Tous les jeudi, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, comment concilier aménagement urbain et environnement ? Les concessions vénitiennes en offrent un bon exemple.

 

 

Le projet de piétonisation des voies sur berges à Paris a relancé cet été un débat désormais classique : quelle place veut-on faire aux transports individuels et aux transports commun dans nos ville ? L'aménagement – extrêmement réussi – des berges du Rhône à Lyon, avait déclenché la même polémique il y a plus d'une décennie : où allait-on bien pouvoir se garer ? Dans des villes toujours plus denses, apprendre à se partager l'espace n'est pas évident, et pourtant ce sont des choix à long terme qui peuvent renforcer la communauté plus qu'ils ne la divisent. À très long terme, même, si l'on regarde vers le Moyen Âge.

 

Venise : quand le manque de place a ses avantages

 

La ville et le régime politique sont indissociables. Prenons une ville qui s’est distinguée à la fois par la longévité exceptionnelle de son gouvernement républicain – mille ans de République, jusqu’à l’arrivée de Napoléon – et par l’originalité de sa structure urbaine. Des îles faites largement de main d’homme dans la vase de la lagune : voilà ce sur quoi repose essentiellement Venise.

Venise s’est construite au fur et à mesure de son développement démographique, au cœur d’un environnement difficile. On a donc considéré que ce milieu inhospitalier avait fondé la stabilité impressionnante du gouvernement vénitien. La survie du groupe aurait nécessité de faire communauté et d’œuvrer ensemble pour désamorcer les conflits. Cette vision n’est pas dénuée d’intérêt : elle rappelle que l’environnement peut induire certaines tendances politiques. (Elle rappelle aussi aux géographes l’époque où leur matière servait d’abord à écrire les premiers chapitres des livres d’histoire, ce qui les ravit sûrement...) 

 

Quand faire la ville, c'est refuser la fatalité

Mais le milieu ne fait pas tout : l’homme est actif dans son environnement. Elisabeth Crouzet-Pavan le résume ainsi : « l’homme fut, dans le bassin des lagunes, un agent écologique dominant ». Les aménagements sont constants. Aménagements hydrauliques pour empêcher l’envasement qui, toujours, menace, création et déplacement des salines qui modifient le paysage, pêche à la clôture ou au filet jusqu’à ce qu’au XVe siècle certaines limitations viennent protéger les fonds dont l’exploitation a été accentuée par la reprise démographique qui suit la peste noire. Les hommes et les femmes – près de cent mille, ce qui en fait avec Paris la plus grande agglomération de l’Occident – transforment leur milieu pour y développer et y nourrir leur ville.

La ville est alors vivante : elle n’est pas un simple décor. Ses formes sont le résultat de choix d’aménagement, de même que ses espaces influencent ensuite les pratiques de ses habitants. La stabilité de la République vient aussi de là. Dans un espace aussi restreint et aussi densément peuplé, beaucoup de concessions qui sont faites dans d’autres villes doivent ici être refusées.

 

Quand les nobles étaient interdits de cheval

 

Sans faire de Venise un exemple de libertés individuelles, on constate que certaines mesures y furent prises pour garantir que l’espace commun, si rare et si précieux, n’était pas confisqué par certains. Dans L’Idéologie sociale de la bagnole, (téléchargeable ici) André Gorz explique pourquoi les voitures ont été créées comme un bien de luxe, qui perd tout intérêt dès lors qu’il est accordé à toute la population, en prenant toujours plus de place. Il montre également qu'augmenter la largeur des routes est une fausse solution : le nombre de voiture finit toujours par l'emporter.

Or dans une île telle que Venise, la place est un réel problème : impossible d’élargir les routes, impossibles de les multiplier. L’usage du cheval est donc complexe dans le lacis des rii et des calle, quelques affaires d’accidents en témoignent. Pourtant les nobles veulent un cheval, c'est l'accessoire nécessaire des élites européennes. Qu’à cela ne tienne : le gouvernement légifère et interdit les chevaux dans Venise, à plusieurs reprises même, dès la première moitié du XIIIe siècle. Tant pis si les nobles de la ville deviennent la risée de l’Italie pour leur piètre façon de monter à cheval.

Une autre mesure significative : l’oligarchie à la tête de la République cherche toujours à éviter que l’un d’entre eux ne prenne trop d’ascendant sur le gouvernement. Les familles au pouvoir gouvernent ensemble, et bannissent le culte de l’homme fort. Les statues individuelles sont donc interdites dans l’espace public avant le XVIIIe. À une seule exception près : la statue équestre dite du Colleone, au centre de la place San Giovanni et Paolo. Son commanditaire avait demandé dans son testament que son image trône place Saint-Marc, en échange de quoi il léguait sa fortune à la ville. Venise accepte l'argent, mais profite qu’une autre place, plus éloignée du cœur politique de la cité, comprenne également une confrérie du nom de Saint-Marc pour « se tromper », et installer la statue au mauvais endroit.

Car au Moyen Âge, les villes italiennes inventent l'espace public, dont la place est l'exemple par excellence. Et que lorsqu'on invente un nouveau type d'espace, on se doit d'inventer aussi les règles qui le régissent. Venise refuse donc que ses places soient privatisées d'une quelconque manière. Venise, c’est donc à la fois cet environnement contraignant et cette inventivité urbaine constante. Faire des puits pour trouver l'eau potable, faire des ponts pour relier les quartiers. Sa leçon, c’est sans doute de montrer qu’aucun fait urbain n’est une fatalité, et que la ville se construit sans cesse. Surtout quand l’espace semble manquer.

 

Pour aller plus loin :

- Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise, une invention de la ville, XIIIe-XVe siècle, Champ Vallon, 1997 (citation p.128)

- Élisabeth Crouzet-Pavan, Le Moyen Âge de Venise : des eaux salées au miracle de pierre, Albin Michel, 2015

- André Gorz, « L’idéologie sociale de la bagnole », Écologica, p. 71-87  

- notre article « Villes médiévales, villes en transition ».

 

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