Siddiq Wahid est spécialiste de l’histoire politique de l’Eurasie centrale et du Tibet, il a occupé la chaire d’histoire de l’Université de Jammu et a fondé l’Université Islamique de Science et Technologie   d’Awantipora. Dans cet entretien, il revient sur le conflit au Cachemire, ravivé dépuis la mort du chef séparatiste Burhan Wani, par l'armée indienne, le 8 juillet dernier.

 

Nonfiction : Pour qui se trouvait à Srinagar au début de l'été, la Vallée du Cachemire semblait une nouvelle fois prendre le chemin de la paix, l’économie touristique apparaissait florissante. Le 8 juillet, l’armée indienne abattait Burhan Wani, nouveau symbole du groupe séparatiste Hizb-ul-Mujahideen   . Le jeune homme de 22 ans, qui connaissait un énorme succès sur les réseaux sociaux, a été érigé en martyr de l’azaadi, une libération qui, selon deux courants de pensée cachemiris, réclame l’indépendance ou le rattachement au Pakistan.

Quelle a été la réaction de la population à l’annonce du décès de ce jeune militant qui représentait la renaissance d’un mouvement armé d’essence totalement cachemirie, lequel rejette la présence indienne ?

 

Siddiq Wahid : L’observateur étranger au Cachemire a aisément tendance à penser que cette zone est désormais paisible. C’est néanmoins ignorer une importante dimension : les Cachemiris sont, tous les jours, confrontés aux conséquences d’un litige territorial qui porte sur l’ancien État [princier] du Jammu et Cachemire. Il leur est impossible d’oublier cette réalité, en raison de l’omniprésence de forces de sécurité [l’expression de « forces de sécurité » désigne l’Armée et les diverses forces paramilitaires indiennes], dont le déploiement témoigne de la panoplie dont dispose l’appareil sécuritaire indien. Cet immense déploiement de forces militaires et paramilitaires occupe, au demeurant, de vastes superficies de terres, que ces dernières appartiennent à l’État du Jammu et Cachemire ou à des particuliers.

 

Surtout, il faut mentionner une dimension capitale : les forces de sécurité, en raison de lois d’exception, sont libres d’interroger tout cachemiri, de procéder aux perquisitions qu’elles jugent nécessaires, de torturer et de tuer, et cela en toute impunité. Comment ceci ne pourrait-il pas ajouter au ressentiment ?

 

Parallèlement, le soldat indien [dont le niveau d’instruction est le plus souvent peu élevé] ne parvient pas à comprendre les complexités du conflit ; il souffre de l’éloignement géographique qui le retient loin de chez lui ; L’endoctrinement lui a appris à considérer les Cachemiris avec méfiance, ne les considérant pas même comme des êtres humains « normaux ». Au soldat revient la pénible tâche du vigilant maintien de la sécurité ; les Cachemiris, pour leur part, continuent au quotidien de résister à l’oppression, d’où une atmosphère indéfinissable éminemment volatile. Aussi le calme apparent qui prévaut le plus souvent au Cachemire est-il trompeur.

 

Burhan Wani était le représentant par excellence d’une forme incontestable de résistance qui, au Cachemire, refuse de plier, demeurant latente en temps de paix. Il y a quelques jours, sur les réseaux sociaux, un jeune homme a déclaré : « nous ne protestons pas contre la mort de Wani ; sa lutte constitue pour nous une véritable inspiration ». C’est là la preuve qu’il y aura tout bientôt d’autres Burhans qui reprendront le flambeau.

 

Il me semble intéressant que vous ayez recours au terme de « renaissance » lorsque vous évoquez la question de Burhan. Plus j’y pense, plus je dirai que la genèse de la résistance radicale défendue par Burhan trouve ses racines dans un récent passé qui a profondément marqué les Cachemiris [Siddiq Wahid fait ici référence à la remise en cause - par les armes - de la présence indienne au Cachemire et à la réplique indienne qui s’ensuivit]. Il y a six ans, des forces paramilitaires, à la gâchette facile, ont humilié et battu Burhan et son frère ; puis, un autre groupe de forces paramilitaires ont abattu le frère de Burhan. Ce dernier [qui choisit la voie armée] réagit d’une manière calme, minimaliste : il ne tenta pas de promouvoir un culte de la personnalité dont il serait le centre ; il ne rechercha pas l’assistance étrangère (c’est-à-dire pakistanaise) ; il ne fit aucun tort à la population civile. Une telle approche en fit immédiatement un symbole. En un sens, il fut précisément le représentant de la « renaissance » d’un mouvement épuré des stratégies politiques [d’affrontement indo-pakistanaises] et des tactiques employées par les agences de renseignements [de part et d’autre de la ligne de contrôle indo-pakistanaise].

 

N.F. : Quelle est votre appréciation de la réponse des diverses forces de sécurité opérant au Cachemire ? Se sentiraient-elles à l’abri de toute poursuite face aux accusations d’exactions dont elles sont la cible, alors que le Jammu et Cachemire réclame en vain l’abrogation de l’Armed Forces Special Powers Act (AFSPA) ?

 

S. W. : Les forces de sécurité sont légalement à l’abri de toute poursuite, et cela en vertu de deux législations qui les dotent d’une totale immunité : l’AFSPA et la Public Safety Act (PSA) [une législation qui autorise la détention administrative de toute personne considérée comme une menace pour la sécurité de l’État]. Les forces de sécurité disposent de pouvoirs inimaginables dans une démocratie ; tout observateur étranger au Cachemire serait atterré des exactions qu’elles se sentent libres de commettre.

 

N.F. : Le gouvernement présidé par le Premier ministre Narendra Modi chercherait-il une épreuve de force destinée à mobiliser ses partisans ? On peut lire sur les réseaux sociaux les réactions d’internautes qui condamnent les Cachemiris, accusés (une nouvelle fois) de trahir une nation qui, selon une telle lecture, se doit de prendre des mesures sévères. Et pourtant, les victimes sont souvent très jeunes.

 

S.W. : Le gouvernement central [à New Delhi] que Monsieur Modi dirige cherche ouvertement à promouvoir une Inde homogène conformément aux desseins du courant politique qu’est le nationalisme hindou ; il ne cache pas sa volonté de s’arroger de très importantes prérogatives afin de répondre à cet agenda. La problématique du Cachemire constitue un thème de mobilisation politique qui suscite l’adhésion autant au Pakistan qu’en Inde, tout particulièrement au sein du BJP [Bharatiya Janata Party, Parti du peuple indien, d’obédience nationaliste hindoue]. Au Jammu et Cachemire, le BJP, allié au PDP [People’s Democratic Party, Parti démocratique du Peuple], un parti régional du Jammu et Cachemire, a formé un gouvernement de coalition. Il faut donc s’attendre à ce que le Cachemire constitue un thème de mobilisation destiné aux partisans du BJP.

 

Cette année et l’année prochaine, les électeurs de divers États d’importance de la fédération indienne doivent se rendre aux urnes afin d’élire leurs représentants aux assemblées législatives ; les élections générales [qui permettent le renouvellement de la Chambre du Peuple - Lok Sabha - du Parlement central] se tiendront en 2019, une échéance qui n’est pas si lointaine. Peut-être le slogan liant « patriotisme » et Cachemire sera-t-il donc utilisé afin de fournir un élan politique favorable au BJP.

 

Les réactions d’internautes sur les réseaux sociaux, que vous évoquez, témoignent d’un autre phénomène : celui d’une population indienne de plus en plus conservatrice, insulaire, à l’esprit étriqué et hyper-nationaliste. Il ne s’agit peut-être pas d’un courant majoritaire (il faut ainsi se rappeler que seuls 31% des électeurs ont voté pour le parti de Modi, le BJP) ; cependant la rhétorique de ce segment de la population a obtenu une telle audience qu’elle constitue désormais une vision majoritaire. Le BJP et Monsieur Modi se sont propulsés à la tête de ce courant.

 

Néanmoins cette tendance (et ses manifestions sur les réseaux sociaux) ne pourra, à terme, que conduire à l’aggravation de l’antagonisme indo-cachemiri. Ce même courant n’a pas hésité à se prononcer publiquement sur un certain nombre de questions sociétales, telle l’interdiction de la consommation de bœuf ou la problématique de la définition du patriotisme ; il a également apporté son soutien à l’Hindutva [un concept idéologico-politique qui sous-tend l’action menée par les nationalistes hindous] et sa conception de la civilisation indienne. À considérer l’immense diversité qu’accueille l’Inde, l’affirmation d’un tel courant pourrait constituer un catalyseur menant à des changements dramatiques en Asie du Sud. Dans un tel contexte, la résistance du Cachemire représenterait la partie visible de l’iceberg.

 

N.F.: À lire la presse cachemirie, les hôpitaux manqueraient de moyens (médicaments, sang…) pour porter assistance aux victimes. Comment expliquer le difficile approvisionnement des hôpitaux ?

 

S. W. : Pour être franc, les pertes humaines durant les récents troubles sont sans précédent ; leur intensité et leur ampleur excèdent largement celles de 2010 et même celles des années 1990. Au cours des dix derniers jours, plus de 40 personnes ont été tuées (les chiffres vont de 41 à 45) ; plus de 100 personnes ont perdu la vue suite à l’utilisation d’armes à feu utilisant des billes ; plus de 3100 individus ont été blessés. Tout service médical dans le monde éprouverait, me semble-t-il, de grandes difficultés à répondre à une telle situation. Nos hôpitaux et cliniques ont déjà des difficultés en temps normal à accueillir les patients ; leur tâche suite aux troubles récents a été écrasante. Cependant, nous devons ici saluer le travail de notre corps médical ; nombre d’internautes lui ont d’ailleurs rendu hommage sur les réseaux sociaux.

 

N.F : Les événements actuels rappellent ceux de 2010. La jeunesse, armée de pierres, indiqua implicitement à ses aînés - épuisés par un long combat inégal contre la puissante République indienne - que la quête d’un azaadi, plus encore synonyme de dignité, devait se poursuivre.

On compta en 2010 environ 120 victimes. Depuis, nombre de mes jeunes interlocuteurs au Cachemire ont déploré que le mouvement de protestation de 2010, accompagné d’une grève générale d’environ huit mois, n’ait pas été poursuivi. De même ont-ils souligné le formidable élan de solidarité qui avait uni la population de la Vallée.

La mort de Burhan est-elle l’étincelle d’un combat à la recherche d’un second souffle ? Et les mesures de répression auxquelles les forces de sécurité ont recours pousseraient-elles les Cachemiris à songer à la nécessité d’en finir avec la présence indienne ?

 

S. W. : La mort de Burhan a de nouveau attisé la lutte. Il y a en fait beaucoup de discussions qui portent sur la nécessité de continuer la lutte. De jeunes gens, dans des interviews enregistrées qui ont fait le tour du Cachemire, ont ouvertement déclaré qu’ils ne voulaient pas commettre la même erreur qu’en 2008 et en 2010 lorsqu’ils avaient perdu l’élan nécessaire à la lutte. Il y a deux jours, un reportage a révélé que le gouvernement avait « secrètement » demandé au Hurriyat [l’All-Party Hurriyat Conference – la Conférence des Partis pour la liberté (une organisation réunissant divers partis indépendantistes] de consentir à un dialogue. Le Hurriyat, selon cette même source, aurait refusé. À considérer l’atmosphère qui prévaut au Cachemire, il ne pouvait guère faire autrement.

 

Deux choses ont changé depuis les mouvements de protestation de 2008 et de 2010. Tout d’abord, il ne s’agit plus de se cantonner à la nécessité de mettre un terme aux violations des droits humains, même s’il ne fait aucun doute que cette problématique déclenchera encore davantage de mouvements de protestation. Le Cachemire ose désormais proclamer la nécessité d’un dialogue portant sur les modalités de la résolution du conflit. Seconde dimension : les Cachemiris ont désormais bien plus conscience de la nécessité de lancer des pourparlers qui les autoriseraient à définir leur avenir, sans attendre que d’autres aient l’initiative.

 

N.F. : Que dire du leadership séparatiste, dont la plupart des composantes sont réunies au sein de l’All-Party Hurriyat Conference ? Serait-ce pour lui une nouvelle occasion de montrer qu’il est dédié à un combat populaire, alors qu’il souffre vraisemblablement d’un grand discrédit ?

 

S. W. : Il est important, je crois, d’admettre que le Hurriyat est une force dépassée. Des analyses qui ne sont sans doute tout à faire impartiales indiquent que les deux factions du Hurriyat et même le JKLF [Jammu and Kashmir Liberation Front(Front de Libération du Jammu et Cachemire)] ne jouissent guère plus de la popularité dont ils bénéficiaient il y a dix ans ou même cinq ans. En effet, les mouvements de 2008, de 2010 et celui qui se déroule aujourd’hui ont éclaté de manière spontanée. Ils témoignent d’une nouvelle orientation de la lutte engagée.

 

En réponse à la deuxième question, il faut rappeler que le Hurriyat n’est pas l’initiateur de cette nouvelle vague de protestation ; il n’exerce aucun contrôle sur ce mouvement. Certes, des partis politiques ou des individus peuvent s’y essayer, mais on peut que spéculer de leurs chances de succès.

 

N.F : Pour quelle raison ne cherche-t-il pas à orienter le mouvement vers une forme de non-violence, laquelle susciterait davantage le soutien autant national qu’international ?

 

S. W. : La violence qui continue de rythmer la scène cachemirie s’explique par l’impossibilité pour New Delhi et Islamabad d’engager un dialogue honnête. Nombre d’observateurs cachemiris et de décideurs à Delhi et à Islamabad s’accordent pour indiquer que la phase violente [de la lutte engagée par le Cachemire] a tourné court il y a une douzaine d’années. La voie pacifique y succéda. Le JKLF, l’avant-garde de l’insurrection armée de 1989, rendit les armes dès 1993. Sans doute ceci et la fin de la guerre froide ont-ils permis à Atal Behari Vajpayee [Premier ministre nationaliste hindou, qui dirigea une coalition gouvernementale   du 19 mars 1998 au 22 mai 2004] des initiatives favorables à la paix au début du XXIè siècle [Il faut ici tout particulièrement rappeler l’adoption par l’Inde et le Pakistan de la Déclaration de Lahore, le 21 février 1999]. Cependant, cette tentative d’ouverture a fait long feu ; le phénomène Burhan témoigne de l’absence manifeste d’une volonté politique de résoudre le conflit.

 

N.F : Comment expliquer à un public français, souvent peu au fait de la problématique du Cachemire, l’incapacité des partis comme la Conférence Nationale et le People’s Democratic Party (dont les dirigeants sont pourtant cachemiris) de parvenir à aménager au sein de la fédération indienne une construction qui répondrait, du moins en partie, à l’aspiration cachemirie ?

 

S. W. : Très bonne question. Pour faire court, je dirais que la structure gouvernementale, à l’échelle du Jammu et Cachemire, est soumise - en dépit du principe de décentralisation – à des manipulations bien huilées dont New Delhi a le secret, bafouant l’adhésion affichée à la démocratie. Aussi la NC [National Conference, Conférence Nationale] et le PDP, soucieux de se maintenir au pouvoir, sont-ils davantage tributaires de Delhi que des peuples de l’État [du Jammu et Cachemire]. Ceux-ci ne peuvent donc accorder leur confiance à leurs représentants [aux représentants qu’ils élisent] dont ils déplorent, au demeurant, la mauvaise gouvernance ; c’est là une dimension qui est au cœur du conflit au sein de l’Etat du Cachemire. Le reste de l’Asie du Sud est, pour sa part, confrontée à une problématique toute différente : celle de la remise en cause de l’État, ce qui explique le manque de stabilité politique dans cette région du monde.

 

N.F : Serait-ce l’impossibilité pour ce que l’Occident salue également comme la plus grande démocratie du monde de reconnaître les exactions de ses forces de sécurité ? Ce refus entraverait-il tout processus de réconciliation, et cela même si l’Union indienne consentait à respecter l’autonomie que les Cachemiris estiment garantie par l’article 370 de la Constitution indienne ?

 

S. W. : Une fois encore, je m’en tiendrais à une réponse schématique : « oui, le refus de considérer ces exactions retardent la réconciliation ». Mais si l’on élargit le débat, l’on doit noter la nécessité de déconstruire le concept de démocratie lorsqu’on l’applique à divers pays. Ainsi de nombreux segments de la société indienne sont-ils privés de tout droit démocratique, comme le soulignent depuis bien longtemps nombre de démocrates en Inde. La police, les forces paramilitaires et l’armée bafouent très fréquemment les droits humains de nombre de sections de la société indienne.

 

A cette dimension s’ajoute, au Cachemire, la problématique de la souveraineté du territoire d’un État (divisé entre l’Inde, le Pakistan et la Chine) qui fait l’objet d’un litige. En outre, le Cachemire souffre de l’adoption de lois d’exception telle l’AFPSA et la PSA qui permettent aux forces de sécurité une immunité totale, et cela au nom de l’intérêt national. Même les gouvernements civils élus au Jammu et Cachemire ne disposent d’aucun droit de regard sur les opérations que mènent ces forces. Un exemple : il y a quelques jours, alors que la violence submergeait le Cachemire, notre Chef de l’État (Chief Minister), Mehbooba Mufti, a indiqué qu’elle avait enjoint aux forces de sécurité de « faire preuve de la plus grande retenue ». Néanmoins, cette déclaration n’avait guère de sens, puisque le législateur a défini l’AFSPA afin d’autoriser les forces de sécurité à ne faire preuve d’aucune retenue !

 

Les violations des droits humains au Cachemire sont sans nul doute atroces ; mais ce qui empêche tout compromis ne découle pas de ce qui constitue un écroulement moral [Wahid fait ici référence à l’incapacité de la démocratie indienne de respecter ses principes fondateurs]. Ces violations ne sont qu’un symptôme du refus indien de reconnaître qu’il y a litige, tandis que les différentes parties au litige, y compris l’État du Jammu et Cachemire, sont incapables d’imaginer un règlement novateur.


Srinagar, 18 juillet 2016

Entretien et traduction en langue française de Nathalène Reynolds

 

 

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