu'il y ait des théâtres publics, pour peu que leurs artistes-directeurs soient travailleurs, généreux, et tout le temps inspirés – et même, qu’ils sachent parfois faire des pauses ! C'est pourquoi j'ai arrêté au bout de neuf ans. Une carrière ne doit pas être une rente ou un confort. Il faut savoir se mettre dans l'inconfort, pour relancer le travail en nous, tout bêtement. Pour relancer l'intérêt, et le désir.

Néanmoins, je serais ravi un jour de réhabiter une maison, ne serait-ce qu'un tout petit théâtre, une petite boite à poèmes. Nous sommes en train de chercher actuellement une usine ou un hangar pour donner un toit à la compagnie. J'aime habiter un lieu – habiter le théâtre de Sartrouville, ou bien habiter un projet, comme actuellement à Saint-Etienne. Je me sens très solidaire de cette phrase d'Edouard Glissant : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. »   . On n'est pas obligé de tout le temps rayonner, ou d'être tout le temps entre deux trains ou deux avions. On peut aussi à un moment habiter un territoire. On a fait six ans à Villefranche, neuf ans à Sartrouville ; depuis trois ans nous sommes à St Etienne, ce qui n'empêche pas de faire beaucoup de tournées et d'y rencontrer beaucoup de monde. Donc, pour répondre à votre question, je dirai que oui, bien sûr : ça fait toujours rêver d'ouvrir les portes d'un théâtre et de les ouvrir à tous.

Ce qui m'intéresse, dans cette vie qui est toujours trop courte, c'est de prendre des risques. Je me souviens de Jean Dasté   , qui avait 80 ans quand j'avais 18 ans, me disant à Saint-Etienne : « je vais vous envoyer mon petit bouquin qui s'appelle Le théâtre et le risque   ». Dans ce livre, il a de magnifiques pages sur le besoin de cette inquiétude, qui est en même temps un carburant pour nos métiers. Il y montre très bien le côté dangereux qu'il y a à trop s’installer.

Dans ce sens, j'aime aussi casser les choses, et c'est peut-être pour ça qu'on s'appelle le Théâtre de l'incendie. L'incendie crée quelque chose en détruisant autre chose. Je trouve intéressant de se mettre en danger en détruisant des choses auxquelles on peut sembler (et être) très lié, quitte à avoir peur. L'angoisse et l'inquiétude sont vraiment des matériaux qu'on peut sculpter, qui nous permettent d'avancer, qui nous réveillent. C'est pourquoi j'étais très content, après neuf ans de direction d'un CDN, de redevenir compagnie. On repart à l'aventure, ce qui ne veut pas dire qu'on ne va pas rêver d'habiter d'autres maisons de création, car il faut tout le temps vivre et réinventer.

Je suis très heureux avec la compagnie d'être passé à nouveau par Shakespeare, par Beckett, avec ce Godot et ce Richard III, et puis maintenant de me consacrer, sur les deux ou trois ans qui viennent, à des auteurs vivants.

Nous allons prendre un risque tout nouveau, qui va être de mettre toute l'énergie et les moyens de la compagnie à monter un auteur, Hervé Blutsch, qui est très vivant et très fou – montypythonesque ! Ce sera notre prochaine création : une pièce intitulée Ervart, ou les derniers jours de Friedrich Nietzsche, qui est une espèce de délire total, avec dix comédiens sur scène. Défendre un auteur vivant, voilà notre avenir. Nous avons un an et demi de travail devant nous, avec tous nos moyens et toute notre énergie, pour défendre cette grande pièce contemporaine, ce qui est rarissime en compagnie. On peut compter sur les doigts de la main les compagnies qui prennent ce risque et y mettent les moyens.

Notre désir, cette fois, c'est de rencontrer de nouveaux poètes dramatiques qui appellent des troupes très éclectiques, composées de gens très différents qui doivent essayer d'apprendre un langage partagé pour poursuivre la réflexion, jusqu’à la création avec le public. Le public, c’est celui qui arrive en dernier et qui, étant la dernière pièce du puzzle, révèle l'image de toute la démarche, si tout a fonctionné.

 

 

NF : Cet été, vous avez donné en Avignon Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal au théâtre des Halles. Qu’est-ce qui vous a poussé vers cette pièce ?

LF : Nous avons été très heureux d'avoir à Avignon ce compagnonnage avec Alain Timar   et le théâtre des Halles, qui propose à la fois un lieu riche et une éthique. Nous jouons dans une petite chapelle : ça a beaucoup de sens, car Bohumil Hrabal  raconte précisément que l'œuvre d'art est « un acte de résistance », comme dirait Gilles Deleuze   , et pas seulement un outil de communication. Cette pièce met en scène un personnage, Hanta, qui est normalement un ouvrier de la base, et qui en l’occurrence est censé détruire toute la beauté du monde – qu'elle soit peinture, poésie, philosophie – puisque son travail est de mettre des livres au pilon. Or c’est presque le contraire qui se produit, puisqu’il va tout assimiler et devenir une bibliothèque vivante de connaissance, de mémoire, et donc de résistance totale.

Je trouve cette idée très belle, précisément parce que nous faisons du théâtre depuis trente ans en broyant des romans pour en faire des pièces – ou en broyant des écrits journalistiques, philosophiques, etc. J'ai fait une pièce d'après les 24 romans de William Burroughs, une autre d'après les 28 volumes d'Artaud – en tous cas c'était une tentative. Parfois ce qu'on tente ainsi est à moitié réussi, mais peu importe, car le rêve est toujours plus haut que la réalité ; et puis parfois ça marche, et on est proprement émerveillé. On a « fait » aussi les 4000 pages de Cioran, 4000 pages fascinantes. Depuis trente ans, on recycle, nous aussi. Écrire en effet, c'est copier, couper, coller, faire des « cut-up » comme dit Burroughs, mâcher. Voilà pourquoi le récit de Hrabal me parle beaucoup.

Et le spectacle avait une dimension particulière dans cette chapelle, car la cave de ce broyeur y prend une consistance toute nouvelle. Au théâtre de Belleville, c'était très beau, car autour d'Hanta, c'était le néant, le noir ; il sortait de nulle part. Ici, au théâtre des Halles d'Avignon, il sort aussi de nulle part, mais on se rend compte progressivement que sa cave est une sorte de chose mystique, un abri « qui relie » – pour ne pas dire « religieux » – une chapelle réaffectée. Si on construisait un décor, on pourrait choisir de reproduire ce décalage poétique : une petite chapelle qui symbolise une cave.

 

NF : Qu'est-ce qui vous a conduit à ce texte, et au désir de le porter à la scène ?

LF : J'aime beaucoup Hrabal depuis que j'ai 20 ans, c’est-à-dire depuis une trentaine d'années. Il faisait partie de ma liste d'inventeurs de mots et de mondes. Je voulais monter les Palabreurs (Albin Michel, 1991), qui est une suite de  nouvelles très belles où il raconte que tous ces grands auteurs de la parole, qui n'ont jamais écrit mais qu'il rencontre dans les bars où il va boire de la bière, disent des choses formidables dont il remplit des carnets. Et puis je l'ai oublié.

Et voilà que vingt ans plus tard, en 2007, quand je rencontre Thierry Gibault au CDN de Sartrouville – le jour de la première du Roi Lear qu'on faisait avec Dominique Pinon – il m'offre un petit bouquin et me dit : « voilà, je l'offre à tous les metteurs en scène avec lesquels je travaille, parce que je rêve de jouer ça, c'est le rêve de ma vie, jouer ce personnage et cette histoire. » Et moi : « Oh la la, Hrabal, ça me ramène 20 ans en arrière ! »

Je ne connaissais pas ce texte. Or c'est sans doute le plus grand texte de cet auteur. Lui-même l'affirmait en disant : « si je suis né, c'est pour écrire Une trop bruyante solitude. » Dans un style extraordinaire, baroque, coloré, j'ai découvert cette histoire passionnante, où il est question de résister par le plaisir, de donner chair à de la pensée, d'incarner des idées, ou des sensations.

C'est donc de Thierry Gibault, qui joue le personnage d’Hanta dans la pièce, que vient l'origine du projet. Il est l'étincelle de mise à feu de cette aventure. Ecouter le désir d'un acteur, c'est déjà la moitié du travail du metteur en scène. C'est un comédien que j'adore, un de nos grands comédiens, avec lequel j'ai travaillé cinq fois. C'est aussi un être humain extrêmement doux et fraternel, ce qui ne gâche rien dans la collaboration artistique. Car il interprète Hanta, mais il est également collaborateur artistique du spectacle.

 

NF : Tout se concentre en effet sur Thierry Gibault, sur la grande finesse de son jeu, ses intonations, ses regards, ses mimiques, ses gestes. Comment l'avez-vous dirigé : à la façon d'un danseur, en écrivant, en chorégraphiant ?

LF : On a travaillé en commun, en menant un dialogue permanent sur le sens du texte et sur nos choix. J'ai essayé de conserver le fil de l'histoire entière. Au début, Thierry m'a lu le roman, et je l'ai enregistré. Je l'ai écouté de nombreuses fois, puis j'ai rédigé l'adaptation. On a revu ensemble ce texte, on l'a encore modifié. Ensuite, on a travaillé avec la scénographe à une première version, au théâtre de Sartrouville, il y a six ans. Une version plus grande, avec une scénographie plus importante, un travail de maquillage, de son, de lumière. Cette première version s'est jouée à Sartrouville et à Besançon.

Mais le spectacle était trop lourd pour pouvoir tourner, et on avait vraiment envie de se promener partout avec. Thierry a eu alors l'intuition qu'il fallait radicaliser toutes nos options, et je l'ai suivi tout de suite, en estimant qu'il avait vraiment raison. Il a donc travaillé avec cette palette, couverte de peinture, palette d'usine, palette de peintre, à la Jackson Pollock. Thierry m'a fait des propositions que j'ai trouvées extrêmement justes et pertinentes, et on a retravaillé la pièce à partir de ce parti pris de le planter sur la scène, comme une statue de Giacometti, aux pieds lourds, ou encore comme une compression de César, parce que c'est presque un mort qui nous parle. À la fin de la pièce, en effet, il va disparaître en se faisant écraser avec ses œuvres. C'est comme si tout à coup,  par l'effet d'un flash back mystérieux, une compression, donc une œuvre d'art, se mettait à nous dire : « j'ai été un être humain, écrasé avec son matériau, j'ai été un artiste broyé avec sa création, je ne fais qu'un avec mon œuvre et je suis une statue qui se met à parler et qui se met à raconter sa vie d'ancien vivant ». L'œuvre et l'artiste surgissent ensemble et ne font qu'un. « Je suis à l'intérieur, moi, le peintre, moi le plasticien, je me suis mêlé au matériau, je ne fais plus qu'un avec mon œuvre, et je vous raconte mon histoire. »

On va jouer le 1er décembre au musée des Beaux arts de Saint-Etienne. Pour l’instant, on pense poser Thierry et sa palette au milieu des œuvres : il va regarder passer les gens, puis il se mettra à parler. C'est une sorte de représentation-performance, surprise. On est en train de réfléchir à la forme que ça pourra prendre. Peut-être que ce sera plus simple : il sera au milieu des œuvres et il y aura quand même une assemblée convoquée sur des chaises posées en arc de cercle. Mais l'idée est là : une œuvre nous parle.

 

NF : Réduire ainsi l'espace scénique à sa plus simple expression, un praticable carré d'un mètre cinquante de côté, une palette d'usine, semble déterminer – mais sans faire appel à un écran vidéo – « un gros plan ».

LF : Exactement. C'est une vraie recherche : comment créer un gros plan au théâtre ? Nous avons voulu représenter Hanta comme un voyageur immobile. Si on l'avait fait bouger dans tous les sens, ça n'aurait jamais donné le vertigineux voyage qu'il effectue. Ce qui est beau à Avignon, dans la chapelle, c'est la proximité. Quand Hanta apparaît, on dirait qu'il est collé à nous, le public, et qu'il va nous faire une confidence. Il est planté dans sa cave et il voyage dans sa tête, il est tout seul mais en fait il est « noir de monde », comme dirait Bashung. Il est peuplé non seulement de tous les artistes, de tous les philosophes et de tous les savoirs, les peintres, etc., mais aussi, l'alcool aidant, il les fait dialoguer entre eux. Non seulement il restitue cette pensée, mais il la réinvente et il la poursuit, puisqu'il fait dialoguer Lao Tseu avec Jésus Christ, et d’autres. Cela signifie au fond qu'il devient lui-même créateur. Il n’est pas comme un bibliothécaire qui rangerait des livres dans des rayonnages. Non, c'est quelqu'un qui, comme un rat, se mettrait à manger des bouquins et à écrire la suite de La Recherche du temps perdu, ou la suite de la philosophie de Kant !

Et au fond, c'est exactement ce qu'on essaye de faire avec le public. On fait des pièces de théâtre pour les continuer, les enrichir, et les rendre « infinies » ; parce qu'en effet elles ne sont pas finies, et peut-être que sans nous, elles ne seraient pas non plus infinies. Il faut  les continuer en les travaillant avec les spectateurs.

 

NF : Est-ce qu'on pourrait jouer Une trop bruyante solitude sur un grand plateau, comme dans la cour du palais des papes ?

LF : On l'a joué dans de grands théâtres, comme un petit radeau posé sur un plateau. C'était un nouveau rapport à travailler, bien sûr. On le faisait différemment, il y avait un travail sur le son, Thierry portait un micro fixé à un serre-tête pour pouvoir murmurer. J'ai vu hier le magnifique travail de Krystian Lupa sur Place des Héros de Thomas Bernhardt, c'est un des plus beaux spectacles que j'ai vu à Avignon. Les comédiens y peuvent murmurer sans que cela fasse effet ; on rentre vraiment avec subtilité dans une espèce de confidence, mais immense ; une confidence certes, mais l'oreille fait trente mètres de mur à mur, c'est très beau.

 

NF : Quelle est votre approche du « théâtre de machines » d'aujourd'hui : vidéo, sonorisation... ?

LF : Je n'ai aucun a priori sur ces techniques. Rimbaud disait : « maintenant il faut s'atteler à la réalité rugueuse »   . De même Pasolini, qui explique qu'il avait l'obsession de montrer la réalité, et qu'il l'a fait au moyen de pièces qui pouvaient ressembler à des tragédies grecques, mais aussi avec des films qui prennent des bouts de réalités, et encore avec des poèmes, en italien comme en frioulan   . Jean Cocteau aussi était un inventeur incroyable qui touchait à toute sorte de techniques, pour finalement continuer à faire son autoportrait et servir ses obsessions.

Quant à moi, je travaille très peu avec la vidéo, mais je rêverais de travailler avec elle, de faire des films. J'observe néanmoins qu'il m'arrive de voir des spectacles où la vidéo ne sert pas à grand chose, qu'elle en enlève ou qu'elle est redondante. Si trois signes disent trois fois la même chose, on s'ennuie.

 

NF : On sent toutefois que chez vous, il y a une préférence pour l'économie de moyens, et l'économie de décors. Le texte et le comédien sont privilégiés.

LF : L'économie de moyens nous rend libres, c'est son premier avantage. On échappe à la contrainte de chercher des sous pour financer un immense décor, ou de la vidéo ou d'autres choses. Le modèle économique d'une compagnie, par la force des choses, nous conduit à faire, d'une certaine manière, un théâtre « pauvre ». Mais j'ai toujours aimé l'épure, c'est sûr. Je crois que le travail avec le comédien est ce qui me passionne le plus. Une fois qu'on a trouvé un texte qui est vraiment un matériau actif, je ne condamne plus rien, je ne suis contre rien. On l'a vu avec Krystian Lupa, ou avec Julien Gosselin : la vidéo et la musique peuvent créer des merveilles. En plus la vidéo n'est pas forcément chère. Ces deux spectacles sont deux bons exemples d'une utilisation inventive et forte de la vidéo et de la musique, qui n'enlève rien au jeu des comédiens.

 

NF : Hanta porte sur lui-même toute son histoire : son vêtement d'ouvrier tâcheron, l'encre d'imprimerie et la graisse mécanique qui recouvrent ses vêtements et son visage, et même certaines déformations de son corps et de ses mains, que le jeu de Thierry Gibault peut suggérer. L'idée c'était aussi de faire de ce personnage l'unique source de l'imaginaire pour le spectateur ?

LF : Hanta est devenu lui-même papier, écrit, tâche d'encre et relief d'histoire et de signes, épave de pensée. Il dit, au début de la pièce : « je suis une cruche pleine d'eau vive et d'eau morte ». Cette phrase raconte déjà un espace. Quand je dis, en clin d'oeil, « je suis noir de monde », phrase prise à Bashung, je pense : «  Je est noir de monde », comme Rimbaud disait : « Je est un autre ». Ici c'est la même chose : « Je est une cruche pleine d'eau vive et d'eau morte ». Tout est en lui. Il ne fallait donc pas qu'il y ait trop de choses autour de lui sur la scène. Il est sur un petit radeau qui est une palette d'ouvrier.

Cette pièce raconte évidemment aussi la fin d'une époque, la fin de la classe ouvrière. C'est autant la fin d'un homme qui va se faire broyer, qui va avoir l'orgueil et la fierté de disparaître plutôt que d'appartenir à un nouveau monde qu'il refuse. Il y a quelque chose d'un acte cérémoniel – ça fait penser aussi à la mort que s’est donnée Yukio Mishima   – quelque chose de terrible, et même de monstrueux, mais aussi quelque chose qui se veut chevaleresque, une affaire d'orgueil, d'honneur, de fierté.

Préférer disparaître avec un ancien monde qui constituait à lui seul le sens même de notre vie, plutôt que d'accepter d'être esclave dans un monde nouveau, qui va faire qu'on ne peut même plus lire les livres, ou que les livres interdits ont été recyclés, qu'ils sont blancs, qu'on ne peut même plus les consulter, les sauver par la mémoire.

On devra même subir l'impression de nouveaux livres sur ces livres, et on sait très bien ce que ça veut dire. Ce que ça veut dire aujourd'hui, par exemple, dans notre société. Quels sont les livres à venir, ou plus exactement : qu'est-ce que la censure aujourd'hui ? Ce n'est pas la même censure que celle qu'on subissait il y a trente, quarante, cinquante ans, sous le régime communiste ou sous le régime fasciste. On faisait des autodafés, on détruisait les livres ouvertement, de façon brutale, visible, publique, mais du coup résistible. On pouvait résister parce que c'était beaucoup plus visible et brutal. Aujourd'hui, on fait appel au plaisir, au consumérisme, et plutôt que d'interdire un livre, on va le noyer sous des centaines de livres de je ne sais quels animateurs de télévision ou autres. Tout le monde écrit un livre aujourd'hui, tout le monde a quelque chose à dire,  tout le monde y va de sa petite biographie, comme si c'était intéressant. Les vrais livres sont engloutis sous des centaines de livres inintéressants. Ils deviennent inaccessibles. Et si d'aventure ils tombent sous les yeux des gens, ils sont incompréhensibles pour la plupart d'entre eux, car ils ont été abreuvés et abrutis de télévision et de divertissements.

Ce phénomène est celui de « la sensure », avec un « s » initial, dont parlait Bernard Noël il y a déjà une trentaine d’années   . Nous sommes passés dans une société de la perte du sens. C'est terrible, parce que c'est une censure qui fait appel à notre plaisir  on consomme à outrance, et on se consume, pris au piège de ce miroir aux alouettes. Nous, pour y résister, on essaye donc de faire appel à un autre plaisir, qui est le plaisir de la pensée partagée, de la sensation partagée.

 

NF : Mais est-ce qu'on aurait pu distinguer, par exemple, L'éducation sentimentale, lorsqu'elle a été publiée par Flaubert ?

LF : C'est le temps qui a fait son travail. Ça infuse. Il faut faire confiance à l'infusion. La science infuse, mais l'ignorance infuse aussi... Ce personnage, Hanta, qui au départ est vide, va se remplir de toute la connaissance et va faire infuser en lui toutes ces choses qui n'étaient pas faite pour lui. Il y a là l'idée d'une porte ouverte, d'un appel à tous. Certaines choses vont faire de nous des portes ouvertes, beaucoup d'autres vont faire de nous des portes fermées.

 

NF : Bouvard et Pécuchet (qui tout en incarnant la bêtise, mais aussi l'humanité, se remplissent de savoirs comme Hanta) ont-ils pu inspirer Hrabal ?

LF : Oui bien sûr. Beckett aussi adorait Bouvard et Pécuchet, il l'a montré avec son Mercier et Camier (Minuit, 1975), notamment. Mais tous ces personnages, ces pauvres petits bonshommes de Beckett, qui sont dans la boue, très en bas, sont attirés par la pensée, par les étoiles, par le sens de la vie. Ils recherchent quelque chose. Et ils sont très drôles. Car il y a aussi la dimension de l'humour, chez tous ces auteurs, l'humour – arme de construction massive.

 

NF : Y a-t-il un genre du « seul en scène » ? Pourriez-vous définir sa spécificité en quelques mots ?

LF : Le monologue est un genre auquel je reviens. Jusqu'à présent, j'ai fait douze créations qu'on peut appeler en apparence un solo ou un monologue, mais en réalité ces expressions ne sont pas exactes, car il y a un dialogue. C'est celui, très intime, entre un metteur en scène, dans la direction d'acteur, et un interprète, un « transparent du verbe »  comme dirait Jean-Louis Hourdin. La solitude n'a pas d'avenir, et la solitude, ou le soliloque, ou le solipsisme, n'existent pas au théâtre. De toutes les façons, en face, il y a l'humanité, il y a le public. Ce n'est jamais petit.

En revanche, on revient à une chose très troublante avec le monologue, qui est l'origine du théâtre. À Épidaure, dans la Grèce antique, on a un acteur face à la cité, face à la population, au peuple. Avec Eschyle, tout à coup, on a un comédien face au monde. La dimension politique de notre art ressurgit là, dans l'épure des conditions de la représentation théâtrale. Puis ensuite on invente le dialogue – à deux, à trois, etc. auquel s’ajoute le chœur bien sûr.

Si je devais caractériser le genre du monologue, je dirais qu'il s'agit d'y construire une « confidence mondiale ». Le monologue, c'est une chose très troublante, qui a à voir avec l'amour, avec le verbe. C’est quelque-chose qui tombe dans le puits d'une oreille, quelque chose de secret mais aussi de public et d'universel. Un secret pour tout le monde. Une chapelle ouverte. Un feu partagé.


Une trop bruyante solitude

De Bohumil Hrabal

Mis en scène par Laurent Fréchuret
 

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