A travers quelques cas, Dounia Bouzar explique sa méthode de désembrigadement dans un récit empli d'espoir.

Difficile de passer à côté de Dounia Bouzar, la très médiatique co-fondatrice du CPDSI   , qui déclinait début février la proposition de renouvellement du mandat qui lie le centre au Ministère de l’Intérieur, en raison de son opposition au projet de loi sur la déchéance de nationalité. De livres en émissions, Dounia Bouzar explique le combat qui est le sien et la technique de désembrigadement qu’elle a mise en place et rendue effective en 2014. Anthropologue, spécialiste de la laïcité et éducatrice, elle se démarque par son appréhension singulière, sans pour autant être fondamentalement atypique, de l’appareil idéologique djihadiste. Selon l’auteure, la méthodologie d’embrigadement des rabatteurs de l’autoproclamé Etat Islamique s’appuie sur un socle inhérent à la dérive sectaire traditionnelle, de l’emprise à la manipulation, en passant par l’inéluctable période d’isolement. Un diagnostic loin de faire l’unanimité chez les différentes parties prenantes du processus de désembrigadement mais régulièrement évoqué depuis les attaques qui ont secoué les Etats-Unis en 2001.

 

Depuis Désamorcer l’islam radical :.ces dérives sectaires qui défigurent l’islam, Dounia Bouzar façonne une technique de désembrigadement parfois décriée par l’intelligentsia politico-médiatique. Depuis 2001, elle écume les librairies d’ouvrages traitant les épineuses questions de la radicalisation, de la laïcité ou encore du djihad. La vie après Daesh, sa dernière œuvre parue en octobre 2015, se veut être un livre pratique et concret, digne suite logique du théorique Comment sortir de l’emprise djihadiste ? paru quelques mois plus tôt et récompensé par le Prix de l’essai 2015 de L’Express.

 

L’enrichissement par l’échange et le dialogue

 

Ce dernier ouvrage s’appuie donc sur des exemples concrets, des témoignages de jeunes, de parents ou de membres de l’équipe de désembrigadement. Un récit enrichi de récurrentes parenthèses qui reviennent sur des tranches de vie de ceux qui œuvrent pour le bien commun, souvent poussés par une histoire personnelle en lien plus ou moins étroit avec l’idéal chimérique qu’est la radicalisation. En ce sens, l’ouvrage est découpé en dix-sept chapitres, tous aussi singuliers les uns que les autres malgré le fil rouge indicible qui cimente le rapport entre ces individus dont les chapitres portent le nom. Une formule parmi d’autres pour optimiser un processus de personnalisation du rapport du lecteur aux protagonistes de cet ouvrage, qui par leur proximité semblent alors étrangement familiers.

 

On dit que Dieu est omniscient ; le narrateur de l’ouvrage l’est tout autant. Surtout, la centralité et la perspicacité du personnage de Nadia permettent au lecteur de s’immerger pleinement dans le fonctionnement de cette fine équipe qu’elle aime dépeindre en chaîne humaine soudée et indéfectible. Nadia n’est, sur nombre de points, pas un personnage comme les autres. Nadia, c’est l’avatar littéraire de Dounia Bouzar. C’est elle que les familles contactent en premier, c’est elle qui dirige l’équipe, c’est également à travers son histoire personnelle que l’on découvre la ténacité des acteurs qui l’entourent et la manière dont prennent racines leurs convictions. Au fil de la lecture, les histoires et profils singuliers des bienfaiteurs s’affinent et au même rythme, le fonctionnement de l’équipe émerge. Celle dont les membres tentent de reconnecter des esprits déviants et souvent juvéniles, en les replaçant dans leur filiation, celle de leurs proches – avec notamment les « madeleines de Nadia », format contemporain et multi sensitif de celles de l’écrivain à qui l’on doit Du côté de chez Swann – tout en explicitant la réalité de Daesh, devenu un véritable groupe de substitution.

 

Conscientiser des jeunes fascinés par les chants hypnotiques de vidéos qu’ils ont assidûment consultées et les mener au-delà de l’étroitesse d’un esprit animé par des mots qui tournent à la fréquence d’un mantra, l’équipe en est capable. Mais les résultats ne seraient certainement pas les mêmes si leurs « petites », ces jeunes filles désembrigadées ou en cours de désembrigadement, n’optimisaient pas les actions du groupe. En intervenant elles-mêmes auprès de celles et ceux qui, comme elles auparavant, ont suspendu leur humanité, elles apportent un autre regard et une autre tournure à ces rencontres dont la dimension institutionnelle est alors nuancée aux yeux des consultés. Leurs interventions rassurent également les « Mousquetaires »   de l’équipe qui croient dur comme fer en l’espoir social, même minime, qui subsiste dans le cœur de ces victimes du prosélytisme religieux. Car il en faut de la force pour retrouver un équilibre après s’être convaincu d’être un élu supérieur, qui plus est reconnu par un groupe idéologique, avant de retomber dans les méandres de l’isolation, voire du statut de paria de la société occidentale. Toutes ces parties prenantes éclaircissent le clivage et les interrogations des embrigadés, coupables d’être tombés dans le piège morbide de rabatteurs dont ils sont également les victimes. Les parents désarçonnés peuvent donc compter sur une équipe qui connaît cette terreur, celle de voir un proche séduit par des discours spirituels qui n’en ont que l’apparence et basculer dans la radicalisation. Pas nécessairement surdiplômés, les membres de l’équipe de Dounia Bouzar prônent une approche anthropologico-psychosociale, s’attachant à ne pas intégrer le débat théologique à ces rencontres afin de respecter le domaine de compétence de chacun. Car prendre en charge un individu à la conscience anesthésiée par Daesh relève de l’exercice pluridisciplinaire. Qu’ont-ils vécu et comment leur faire oublier l’inoubliable ? C’est la problématique qui revient éperdument à chacun de ces rendez-vous. Car à l’image de la certains parcours de vie atypiques, chaque cas réserve son lot de singularités.

 

Une technique à l’épreuve de l’hybridité

 

Difficile pour ces anciens radicaux de vivre pleinement leur religion, confrontés au monde binaire qui les entoure une fois éloignés de cette éphémère idéologie. Car ce statut n’engendre pas nécessairement une perte de foi religieuse. S’affrontent alors deux conceptions diamétralement opposées. D’un côté, l’islam radical et ses sirènes qui les ont séduits relativement récemment et de l’autre, des proches traumatisés qui associent a fortiori islam à Daesh. Le juste milieu est un fin fil qui manque de faire basculer le jeune d’un côté ou de l’autre. Un exercice de funambulisme de la conscience qui intervient en pleine « zone grise »   , une période d’environ six mois durant laquelle les jeunes font le deuil de leur utopie sans pour autant revenir pleinement dans le monde réel. Et les profils de celles et ceux qui souhaitaient un temps éliminer les ennemis de l’islam ou venger les opprimés de Bashar el-Assad parmi tant d’autres raisons, sont sur ce point intéressants car significativement différents. Leurs témoignages sont de véritables outils de compréhension et d’appréhension d’une problématique dont l’approche a résolument évolué depuis que l’on a compris la nécessité de traiter le problème en s’inspirant du modèle danois, c'est-à-dire en amont, avant que les jeunes ne soient reliés par le sang à cette idéologie dont nous pensions il y a peu être géographiquement exemptés.

 

Ainsi, le lecteur découvrira le parcours de Léa, cette adolescente convertie qui préparait un attentat dans une synagogue française. Celui d’Ali qui, accompagné de femme et enfant, souhaitait sauver les civils syriens avant que le souci logistique ne le pousse à rejoindre une organisation. Agir seul n’était pas possible et ce groupe, Daesh en l’occurrence, l’a justement fait basculer « comme quelqu’un qui passe de l’alcool à l’alcoolisme »   , dit-il. Il ajoute : « Je suis passé de la lutte contre Bashar à la lutte contre tous ceux qui ne luttent pas contre »   . Un témoignage concis qui mérite d’être lu, éclaircissant un peu plus l’un des chemins psychiques qui mènent à l’embrigadement. Tout aussi intéressant est le retour à la réalité de Hanane. L’esprit phagocyté, elle s’est rendue sur le théâtre des atrocités qu’est Raqqa. Passée du maqar, la maison où sont déplorablement parquées les femmes dans l’attente de leur mariage, à la hisbah, la police principale de Daesh, car elle ne souhaitait plus se marier et était alors considérée comme une espionne œuvrant pour le compte des kouffars occidentaux. Revenue presque folle de son périple, elle adoptera un discours simpliste mais paradoxalement rationnel offrant un argument supplémentaire pour les prochaines consultations de l’équipe auxquelles elle participera : « Il n’y a pas d’islam là-bas. Le pouvoir et l’argent leur ont monté la tête. On dirait une bande de caïds dans un sale quartier. »   . Au fil des rencontres, l’approche et le vocabulaire évoluent progressivement ; on ne dit plus Dawla mais Daesh, on ne parle plus de reportage mais de propagande   , on n’évoque plus la croyance mais le fanatisme   . On est sur le chemin de la réintégration sociale lorsque l’on accepte de mettre des mots sur les mécanismes subis et sur la réalité de la Syrie, que beaucoup considéraient comme le théâtre de la dernière bataille avant la fin du monde évoquée dans le Coran. Mais Dounia Bouzar considère malgré tout le potentiel de dangerosité plus important chez ceux qui ne sont pas partis, remplis de haine et d’idéaux capable de « semer la terreur à petite échelle »   , plutôt que chez les revenants, qui se sont généralement échappés au péril de leur vie.

 

Cette lecture et ces témoignages ne peuvent néanmoins être cantonnés à une somme d’atrocités sans nom. Certes, certains dépeignent Raqqa comme le 16e arrondissement de Paris, « un lieu où l’on vit en totale sécurité et où l’on trouve tout ce que l’on veut »   , mais d’autres, à l’instar de Jahina, témoignent d’une impressionnante culture et d’un recul qui s’extirpent de ce récit teinté de fatalisme. Car l’équipe de Nadia est également amenée à rencontrer des proches d’embrigadés que la police considère comme potentiellement radicalisés. Mais cette fois-ci, l’équipe rencontre une étudiante en Sciences de l’éducation, désireuse d’axer ses travaux sur le féminisme musulman. Prenant l’islam indépendamment des préceptes familiaux et des traditions qu’elle considère comme géographiques et pas foncièrement divines   , elle reviendra sur l’histoire de Kadhija, la première femme du prophète pour exprimer et légitimer l’émancipation féminine. Une bouffée d’air frais au milieu d’esprits radicalisés ou en cours de réhumanisation. C’est aussi la richesse de cet ouvrage. Condenser les différentes visions du monde et de la religion en s’appuyant sur un panel de profils diversifiés.

 

Bien évidemment, une lecture de La vie après Daesh isolée d’un corpus complémentaire n’offrira qu’une vision partielle et un brin fictionnelle d’un sujet qui mérite un traitement digne des précédents travaux de Dounia Bouzar. Par exemple, après une lecture attentive de Comment sortir de l’emprise djihadiste, l’ouvrage ici traité ne sera qu’un aperçu de la concrétisation de la théorie qui y figure. La vie après Daesh est également une manière de sensibiliser les esprits les plus pragmatiques, ceux qui pour comprendre recherchent du concret, de l’action, qui plus est romancé.

 

Mais au-delà de l’« Éden trompeur »   qu’est le radicalisme, les expériences dépeintes ici en disent long sur le processus de construction identitaire contemporain. Les réseaux sociaux, canaux privilégiés des recruteurs de l’EI qui constituent de véritables tribus numériques, participent de l’individualisation du rapport aux autres, avec dans certains cas une subjectivation de l’identité civile au profit d’une identité numérique façonnée, malléable et par extension vulnérable car moins maîtrisée. C’est également en ce sens que l’embrigadement se rapproche de la dérive sectaire. Comment peut-on être autonome et indépendant sans n’avoir jamais tenté de comprendre son environnement à diverses échelles ? Ce récit aura au moins le mérite de pointer du doigt, en filigrane, la nécessité des interactions et des relations chères à Winnicott   dans le processus de construction identitaire des citoyens d’aujourd’hui et du peuple de demain.

 

 

En outre, c’est bien la force viscérale des convictions de Dounia Bouzar, figure de proue du mouvement de désembrigadement français, qui fait le charme de ce livre qui il est vrai, ne donnera que très peu d’éléments de réponse à une problématique sur laquelle nous tentons de rattraper un criant retard. Néanmoins, l’acharnement de l’équipe est aisément identifiable, voire transmissible, et en refermant la quatrième de couverture, on a envie de croire dur comme fer à l’adage qui clôt l’avant dernier ouvrage de l’auteure : « la lumière l’emporte toujours sur l’obscurité »

  

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