Avignon festival OFF : au théâtre des Halles, une pièce sur l'ambivalence d'un homme-machine, source et bourreau de sa propre culture.

 

Sur ce qui ressemble à une palette d'usine, sous la croisée d'ogive de cette petite chapelle latérale avignonaise, un homme apparaît. C'est un homme comme on n'en voit presque plus aujourd'hui, l'homme d'une société où les machines sont seulement des compresseurs et des moteurs, appareillages de fonte et d'acier qui crachent de l'huile par toutes leurs articulations. Sans électronique ni numérique embarqués, ces machines, pour fonctionner, impliquent étroitement le corps de l'homme. La machine travaille, l'ouvrier la conduit, la nourrit, la graisse, l'astique et la répare. Il la couve comme une petite chose à lui, il la félicite pour ses œuvres. Elle lui détruit les tympans, elle lui mangerait un bras, elle abrutit son imaginaire. Cet homme, c'est l'ouvrier de la première révolution industrielle.

 

Hanta, le héros de Bohumil Hrabal, s'il est tout cela, l'est d'une manière très singulière : sa machine défonce, pilonne et met en bottes... des livres. Depuis trente-cinq ans, il fait cela dans une cave, où l'on déverse des kilos de reliures qui ressortent sous forme de ballots bien serrés, « le papier et la maculature », en laissant sur les mains, les bras, les vêtements et le visage d'Hanta cette encre noire indélébile. Ici commencent un rêve et un monologue magnifiques. Cet homme-machine parle.

 

Thierry Gibault lui prête son art confirmé du comédien. C'est d'abord une voix d'une diction impeccable, dont certaines modulations particulières nous évoquent les ouvriers des campagnes. Avec cette voix, Hanta, nous plante sa Tchécoslovaquie de l'ère communiste en plein Montreuil des années 70. Mais Thierry Gibault c'est aussi un visage : des joues comme grumeleuses, des yeux exhorbités et dans son regard perçant, brille cette intelligence que cultive la dépense au travail, l'usage de la technique, et l'expérience des rapports sociaux. D'ailleurs ses yeux deviennent, au cours du spectacle, de plus en plus fins, et son visage se transforme aussi. C'est une splendide interprétation de musique de chambre que celle des multiples expressions du visage d'Hanta : non seulement chaque phrase a son visage, mais chaque mouvement de ce spectacle a son rythme et sa composition de voix et de visages, ce qui produit un poème dramatique d'une troublante perfection.

 


Hanta nous raconte que la maculature, ce brouillage de l'encre élevé au rang de produit industriel, libère les idées, comme la mort des corps libère les fantômes. Il s'ensuit certaines particularités – qu'on ne dévoilera pas ici – dans l'usage de la machine, et dans l'attitude de l'ouvrier, qui ne craint pas de donner libre cours à sa pensée sauvage. Il nous raconte aussi l'épisode désopilant de sa rencontre ratée avec Marinette, laquelle ne peut le voir sans commettre des actes manqués... scatologiques. Et puis celle d'une mystérieuse tzigane, assassinée par les Nazis, qu'il croit voir ressurgir devant sa presse, sous la forme d'une souris qui veut l'empêcher de pilonner les livres, troublante analogie de ces deux industries de mort : le pilonnage de la culture (dont il est lui-même le grand ouvrier) et le gazage des humains. Et pourtant, après 45, Hanta a détruit des milliers de discours d'Hitler... L'homme-machine nous raconte son destin inéluctable, et comment de grandes usines avec des ouvriers vêtus de blanc, buvant du lait, viendront enfin à bout de la culture. 

 

Ce texte de Hrabal, au bout du compte, pourrait se présenter comme une variation très « concrète » du thème de Valéry : Nous autres civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles – voyez que ma machine y travaille, et qu'on peut y mettre les formes ! Son adaptateur et metteur en scène, Laurent Fréchuret, avec une grande économie de moyens, et une parfaite direction d'acteur, pose devant nous cet objet théâtral, et il en fait surgir cet imaginaire aussi beau que troublant.

 

 

Une trop bruyante solitude,

De Bohumil Hrabal

Adaptation et mise en scène de Laurent Fréchuret,

Avec Thierry Gibault

Au théâtre des Halles, du 6 au 26 juillet 2016

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