Dominique Mazéas et  Anne-Sylvie Pelloux, interrogées par Annie Franck, évoquent les difficultés attachées à la prise en charge de l'autisme en France.

Malgré la grande qualité des recherches ayant cours dans un esprit de pluridisciplinarité, malgré aussi l’implication des professionnels  et des parents sur le terrain, la prise en charge de l’autisme souffre d’un manque cruel de moyens et menace d’évoluer dans un sens dommageable pour les personnes autistes.

 

C'est ce que nous confient Dominique Mazéas, psychologue clinicienne et psychothérapeute en CMP enfants et adolescents, chargée de cours à L’université Paris 7   et Anne-Sylvie Pelloux, qui est pédopsychiatre dans un secteur infanto-juvénile, responsable d’un Hôpital de jour, d’un CMP Petite Enfance et chargée d’encadrer deux unités d’enseignement élémentaires d’enfants autistes. Elle est également Rédactrice adjointe de la revue Enfances&Psy. 

Nonfiction.fr : Vous travaillez l’une et l’autre auprès d’enfants autistes depuis longtemps, et vous êtes engagées également pour la formation des professionnels, éducateurs et psychologues cliniciens. C’est un domaine traversé de polémiques plutôt aigües, semble-t-il ; j’aimerais faire le point avec vous à ce sujet. Pour commencer, j’irai droit à une question très discutée : qu’en est-il de la place des psychanalystes dans ce domaine ?

 

A.-S. Pelloux : J’aimerais faire une remarque préliminaire. Il existe un manque flagrant d’information sur ce que signifie exactement un « travail psychanalytique » auprès des enfants autistes, pour ne pas dire une désinformation. Et les médias ne cherchent généralement pas à clarifier ce point : ils paraissent en effet plus enclins à répercuter, voire amplifier, les conflits entre différentes approches qu’à apporter des explications claires et objectives sur le sujet. Or s’il y a bien-entendu des différences importantes, notamment dans leurs objectifs entre psychothérapie psychanalytique, interventions éducatives ou comportementales, et approches cognitives, il est nécessaire de souligner la complémentarité de ces méthodes. Aucune orientation ne peut prétendre répondre à elle seule aux besoins des enfants, et aux attentes des parents.

 

D. Mazéas : Il est aussi important de rappeler que le traitement analytique est une partie de l’offre de soin proposée aux enfants autistes mais n’en représente pas la totalité, contrairement à ce qui est dit parfois dans certains médias ou comme le laissent sous-entendre certains discours officiels. La psychothérapie psychanalytique, individuelle ou groupale, est l’une des possibilités de prises en charge, et la réflexion analytique dans le champ institutionnel est un des éclairages qui peuvent être utilisés pour mieux comprendre ce que vivent les enfants et les équipes qui les accueillent. Mais les référentiels théoriques et pratiques sont divers sur le terrain. Et puis, effectivement la pratique psychanalytique auprès des enfants souffre d’être souvent méconnue. Les visions caricaturales remplacent les informations sérieuses.

 

 

Nonfiction.fr : Je t’interromps une seconde car je voudrais te demander : « A qui la faute ? »

 

D. Mazéas : Il y a l’aspect médiatique, qu’évoquait à l’instant Anne-Sylvie. Il faut aussi remarquer que pour des raisons éthiques les lieux de soins n’ouvrent pas facilement leurs portes à des caméras ou des journalistes, ou alors ils le font mais en prenant le temps de réfléchir à l’impact que cela a sur les enfants suivis et cela ne correspond souvent pas au timing serré des équipes de tournage. Et puis l’information passe souvent par internet que les parents consultent énormément : quand ils recherchent le meilleur moyen d’aider leur enfant, ils trouvent une campagne très hostile de la part de certaines (pas de toutes) associations de parents. Le moins que l’on puisse dire est que ces sites-là donnent une vision déformée du travail psychanalytique auprès des enfants autistes. Et par la suite, certaines personnes qui se déclarent opposées à la psychanalyse ignorent que la psychanalyse d’enfants passe par le jeu ou par des médiations, comme le dessin par exemple, et que, concernant les enfants autistes, il s’agit de construire peu à peu la possibilité d’un jeu partagé où l’expression de soi devient spontanée chez l’enfant, grâce à une relation qu’on prend le temps d’établir progressivement. 

Et pour finir de répondre à ta question, il y a eu de la part des psychanalystes, pendant longtemps, une difficulté et peut-être parfois une réticence à expliquer leur travail. Or il est important que nous prenions le temps d’en rendre compte, et de manière accessible. Ce n’est pas évident parce que le travail analytique repose sur un effet de rencontre qui n’est pas reproductible à l’identique d’un patient à l’autre ou d’une famille à l’autre. L’analyste s’appuie sur sa formation – longue – mais l’intuition clinique et le savoir-faire qui se développent avec l’expérience demandent un véritable effort de formalisation pour être transmis. Et puis la recherche basée sur la méthodologie du cas par cas, souvent utilisée dans ce champ, n’est pas valorisée à l’heure actuelle : on cherche plutôt à évaluer les pratiques à partir de critères statistiques qui ne sont pas d’emblée familiers aux analystes. Ceci dit, les réflexions et les tentatives d’évaluer les pratiques psychanalytiques se multiplient depuis quelques années mais les détracteurs de la psychanalyse, et leurs représentants à un niveau politique, semblent toujours l’ignorer.

 

Nonfiction.fr : Cette grande réticence à accepter une évaluation n’est-elle pas le plus grand des reproches opposés à la psychanalyse ?

 

A-S Pelloux : Je pense que l’accusation la plus fréquente est celle de maltraitance et de culpabilisation des parents.  

Il faut reconnaître que des erreurs ont été commises mais également resituer les choses dans leur contexte et l’évolution historique. Car l’approche des personnes autistes, et leur prise en charge se sont énormément renouvelées depuis la définition de Kanner en 1943. 

Il existe une recherche permanente et foisonnante dans ce domaine, qu’elle soit d’orientation neuroscientifique, développementale ou psychanalytique.

Pour revenir à la question de la culpabilisation des parents : effectivement, les travaux de Bruno Bettelheim immédiatement après la seconde guerre mondiale, ont conduit à chercher une cause de l’autisme dans la relation avec les parents. Cela a influencé la réflexion dans le sens d’une culpabilisation des parents qui était particulièrement déplacée, et nocive car elle venait renforcer une culpabilité déjà présente et douloureuse. 

 

 

Nonfiction.fr : La culpabilité est peut-être un mode de réaction possible, et même  fréquent ? Quand on vit un évènement grave, on en cherche toujours la cause. Il n’est pas rare que face à un malheur sans cause évidente, on réagisse en s’accusant soi-même (c’est le cas si un proche meurt brutalement, si un accident survient etc.). 

 

 A-S Pelloux : Oui, et notre travail auprès des parents est d’alléger ce sentiment de culpabilité.

En tout cas, les parents qui ont pu entendre qu’on les accusait du handicap de leur enfant ont été profondément blessés, et ils ont raison de protester fermement contre toute parole qui irait dans ce sens.

 


Nonfiction.fr : Tu disais que le travail avec les enfants, et les enfants autistes en particulier, avait grandement évolué…

 

A-S Pelloux : Oui, je voudrais souligner là, deux points en particulier :

Tout d’abord, il y a eu des progrès importants dans le domaine de la pédopsychiatrie et la prise en charge des enfants. Autour des années 50, et encore un peu au-delà parfois, les conditions d’hospitalisations des enfants en psychiatrie étaient dramatiques. Les enfants étaient gardés à l’écart, abandonnés à eux-mêmes, souvent attachés. Il est indéniable que c’est sous l’influence de la psychanalyse que les enfants sont sortis de leur condition asilaire (à la Fondation Vallée par exemple, grâce à Roger Mises). À cette époque, la pédopsychiatrie a pris son essor, notamment après la création des secteurs dans les années 60, en déployant peu à peu sur tout le territoire national, une offre de soins ambulatoire et diversifiée. 

Le second point sur lequel l’évolution est décisive, est l’abandon d’une thèse psychogénétique de l’origine de l’autisme par la plupart des psychanalystes. Ceux en tout cas qui poursuivent leurs recherches dans ce domaine s’attachent à comprendre le fonctionnement autistique et non son origine. Il existe plusieurs formes d’autismes et les origines sont multifactorielles mais il s’agit d’un trouble neuro-développemental. Les recherches et le travail en psychanalyse auprès de ces enfants portent surtout sur la manière dont l’enfant organise son univers intérieur : comment peut s’effectuer le contact avec le monde et s’établir une relation avec les autres pour lui, comment il peut accéder au langage s’il ne parle pas.

 

D. Mazéas : En fait, dès les années 70-80 de nombreux travaux de cliniciens anglo-saxons et français ont mis en avant l’hypersensibilité de ces enfants dans le domaine sensoriel et émotionnel pour essayer de mieux comprendre la manière dont ils se construisent ensuite psychiquement. Et plus récemment, les travaux des cliniciens du bébé sur le développement très précoce de la relation à l’autre permettent d’affiner notre compréhension des difficultés des personnes autistes pour mieux les accompagner dans le processus thérapeutique.

 

 

Nonfiction.fr : Nonfiction a publié une interview de Chantal Lheureux-Davidse à ce sujet (en décembre dernier), en partant du film « Le goût des merveilles » du cinéaste Eric Besnard : le personnage principal est un jeune homme affecté d’un syndrome d’Asperger. Son extrême sensibilité y était finement mise en évidence, avec les singularités dans les rencontres avec les autres. Dans cette interview, C. Lheureux-Davidse commentait ce film. Elle parlait aussi du travail de psychothérapie sur la base de cette hypersensibilité commune aux personnes ayant des traits autistiques.

Je voudrais revenir aux reproches opposés à la psychanalyse dans le domaine de l’autisme. Qu’en est-il au juste de cette question d’un manque de preuve de son efficacité ?

 

 

D Mazéas : Les psychothérapies psychanalytiques sont souvent mises en balance avec les approches rééducatives ou comportementales, qui sont dites avoir une efficacité davantage prouvée. En réalité, elles n’ont pas les mêmes visées. Les effets n’en sont donc pas réellement comparables. L’évaluation des psychothérapies psychanalytiques est encore peu répandue, notamment parce que les effets sont difficilement quantifiables : la psychanalyse ne vise pas directement des apprentissages par exemple, même si elle peut avoir comme effet de les faciliter. Et comment rendre compte d’une baisse du niveau d’angoisse ou d’une humeur plus joyeuse ?

Et puis le temps consacré aux évaluations est un temps pris sur le travail proprement dit des cliniciens, qui en manquent cruellement : la France est pauvre en crédits accordés à la prise en charge de l’autisme, de façon d’ailleurs inversement proportionnelle à la place faite dans les médias à ce sujet. Beaucoup de parents sont encore obligés d’aller en Belgique par exemple, faute de place pour leur enfant dans des institutions françaises. 

 

 A-S Pelloux : Néanmoins, des programmes de recherche sont en cours. Citons par exemple, celle menée par JM et M Thurin sur les psychothérapies, dont les premières publications confirment l’intérêt des psychothérapies.

De même, se déroule actuellement une recherche sur les pratiques intégratives dans les unités de soins à temps partiel pour des enfants âgés de 3 à 6 ans, menée par N. Garret-Gloanec, M. Squillante et F. Roos-Weill et le CHU de Nantes. Il s’agit d’une recherche-action pour soutenir l’évolution de ces structures, vers des pratiques plus systématiques d’évaluation standardisée, pour rendre plus lisibles leurs modes d’action et montrer le bénéfice de ces pratiques pour les enfants accueillis. Nous n’aurons pas les résultats avant 2018 mais plus d’une vingtaine d’équipes se sont engagées dans ce travail. 

 

 

Nonfiction.fr : Vous semble-t-il à toutes deux que les pouvoirs publics prennent la mesure de la réalité des soins et des nécessités actuelles pour les personnes atteintes de troubles autistiques ? 

 

D. Mazéas : Ces derniers temps les pouvoirs publics ont pris conscience qu’il était urgent d’améliorer la prise en charge de l’autisme en France, principalement grâce aux associations de parents qui se sont mobilisées. Par contre, les positionnements officiels apparus lors des journées parlementaires sur l’autisme ces dernières années sont alarmants. Il y a été question de faire table rase de ce qui existe ! Or pour apporter des changements à une situation, il me semble nécessaire de commencer par prendre appui sur ce qui fonctionne déjà … 

 

A-S. Pelloux : Oui je partage totalement ton avis. D’autant que nous avons eu des recommandations de l’HAS (Haute Autorité de la Santé) publiées en mars 2012 sur lesquelles nous pouvions nous appuyer dans la mesure où elles préconisaient des interventions coordonnées éducatives et thérapeutiques édifiées à partir de  l’évaluation de l’enfant, et où elles insistaient sur le rôle des parents dans le choix et la mise en œuvre du programme d’interventions. Or aujourd’hui – dans une interprétation pour le moins partiale de ces recommandations –  le troisième plan autisme au fil de ses applications successives, réduit les interventions aux seules méthodes comportementales, restreintes elles-mêmes à l’ABA (   C’est là que pèse un vrai danger sur la qualité de notre travail. Les pouvoirs publics menacent les structures de baisse budgétaire s’ils n’appliquent pas les recommandations réécrites par le ministère par le biais du troisième plan. 

 

 

Nonfiction.fr : Dans quel sens les choses vous semblent-elles évoluer actuellement ?

 

A-S. Pelloux : La mobilisation des professionnels (pédopsychiatres, psychologues, …) et de certaines associations de parents est particulièrement forte actuellement, face à ce risque d’appauvrissement des pratiques, et de perte de la liberté de choix des parents. Aussi, nous espérons que ces appels pourront être entendus dans l’élaboration du quatrième plan. 

 

D. Mazéas : Oui, il y a encore un dialogue possible si les différents acteurs des prises en charges se mobilisent pour faire entendre leur point de vue et si leurs interlocuteurs politiques conservent une neutralité suffisante. 


 

Nonfiction.fr : Les positions de chacun paraissent très peu conciliables ! Comment comprenez-vous que de telles animosités perdurent, alors qu’au niveau scientifique tout le monde parait plus ou moins s’accorder pour dire que seules des approches pluridisciplinaires pourront faire progresser la prise en charge de ces personnes ?

Ces antagonismes existent-ils sur le terrain ? Pouvons-nous conclure que ces débats violents occupent principalement les médias et la sphère politique ? 

 

D. Mazéas : Sur le terrain, même s’il existe des antagonismes, il me semble que la collaboration parvient à l’emporter le plus souvent. Les professionnels d’orientation différentes reconnaissent l’éthique de leurs collègues et leur investissement auprès de l’enfant et c’est cela qui peut fédérer malgré les divergences de point de vue. Cet investissement est bien sûr aussi très important pour les parents, comme ils en témoignent fréquemment.

À la condition qu’elles en aient les moyens, les équipes pluridisciplinaires essaient de proposer un accompagnement global de l’enfant, qui tienne compte des différents aspects de son développement. Quand ce n’est pas possible, certaines familles font le choix de solliciter des éducateurs libéraux, souvent d’orientation comportementaliste, pour travailler au domicile de l’enfant ou à l’école. La maison du handicap finance en partie ce type de d’intervention. En parallèle, elles peuvent aussi faire la demande d’une psychothérapie d’orientation psychanalytique et d’un suivi en psychomotricité, par exemple en CMP. C’est-à-dire que, dans mon expérience, la pluridisciplinarité est souvent choisie par les familles quand c’est possible.

 

 

Nonfiction.fr : En conclusion, j’aimerais que vous nous disiez chacune dans quelles conditions vous travaillez actuellement, et comment, selon vous, la situation pourrait être améliorée.

 

D. Mazéas : Dans des conditions actuellement précaires il faut bien le dire… Les réductions des budgets alloués à la fonction publique se font ressentir dans les services de soins où il devient difficile de monter les projets quand il y a moins de professionnels et que ceux qui restent s’épuisent ou se sentent disqualifiés. Mais quand cela fonctionne au mieux, par exemple en CMP, on propose des prises en charge multiples et le plus tôt possible, avec des consultations médicales associées à des bilans, des temps de groupe, une psychothérapie et de la psychomotricité ou de l’orthophonie selon les besoins de l’enfant. Il y a déjà tout un travail d’équipe autour de l’enfant avant les éventuelles prises en charges en institutions qui proposent des accueils de journées. Quand les médecins étaient en nombre suffisant, ils se déplaçaient régulièrement dans les écoles pour soutenir l’intégration scolaire des enfants. Le temps et le nombre de professionnels nécessaires font actuellement défaut. C’est sans doute aussi pour cela que les protocoles de prises en charge impliquant des méthodes que l’on généralise et que l’on diffuse à grande échelle ont le vent en poupe. C’est moins couteux que les approches très individualisées. Mais si cela s’entend d’un point de vue comptable cela n’aide pas à reconnaître la singularité du cheminement de chaque personne autiste et de chaque famille, et c’est bien sûr plus que dommage…

 

A.S. Pelloux : Pour ma part, je regrette souvent de ne pas pouvoir toujours proposer aux enfants que je reçois toutes les prises en charge qui me semblent leur être nécessaires. S’appuyer sur une équipe pluridisciplinaire est une force indéniable pour ajuster les interventions aux besoins des enfants autistes. Le problème aujourd’hui n’est pas tant la diversité des soins proposés. Si nous pouvons continuer à conjuguer les actions et les ressources sanitaires, médico-sociales, pédagogiques et libérales, l’offre souffre globalement quand même d’insuffisances en termes de moyens. Toutefois, l’offre risque de se réduire en termes de pluralité, de diversité et donc en termes de qualité, si l’on en croit les déclarations politiques de ces derniers mois ou années. Le programme global d’interventions s’il devient exclusif d’une seule approche ne pourra plus s’adapter à la singularité de chaque enfant, ni aux choix de sa famille ce qui est fort dommageable. Le vif souhait que j’émettrais serait de pouvoir faire entendre aux pouvoirs publics à quel point veiller à cette pluralité des approches et cette liberté de choix des parents est fondamental pour le respect de chacun et pour l’égalité des chances d’inclusion ultérieure dans la société.#NF# 

 

Interview réalisée par Annie Franck