Une dénonciation sans ambages du caractère intrinsèque de la violence dans l’Islam, qui laisse peu de place au débat.

Ce livre a surgi d’un questionnement, ou plutôt d’un cri. Né en 1930 en Syrie, dans le village alaouite de Qassabin entre Tartous et Lattaquié, Ali Ahmed Saïd Esber est devenuAdonis à l’âge de 17 ans. Il est aujourd’hui le dernier grand poète arabe contemporain depuis que les voix de son compatriote Nizar Kabbani (mort en 1998) et du palestinien Mahmoud Darwich (mort en 2008) se sont tues.

Depuis son adolescence, Adonis charrie son élégance nomade entre plusieurs exils, physique et immatériel. Cet amoureux fou de la langue arabe a milité dans sa jeunesse dans les rangs du parti nationaliste syrien (PNS), une formation laïque prônant l’avènement d’une grande Syrie englobant Chypre et la péninsule du Sinaï. Emprisonné pour ses activités politiques, exclu de l’Union des écrivains arabes, il s’installe à Beyrouth en 1955, alors refuge de tous les intellectuels persécutés du monde arabe. Naturalisé libanais en 1960, Adonis vit aujourd’hui en banlieue parisienne sans s’encombrer des contraintes d’espaces et de drapeaux. « Je suis comme un arbre dont les racines auraient poussé de tous les côtés et dont les branches se déploieraient sur toutes les portes, dans toutes les directions, y compris vers l'Europe. [...] Mon engagement est civilisationnel. Il est fondé sur un métissage humain et culturel » affirme celui dont la poésie se nourrit de mythologie grecque, arabe mais aussi de poètes français.

 

En 1961, son troisième recueil, Chants de Mihyar le Damascène, marque une étape considérable dans le renouvellement des formes et des thèmes de la poésie de langue arabe. Se projetant dans le personnage mythique de Mihyar, dont l’affinité avec les grands poètes soufis Hallâj et Niffari est aisément reconnaissable, Adonis appelait il y a un demi-siècle déjà à l’urgence d’un sursaut et d’une libération spirituels. Convaincu qu’il n’existe pas à ce jour une culture arabe créatrice à même de participer au changement du monde, c’est en révolutionnaire de la poésie arabe (lorsqu’il introduisit le poème en prose contre la métrique arabe classique) qu’il a cofondé en 1957 avec le poète libanais Yusuf al-Khal la revue poétique Shi’r. Dans ses colonnes sont publiés pour la première fois un grand nombre de noms les plus importants de la littérature arabe contemporaine. Poursuivant de front des activités d’universitaire et de journaliste, Adonis a créé en 1968 la revue Mawaqif qui, dépassant le domaine poétique, se préoccupe de l’ensemble des mutations politiques et culturelles du monde arabe.

Lorsque l’étincelle de la révolte populaire syrienne éclate en 2011, le poète a tôt fait de déchanter.  Contrairement à de nombreux intellectuels syriens envoutés par les sirènes d’une révolution porteuse de libertés, Adonis voit dans ce « Printemps arabe » un retour aux ténèbres et à l’obscurantisme islamiste, tandis que le feu incandescent de la guerre civile ravage la terre de son pays natal.

 

Appuyer là où ça fait mal

« Il n’existe pas un islam modéré et un islam extrémiste, un islam vrai et un islam faux. Il y a un islam. Nous avons en revanche la possibilité de faire d’autres lectures » nous dit le poète. Dans ce long dialogue en français avec son amie psychanalyste franco-marocaine, Houria Abdelouahed, l’iconoclaste Adonis s’en prend virulemment à l’islam, au risque de s’attirer les foudres des salafistes. À ceci près qu’à la différence d’un Houellebecq, il appuie sa critique au nom de la défense de la laïcité et de la cause des femmes. L’histoire actuelle, les convulsions mortifères déclenchées par le printemps arabe ont profondément affecté le poète. Ils l’ont conduit à une remise en question de l’homme dans la civilisation arabe et musulmane : « Au sein de la culture islamique salafiste, le moi n’est pas déterminé par son monde intérieur, mais par le texte et le consensus de la communauté. Il est demandé à la conscience de l’individu de jouer un seul rôle : suivre le texte divin » martèle-t-il. Celui qui est interdit de séjour en Arabie saoudite, dénonce une violence intrinsèque qui prend sa source dans le texte sacré. À ses yeux le Coran « est un texte extrêmement violent. J'ai compté quatre-vingts versets sur la Géhenne (l'enfer). [...] Le kufr (mécréance) et ses dérivés figurent dans cinq cent dix-huit versets, le supplice et ses dérivés font l'objet de plus de trois cent soixante-dix versets. Sur trois mille versets, cinq cent dix-huit portent sur le châtiment. »

Pour Adonis, l’islam n’a besoin ni du monde, ni de l’autre, ni de la culture puisqu’il est la Culture absolue. Figé dans le temps, quelle nouveauté apporte-t-il par rapport aux anciennes civilisations ? «Historiquement l’islam, (…) a été fondé par l’esprit de la tribu, les conquêtes et la puissance de l’argent. Aujourd’hui, Daech s’enrichit grâce aux ghanâ’im (les butins de guerre) et la mainmise sur le pétrole, le gaz, l’argent des banques et la vente des femmes… » renchérit-il. Car en prônant l’islam comme la solution absolue, la vision islamique a effacé les problèmes existentiels, comme l’amour, la mort et la liberté. Ainsi, la mort, l’amour et la liberté ne sont considérés ou définis qu’au sein d’un cadre strictement religieux. Toute autre considération est vue comme hérétique ou mécréante.

Poursuivant sa charge, le questionnement du poète secoue les origines mêmes de l’histoire musulmane. Pour Adonis, le pouvoir islamique s’est construit autour d’un désir de domination plus que de connaissance de l’homme. Il en veut pour preuve les premiers temps idéalisés de l’islam où les califes ont surtout cherché à soumettre les opposants et ont fini par bannir ou condamner tous ceux qui interrogeaient la société et leur pouvoir. Dans sa dynamique d’expansion politique, les pouvoirs islamiques successifs n’ont cessé, à ses yeux, de tenter de soumettre le désir humain à la loi divine sans possibilité de la questionner, laissant finalement à Dieu, à travers ses représentants autoproclamés sur Terre, le soin d’écrire l’Histoire et de définir ce qui est bien et mal. Dans cette exaltation de la soumission, la femme, incarnation du désir, doit impérativement être dominée et cantonnée au rang d’objets défini par ce que le texte sacré estime licite ou illicite de faire avec elle. Rien d’étonnant que les mots « misogynie », « sexisme ou machisme » sont inexistants dans la langue arabe. Du reste, Adonis n’a pas de mots assez durs pour condamner la mentalité de l'homme musulman mentalement conditionné et psychiquement structuré par la religion. « Elle est empreinte de domination, de pouvoir et d'emprise. La femme se trouve dans cet engrenage sans véritable issue » rappelle-t-il à l’envi.

Si le ton sans nuances est donné, c’est que le poète entend aussi faire violence aux écrivains et intellectuels arabes d’aujourd’hui. Des écrivains empêchés par la crainte et la terre de penser vraiment le réel. Car la vérité du discours religieux repose non sur sa propre vérité mais sur l’autorité de celui qui le prononce : « du moment où il s’agit du divin, on doit croire ».

 

Repenser les fondements

À la différence d’un Abdelwahab Meddeb, le poète n’entend pas présenter un visage beau et consensuel d’un « islam des Lumières ». L’enjeu n’est pas de dénoncer uniquement la peur des intellectuels, mais de dépasser la vision religieuse du réel. « Avec l’islam, la poésie a donc dû se séparer de la pensée, et le poète n’a plus eu que le droit de dire ses émotions. Dès lors, les Arabes ne peuvent pas imaginer un poète qui soit aussi un penseur, parce qu’ils n’ont pas l’habitude de lire une poésie qui soit en même temps une pensée. Pour eux, le poète doit être comme un chanteur ». Autrement dit, poésie et religion sont absolument incompatibles. Ce qui se déroule sous nos yeux « n’est pas la maladie de l’islam mais le contraire de la culture, de la civilité et de l’humain » et d’ajouter « c’est la haine de soi qui va jusqu’au suicide », prévient-il. « Pourquoi ne trouvons- nous pas un seul grand poète que l’on peut qualifier de croyant musulman ? (…) » s’interroge Adonis qui n’a pas trouvé de penseurs ou de philosophes musulmans pouvant rappeler la figure d’un Emmanuel Levinas, « philosophe juif et croyant ».

D’un coup de balai, le poète chasse mystique et philosophie islamique, prenant en exemple l’illustre soufi Ibn Arabî qui utilisa l’islam comme voile afin d’échapper aux poursuites et aux exécutions. Aussi, c’est dans une nouvelle lecture du message coranique qu’il entrevoit une planche de salut. Une lecture libérée du dogmewahhabite prédominant« qui distingue profondément et essentiellement la pratique religieuse individuelle de la dimension collective et sociale. Sans cette lecture nouvelle et moderne, l’islam restera prisonnier de la violence et du pouvoir politique. Il faut une nouvelle lecture qui sépare ce qui est politique, culturel, social d’avec la croyance religieuse de chacun. La religion devrait être une question individuelle. Comment l’islam, qui accepte que le juif ou le chrétien délaissent leur religion pour se convertir à l’islam, refuse-t-il celui qui est né musulman puisse choisir une autre religion ? », questionne-t-il.

Selon Adonis, l’islam est un champ très riche pour la psychanalyse car la pensée magique, la légende et la superstition dominent la culture musulmane. « Les musulmans sont hantés par les légendes qui sont considérées comme des vérités absolues. Nulle place pour la pensée scientifique. L’islam est par définition antipsychanalytique car la psychanalyse ouvre des horizons nouveaux pour la réflexion et la pensée ». Pour parvenir à séparer l’État de la religion, quoi de mieux que faire appel à la psychanalyse ? L’islam doit donc se libérer d’une pense figée en introduisant l’analyse psychanalytique des événements en cours. Créer non pas des musulmans mais des citoyens. À suivre cette logique, « tant que la religion va de pair avec le pouvoir », écrit-il, « tant que la religion musulmane est institutionnalisée, c'est-à-dire dans la sphère publique, aucun progrès ne sera possible ».

Autre défi de taille, sauver la femme de cet « assassinat » symbolique ou réel. Daech est perçu comme l’exaltation de la vie pulsionnelle la plus brutale : « Afin de retrouver le paradis, il y a des milliers de gens qui sont prêts à se faire exploser eux-mêmes. Car le paradis qui les attend est le lieu d’une jouissance masculine éternelle. » En cela, Daech représente pour Adonis non pas une rupture, mais bien une continuité. Monstrueuse constante, mais qui ne peut empêcher de croire en une prise de conscience, celle de la dangerosité de l'interprétation littérale du Coran et de ses funestes conséquences.

De cet âpre réquisitoire, que les lecteurs du monde arabe ne liront qu’en traduction (si celle-ci n’est pas censurée), le lecteur restera sur sa faim. Nulle place pour le débat contradictoire, ni de recette miracle à l’attention des Arabes pour qu’ils deviennent maîtres de leur destin. Pourtant, Adonis, candidat malheureux au Prix Nobel, voit dans la nouvelle génération arabe, étouffées par les dictatures, un penchement pour la laïcité et la modernité. On retiendra en définitive un cri de désespoir noyé dans le bruit des sirènes d’ambulances. Le cri d’un éternel insoumis, témoin impuissant de l’agonie d’une civilisation millénaire qui l’a vu naître

 

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