Spécialité de France et de gauche, l’intellectuel peut-il résister à la mondialisation ?

Un an après Crépuscule de l’histoire   , l’historien israélien Shlomo Sand revient avec un nouveau livre intitulé La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq. Si Sand doit sa notoriété à Comment le peuple juif fut inventé   , il a consacré sa thèse de doctorat de l’EHESS   au théoricien français du syndicalisme révolutionnaire, Georges Sorel. Outre une très bonne connaissance de l’histoire française, Sand a publié Les Mots et la terre. Les intellectuels en Israël   . Lui-même n’a pas hésité à s’engager en tant qu’intellectuel, en dénonçant la politique de son pays : en témoigne Comment j’ai cessé d’être juif, paru en 2013   .

La tonalité personnelle de l’avant-propos de La fin de l’intellectuel français ? ne surprendra donc personne. Dans ce livre, il rappelle son désir précoce de devenir lui-même un intellectuel, marqué en cela par le roman de Simone de Beauvoir, Les Mandarins   , puis par ceux qui ont inspiré les deux personnages principaux du roman, Jean-Paul Sartre et Albert Camus. A chaque fois, le mirage de l’intellectuel précède de peu la désillusion, lorsque l’œuvre de l’écrivain est mise en regard avec son comportement : la vie du couple de Saint-Germain-des-Prés pendant l’Occupation a sans doute autant déçu leurs lecteurs que les déclarations de l’auteur de L’Etranger pendant la Guerre d’Algérie, ou dans son discours de réception du Prix Nobel. « L’accumulation de petites vérités est susceptible de corroder et de remettre en cause de grandes mythologies.    » Partant de ce principe, Sand s’emploie à apporter sa contribution à deux débats : sur la spécificité française de l’intellectuel, et sur le déclin du « grand » intellectuel, voire de l’intellectuel tout court.

 

De Dreyfus à Charlie Hebdo

 

La figure de l’intellectuel autonome émerge en France à la fin du XIXe siècle. Selon Shlomo Sand, cette particularité française aurait pour origines l’homogénéité culturelle et linguistique de l’espace public hexagonal, forgée à la fois par la monarchie absolue et les régimes qui lui ont succédés, et par la centralité occupée par Paris dans le domaine culturel qui en découle. Cette position de la capitale serait inégalée dans le monde, ce qui ferait de l’intellectuel français un intellectuel avant tout parisien.

Mais pourquoi parlons-nous d’intellectuels, en tant que terme englobant, et non par exemple simplement d’écrivains ou d’historiens, c’est-à-dire de fonctions spécifiques ? Suivant les définitions retenues, le terme désigne aussi bien un large ensemble – les érudits – qu’une population restreinte – les producteurs de « haute culture ». De même, il véhicule des connotations tantôt positives, tantôt négatives. A partir d’une distinction entre le politique, qui détient le pouvoir, et l’intellectuel, qui exerce une influence, Sand propose de considérer l’intellectuel comme un individu accumulant du capital symbolique et disposant d’une autonomie lui permettant de critiquer le pouvoir.

L’intellectuel est traditionnellement associé à l’idée d’un combat contre l’injustice. Toutefois, à en croire Sand, une étude plus minutieuse de l’Histoire invite à nuancer cette affirmation. Les intellectuels bénéficieraient bien souvent d’une idéalisation rétrospective de leur parcours et de leurs prises de positions, alors qu’ils charrient leur lot de compromissions, de soutiens à de mauvaises causes ou d’errances ponctuelles. Sand souligne plus particulièrement la tendance d’une grande partie de ces intellectuels à privilégier des solutions radicales – fascisme, communisme et maoïsme pour en citer quelques-unes – qu’il estime guidé par leur frustration de ne pas détenir le pouvoir (politique) : « Le fort attrait pour les dictatures de Staline, Mao ou Castro a pu, dans une large mesure constituer un ersatz à une banale impuissance locale.    »

Sand s’efforce d’étudier les intellectuels comme ni meilleurs, ni plus mauvais que le reste du genre humain, et de proposer une analyse équilibrée, ni idéalisatrice ni dénigrante. Pour ce faire, il brosse le tableau de leur histoire de leur naissance dans l’histoire récente, lors de l’Affaire Dreyfus, jusqu'à notre époque, s’interrogeant sur leur éventuelle extinction du fait de changements idéologiques profonds.

La dernière partie de son livre se concentre sur des évolutions plus récentes, notamment mises en lumière par les réactions à l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Pour Sand, « alors que l’intellectuel parisien moderne est né dans le combat contre la judéophobie, le crépuscule de l’intellectuel du début du XXIe siècle s’inscrit sous le signe d’une montée de l’islamophobie.    »

 

Splendeurs et misères de l’intellectuel

 

Shlomo Sand consacre la première partie, et la plus conséquente, de son livre à revenir sur des grands moments et des figures emblématiques de l’histoire des intellectuels. Il commence inévitablement par l’Affaire Dreyfus, en s’efforçant de briser un récit trop linéaire, ainsi que le mythe d’un engagement unanime de ceux qui sont désignés pour la première fois en tant qu’« intellectuels ». Il faudrait en fait parler de deux affaires, séparées par trois années d’intervalle – pour ne pas dire de « silence » : l’affaire du procès du capitaine, qui donne un coup d’accélérateur au mouvement sioniste (si Paris, ville de la philosophie des Lumières, succombe à tel niveau d’antisémitisme, alors il devient essentiel d’envisager un nouvel ailleurs), et celle du « J’accuse » d’Emile Zola, qui donne naissance aux intellectuels.

Pour Sand, il n’est guère aisé d’établir les raisons de l’engagement de ces « savants » et cela d’autant moins que « l’histoire des intellectuels est la seule histoire où les acteurs se racontent eux-mêmes, où chacun d’eux écrit sur son prochain, tandis qu’on ne dispose guère les concernant, de témoignages émanant d’un autre groupe.    » Reprenant en grande partie l’analyse de Christophe Charle   , Sand nous invite à prendre en compte les causes internes au champ intellectuel qui poussent à l’engagement, comme les enjeux de pouvoir. Autrement, nous risquerions de nous laisser aveugler par des explications purement idéalistes (l’intellectuel guidé par la recherche désintéressée de la vérité).

Les intellectuels restent les principaux producteurs de discours sur les intellectuels et, à cette occasion, ils s'adressent le plus souvent à des intellectuels – ce qui fait de ces écrits des sources éminemment ambiguës. Les débats oscillent généralement entre des positions assez tranchées – pour ou contre –, les variations s’expliquant, d’après Sand, par les positions sociales et les affinités idéologiques de leurs auteurs. Shlomo Sand brosse une série de portraits de duo d’intellectuels parmi les plus marquants pour les époques respectives. La liste est pour le moins attendue : Voltaire/Rousseau, Comte/Tocqueville, Benda/Nizan, Sartre/Aron. Il évoque les conceptions de l’intellectuel chez ces auteurs, en quoi elles s’opposent ou se transmettent d’une génération à l’autre. Sand termine significativement sa galerie par un Pierre Bourdieu esseulé. En effet, Bourdieu aurait fini de déconstruire l’intellectuel – dont il donne la célèbre définition de dominé parmi les dominants – tout en l’incarnant pour la dernière fois, parfois malgré lui.

La conception marxiste de l’intellectuel a le droit à un traitement à part. Cette fonction constitue initialement un impensé du marxisme, difficilement positionnable dans une analyse en termes de classes sociales. Il faut attendre l’italien Antonio Gramsci pour que la question des intellectuels soit vraiment posée et qu’une réponse marxiste soit apportée. Néanmoins, ces diverses réflexions sur le rôle de l’intellectuel dans le mouvement communiste n’ont eu que peu d’écho et sont longtemps restées oubliées, refoulant, selon Sand – lui-même ancien marxiste –, le fait que « comme tout capital, le capital du savoir a été utilisé par des hommes comme moyen de domination sur d’autres humains.    »

Qu’en est-il de la relation entretenue entre les intellectuels et l’une des grandes idéologies du XXe siècle, le fascisme ? Dans le débat qui oppose Zeev Sternhell et la majorité des historiens français sur les éventuelles origines françaises du fascisme, Shlomo Sand penche résolument du côté de la négation d’une telle thèse. Sand rappelle en effet qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale, la France est une nation et une puissance coloniale apaisée et victorieuse (comme la Grande-Bretagne). Elle offre un terreau moins propice à la poussée du fascisme. Ce courant idéologique ne recueille que peu d’intérêt de la part des intellectuels français à ses débuts. Sand réfute l’idée selon laquelle le mouvement des intellectuels « non-conformistes » des années 1930, symbolisé par la naissance de revues (Esprit, Ordre Nouveau), aurait mécaniquement préparé l’adhésion au fascisme des individualités regroupées sous cette appellation. Il en va de même pour l’extrême-droite française de l’Entre-deux-guerres : elle ne constitue pas un « bloc » qui se jette uniformément dans la collaboration le moment venu. En revanche, Sand invite à ne pas sous-estimer les ambitions déçues de brillants « seconds », parfois issus de la gauche (Déat, Doriot), pour expliquer leurs ralliements au fascisme. L’occupation allemande ou le régime de Vichy leur offrent l’opportunité d’occuper rapidement de hautes responsabilités, auxquelles ils n’auraient sûrement pas pu prétendre sans cela. Sand parle ainsi de « flirt passager » entre les intellectuels et le fascisme, puisque cette hégémonie culturelle fut de courte de durée et se solde par des issues tragiques pour des intellectuels comme Drieu La Rochelle ou Brasillach.

Au terme de ce parcours historique, Shlomo Sand s’interroge sur la disparition de l’intellectuel critique. A partir des années 1960, plusieurs penseurs l’annoncent à leur manière : Daniel Bell à la suite de la « fin des idéologies », Michel Foucault avec l’avènement de l’« intellectuel spécifique » prenant le pas sur l’« intellectuel universel », Russel Jacoby avec le déclin de l’intellectuel public au profit de spécialistes jargonnant et repliés sur eux-mêmes. En France, Sand voit dans la création de la Fondation Saint-Simon un symbole de la disparition de l’« intellectuel oracle » et la fin de sa mission critique. Il avance plusieurs hypothèses pour l’expliquer : achèvement du développement des Etats-nations, que les intellectuels auraient accompagné ; disparition du prolétariat dont ils se sont longtemps voulu les porte-paroles ; intégration à l’Université synonyme de dissolution. De façon inquiétante, nos intellectuels – rassemblés sous l’étiquette « antitotalitaire » – seraient désormais incapables d’envisager une utopie   , voire tout simplement le futur. Devenus conservateurs, ils ne chercheraient plus un ailleurs, mais glorifieraient leur chez eux et son ordre établi.

Les médias porteraient une lourde responsabilité dans l’émergence de ces nouveaux intellectuels. Les intellectuels les plus en vue le sont parce qu’ils sont charismatiques et télégéniques. Ils ne seraient plus sélectionnés à partir de leur légitimité scientifique ou littéraire. Shlomo Sand se montre particulièrement pessimiste sur le devenir des intellectuels, alors que les contradictions et les défis s’accumulent en ce début de XXIe siècle.

 

Un nouvel opium des intellectuels ?

 

Après ces considérations peu réjouissantes sur le devenir de l’intellectuel français, Shlomo Sand propose une seconde partie, plus réduite, en réaction aux événements de janvier 2015. Ces développements composent presque un deuxième livre prolongeant un premier, qui porte plus sur l’islamophobie que sur les intellectuels. Sand propose de retracer les itinéraires croisés de Charlie Hebdo et de Michel Houellebecq.

A première vue, l’auteur de Soumission se situe aux antipodes de l’écrivain engagé, figure qu’il a explicitement critiquée. Cela ne l’a pas empêché de s’exprimer publiquement pour dénoncer l’islam, alors que son dernier roman constituerait « un des ouvrages les plus manifestement islamophobes, édités en France au début du XXIe siècle   ». A Charlie, le glissement vers l’islamophobie aurait été plus progressif. Philippe Val apparaît comme l’un de ses principaux acteurs, bien conscient qu’il est possible de faire davantage d’humour aux dépends des musulmans que des juifs. Les limites ne seraient pas les mêmes : « dès lors qu’il s’agit de l’islam, tous les freins sont levés    ». Pour Sand, rejoignant en cela les positions d’un Edwy Plenel   , l’islamophobie serait l’antisémitisme du XXIe siècle. Il n’hésite pas à demander à son lecteur d’imaginer ses réactions si les écrits de Houellebecq ou les dessins de Charlie ne visaient pas des musulmans mais des juifs. Allant plus loin, et reprenant une partie des conclusions d’Emmanuel Todd, Sand considère que les manifestations du 11 janvier, les « Je suis Charlie », témoignent d’abord d’une défense de la liberté, et non de la fraternité. Il va jusqu’à les interpréter comme un rejet de l’autre.

Enfin, Sand aborde la question de la stigmatisation des musulmans en France, notamment par des élites désormais intolérantes à la différence. Les années 2010 seraient celles de la montée du discours islamophobe. Le Grand Remplacement de Renaud Camus fait figure de précurseur dans le domaine, mais il ne connaît qu’un succès très limité, vraisemblablement à cause des précédents propos antisémites de son auteur. L’identité malheureuse de l’académicien Alain Finkielkraut et Le Suicide français de l’éditorialiste Éric Zemmour s’imposent en revanche comme des succès de librairie. Pour Sand, ces deux livres sont symptomatiques d’une crise du capitalisme qui engendre des écrits à la recherche de boucs-émissaires plutôt que des réflexions s’interrogeant sur le fonctionnement du modèle économique. Si Finkielkraut et Zemmour déplorent la perte d’une France homogène et paisible, qui ne serait que le fruit de leur nostalgie, Sand évoque une France résolument plurielle, bien qu’elle se présente toujours comme « une ». Il rappelle d’ailleurs les origines (polonaises et berbères) de Finkielkraut et Zemmour pour conclure que « la peur et la haine, quels que soient leurs motifs, ont toujours constitué l’un des cocktails les plus explosifs dans l’histoire humaine. […] Personne […] n’est immunisé, a priori, contre la peste contagieuse que sont la crainte et le rejet de l’autre.    »

Il est difficile de porter un seul jugement une fois la lecture de La fin de l’intellectuel français ? achevée. La construction laisse apparaître deux démonstrations : l’une sur le déclin de l’intellectuel critique, l’autre sur la montée de l’islamophobie chez les intellectuels médiatiques. La première, plus historique, reprend une série d’explorations plus thématiques que chronologiques, et porte principalement sur la question des intellectuels français, même si les développements consacrés au marxisme sont plus ouverts géographiquement. Sand reprend ici une grille de lecture bourdieusienne, en prenant en compte les luttes de pouvoir interne au champ intellectuel, bien que l’une de ses principales conclusions soit reprise de l’œuvre de Tocqueville : l’intellectuel comme frustré de pouvoir, et enclin, en conséquence, à l’abstraction et aux solutions radicales.

Dans son entreprise de démystification de l’intellectuel, Sand donne parfois l’impression que sa définition de l’intellectuel inclut idéalement l’infaillibilité dans le choix des engagements. Ce sentiment provient peut-être de l’auto-critique ou, a minima, de l’interrogation de Sand sur son propre statut d’intellectuel. Préoccupé par la présence médiatique de ceux qu’il désigne comme des intellectuels « néoconservateurs », Sand en vient à oublier de parler de leurs confrères classés à gauche.

Deux questions restent ouvertes : quelle place faut-il donner dans son récit au philosophe Alain Badiou, au journaliste Edwy Plenel ou à l’économiste Thomas Piketty ? Et comment envisager les intellectuels en puissance que sont les universitaires engagés, même s’ils ne bénéficient pas de la même couverture médiatique que Finkielkraut et ses comparses ?

 

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