Quelle place pour l’histoire contrefactuelle dans les méthodes de travail des historiens ?

L’histoire contrefactuelle, ou uchronie dans une version plus littéraire, est à la mode : on la retrouve dans des romans, des bandes dessinées, des films. Nonfiction propose d’ailleurs tous les quinze jours une « Chronique Uchronique ». Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou ont déjà travaillé sur cette notion, dans plusieurs articles importants   ; ils reviennent ici sur les différents usages de cette méthode, en brassant un vaste éventail de sources et de références.

 

Historiographies des uchronies

L’ouvrage s’articule en trois parties : dans un premier temps, les auteurs font l’histoire de la démarche contrefactuelle, en balayant successivement les historiens occidentaux, les historiographies des autres pays, les uchronies dans la littérature, en particulier dans la science-fiction, et enfin la place du raisonnement contrefactuel dans d’autres disciplines, des sciences sociales à la physique quantique en passant par l’économie.

La seconde partie est consacrée à une réflexion plus approfondie sur le lien entre l’uchronie et l’histoire : faire de l’histoire avec des « si » permet en effet de s’interroger en profondeur sur la façon dont on pense la causalité – à la suite de Max Weber et Paul Ricoeur, entre autres – sur le rapport entre histoire et fiction, sur la place de l’imagination dans l’écriture de l’histoire. Ici les auteurs proposent en particulier deux chapitres originaux, quand les autres chapitres reprennent largement leurs articles déjà cités. Dans « les futurs passés des autres », ils se demandent si la démarche contrefactuelle correspond à une vision du temps spécifiquement occidentale, ou si elle peut être appliquée par toutes les sociétés humaines. Dans « les usages politiques de l’histoire contrefactuelle », ils soulignent que la méthode peut être utilisée pour soutenir des discours néo-conservateurs – ainsi des ouvrages de Niall Ferguson qui mettent en valeur l’empire britannique et, à travers lui, l’empire américain contemporain – ou révolutionnaires, à droite comme à gauche. L’important, si l’on veut pouvoir en faire un usage légitime et contrôlé dans les sciences humaines, sera donc d’être explicite sur le pacte de lecture proposé au lecteur : l’historien doit signaler clairement le moment où il glisse dans l’uchronie, s’en servir pour tester des hypothèses, ne pas raconter les mondes possibles mais analyser les causalités et les conséquences, en s’en tenant à une « exploration minimale du monde non advenu »   .


Des expériences ludico-pédagogiques

Dans une troisième partie consacrée à des expérimentations, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou reviennent d’abord sur les différents scénarios contrefactuels qui ont été élaborés pour penser les empires coloniaux ou la révolution de 1848. Pierre Singaravélou, historien du fait colonial, a probablement rédigé le premier chapitre, le second ayant dû être écrit par Quentin Deluermoz, spécialiste de l’histoire des luttes sociales au XIXe siècle. L’exercice de l’écriture à plusieurs mains est toujours délicat : les deux chapitres sont ici stylistiquement et formellement très différents, ce qui ne rend pas la lecture facile.

Un autre chapitre interroge également les jeux vidéos ou les jeux de rôle qui amènent les joueurs à réécrire l’histoire, plus ou moins explicitement, selon des temporalités et des modalités différentes. A partir d’une expérience qu’ils ont eux-mêmes mené en classe de 1ère ES, invitant les élèves à imaginer le cours de l’histoire si François-Ferdinand n’avait pas été tué à Sarajevo, les auteurs soulignent l’immense potentiel pédagogique de la méthode contrefactuelle : elle permet aux professeurs de travailler avec leurs étudiants sur les causes profondes d’un événement, en évaluant la part respective des pesanteurs structurelles et de la contingence.

Mais les meilleures pages du livre sont peut-être les dernières, qui retranscrivent des propos tenus autour d’une table-ronde organisée  à Grenoble en 2011, dans laquelle les participants avaient la parole pour discuter de plusieurs scénarios alternatifs – en l’occurrence, de l’absence de traite atlantique, et la fuite réussie de Louis XVI à l’étranger. Ces discussions, les plus neuves, les plus concrètes, fourmillent d’idées stimulantes, de conseils utiles, et soulignent à quel point il est crucial de penser ensemble l’histoire comme recherche et l’histoire enseignée. L’histoire contrefactuelle, attentive aux possibles, est une histoire ouverte, « moins sûre de ses fermetures », ce qui encourage la prise de parole des différents publics, d’autant plus qu’elle comporte une part ludique évidente que les auteurs savent mettre en valeur.



Les usages légitimes du contrefactuel


En conclusion de leur livre, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou signalent plusieurs usages pertinents de la démarche contrefactuelle. On peut se servir de la méthode pour interroger tous les contrefactuels implicites que comporte un raisonnement (c’est ce que les auteurs appellent un contrefactuel réflexif) : parler de sous-développement, c’est ainsi inscrire le développement comme la norme et donc tenir un discours implicitement contrefactuel. Ou encore, à chaque fois que l’on dit d’un personnage qu’il commet une erreur ou prend une mauvaise décision, il y a un contrefactuel caché. On peut aussi se servir de la démarche pour restituer au mieux les futurs non advenus des acteurs contemporains : face à des situations de crise, les acteurs produisent de nombreux scénarios, tentant de prévoir différents futur possibles, qui peuvent donc être étudiés par l’historien. Plus délicat, mais aussi plus intéressant : on peut enfin s’intéresser à des passés qui auraient pu arriver. A ce sujet, les auteurs insistent sur le fait que l’historien, s’il veut être légitime dans son usage de l’uchronie, doit se contenter de manier la courte durée : recréer un monde alternatif ressort du travail du romancier. L’histoire contrefactuelle apparaît ainsi comme un outil que l’historien peut manier avec grand profit, à la fois pour renouveler certaines problématiques, pour clarifier son discours, et pour diffuser horizontalement la recherche, en inventant de nouvelles formes de valorisation des savoirs et de participation du public. Le mot de la fin est à la fois classique et nécessaire : travailler sur les possibles du passé, c’est souligner que le futur est lui aussi riche de possibles, toujours pluriels. C’est donc « défataliser l’histoire »   , et ce faisant « offrir des moyens d’actions dans le présent ».


Vertige de la liste

Intelligent, riche, Pour une histoire des possibles est un livre extrêmement dense, parfois un peu trop. Dans les deux premières parties, notamment, les auteurs ont tendance à accumuler les références, toujours sous la même forme : un exemple, appuyé sur auteur, dont la pensée est résumée par un bloc de citation   La démarche frôle parfois la liste d’exemples, un peu lassante sans être pour autant exhaustive   . La bibliographie aurait également gagné à être actualisée, puisqu’ on n’y trouve ni le Guide de l’Uchronie de Bertrand Campeis et Karine Gobled, ni la récente traduction d’un texte capital de Max Weber sur les possibles et les causes   . Manquent aussi la référence au dernier ouvrage d’Ivan Jablonka, qui est pourtant, avec Patrick Boucheron, l’un des conseillers éditoriaux de l’ouvrage, et dont les conclusions recoupent en bien des points celles des auteurs. Les délais de publication, sans doute, nuisent un peu à la pertinence globale de l’ouvrage en lui interdisant de se situer véritablement à la pointe de la recherche.
   
L’accumulation d’exemples et de références conduit surtout à écraser les pages plus personnelles, un peu noyées dans la masse des choses déjà lues ailleurs. On a moins affaire à une réflexion neuve sur l’uchronie qu’à un panorama des œuvres et des ouvrages qui utilisent le contrefactuel. En cherchant à contextualiser en profondeur la notion et ses usages, les auteurs se privent un peu de la place nécessaire pour apporter du neuf. Un lecteur qui ne connaît rien à l’uchronie trouvera probablement l’ouvrage difficile à lire, souvent technique, allusif dans son traitement des références ; un lecteur qui maîtrise mieux le sujet trouvera que le livre manque d’originalité, déroulant la liste des références obligées, du chat de Schrödinger aux travaux de Robert Fogel, en passant par Charles Renouvier, Fernand Braudel, Carlo Ginzburg et Kenneth Pomeranz.

Le « pour » du titre, qui laisse penser qu’on va lire un plaidoyer, n’est véritablement assumé que dans ces quelques pages plus personnelles, en particulier dans la conclusion du dernier chapitre ou dans la conclusion générale de l’ouvrage. Peut-être aurait-il fallu mettre davantage en lumière les parties « expérimentales », qui proposent des moyens concrets d’utiliser la démarche contrefactuelle devant des publics variés – les chapitres sur le jeu vidéo, le jeu de rôle, la table-ronde participative. On pourrait imaginer bien d’autres outils : par exemple, des pratiques d’écriture à plusieurs, autour d’un turning point décliné dans plusieurs époques ou du même turning point donnant lieu à plusieurs scénarios alternatifs. Ou la réalisation de « cartes uchroniques », cartographiant d’autres devenirs du monde, un exercice d’autant plus intéressant que la carte produit son propre effet de vérité. France TV proposait en 2010 un site interactif permettant de rejouer l’histoire : de telles pistes gagneraient à être investies par les historiens, qui y trouveraient de nouveaux médias, de nouveaux publics, de nouveaux défis. L'inventivité doit aussi se déplacer sur les turning points eux-mêmes : ceux-ci mettent le plus souvent en scène des « grands hommes » dont on suppose qu'ils ont un impact crucial sur l'histoire, mais il serait tout aussi intéressant, sinon plus, de se demander ce qu'aurait été l'histoire du XXe siècle sans le Seigneur des Anneaux de Tolkien, ou l'identité nationale française sans la Marseillaise.

Redisons-le, l'ouvrage est riche et intéressant, sinon aussi original qu'il aurait pu l'être. Les auteurs savent souligner la profonde légitimité de la démarche contrefactuelle, dès lors qu'on en fait un usage limité, contrôlé et explicité. Un nouvel outil dont les historiens doivent apprendre à se servir : en réécrivant les histoires d'hier, on invente la discipline historique de demain



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Florian Besson et Jan Synowiecki (dir.), Ecrire l'histoire avec des si, par Catherine Kikuchi