Tous les quinze jours, Nonfiction vous propose une Chronique Uchronique. Aujourd'hui, et si Jacques Necker n’avait pas été renvoyé le 11 juillet 1789 ?


« Le 11 juillet, à trois heures après midi, M. Necker reçut une lettre du roi qui lui ordonnoit de quitter Paris et la France, et lui recommandoit seulement de cacher à tout le monde son départ. Il partit avec les précautions que prendroit un criminel pour échapper à sa sentence ; et cette sentence si redoutée, c’étoit le triomphe que le peuple préparoit à M. Necker, s’il avoit voulu s’y prêter. Deux jours après son départ, dès que sa disgrâce fut connue, les spectacles furent fermés comme pour calamité publique. Tout Paris prit les armes ; la première cocarde que l’on porta fut verte, parce que c’étoit la couleur de la livrée de M. Necker ; on frappa les médailles à son effigie ; et, s’il s’étoit rendu à Paris au lieu de sortir de France par la frontière la plus rapprochée, celle de Flandre, on ne peut assigner de terme à l’influence qu’il auroit acquise. »  

Tirées des Considérations sur la Révolution française, grande fresque historique que Germaine de Staël, fille de Jacques Necker, rédige à la toute fin de sa vie, ces quelques lignes reviennent sur le retentissant renvoi du Directeur Général des Finances, limogé par Louis XVI le 11 juillet 1789. Et si ce jour-là Jacques Necker n’avait pas été renvoyé, la face de la Révolution eût-elle été changée ?

 

Si Necker n’était pas parti « sans bruit », comme le lui a expressément demandé le roi dans sa lettre, et que le secret avait été éventé par le plus grand des hasards, on peut imaginer que la nouvelle qui s’est propagée dans les faits dès l’après-midi du lendemain, 12 juillet, se serait répandue comme une trainée de poudre dans la journée même du 11. Après tout, la foule avait marché sur Versailles le 23 juin 1789 au cri de « Guidez-nous ! Soyez notre père ! » aussitôt qu’avait circulé le bruit d’une possible démission du ministre. Il n’en serait pas allé différemment en ce jour troublé. Alors que Necker était tout prêt à exécuter l’ordre du roi, à regret il est vrai, Louis XVI apprenant que la foule s’était immédiatement rendue au domicile des Necker, rue de Cléry, pour acclamer le grand homme, et encore sous le coup du souvenir du 23 juin, se serait certainement rétracté et aurait fait infirmer la nouvelle, réduite à une simple rumeur. Celle-ci serait allée grossir les rangs des innombrables rumeurs qui couraient en ce temps, du « complot aristocratique » au « pacte de la famine ». Le roi en aurait assurément gardé rancune à Necker ; en attendant, il était acculé. Au soir du 11 juillet, Louis XVI comprend que, pour quelque temps du moins, il ne pourra pas faire sans son ministre.
Déjà rentré dans les bonnes grâces de l’Assemblée Nationale (devenue Constituante le 7 juillet) par son absence remarquée à la séance royale du 23 juin, Necker a risqué sa place en raison de sa « condescendance extrême » auprès des États Généraux. Garantie contre un possible retour en force de l’absolutisme royal, le héros du jour devient du même coup héraut de la cause populaire. Pour la foule, en effet, la figure de Jacques Necker représente un triple rempart : contre la famine, contre la répression militaire, contre la banqueroute. Dans ce climat de crise de l’autorité (le roi a perdu son aura et l’Assemblée Nationale ne l’a pas encore), il n’est pas seulement rassurant : il est la figure de référence.

 

Alors qu’il vient d’être nommé « Premier Ministre des Finances », Necker n’a pas une minute à perdre s’il veut non seulement honorer la confiance que la rue a placée en lui, mais surtout contenir la colère qui gronde. Nous sommes le 12 juillet 1789, l’urgence est double. Il faut tout d’abord ôter tout fondement à la crainte qui parcourt la population relativement à la présence des troupes mercenaires massées autour de Paris. Et si elles coupaient les routes du ravitaillement ? Et si elles étaient utilisées contre les États Généraux ou, pire encore, pour servir au massacre des « patriotes » ? L’heure est venue pour le « ministre patriote » de faire la preuve de son patriotisme. Auréolé de son nouveau titre, Necker demande une énième fois au roi le retrait des troupes mais il a un poids nouveau, celui de l’opinion publique qui est derrière lui.
Ce faisant, Necker se retrouve d’accord pour la toute première fois depuis l’ouverture des États Généraux avec l’éloquent député du tiers et son grand rival, Mirabeau, qui avait déjà présenté la requête du retrait des troupes devant l’assemblée le 8 juillet. C’est la première étape d’un rapprochement pour le moins imprévisible. Cela marque aussi un infléchissement significatif dans la stratégie du ministre : puisqu’il faut préserver le roi de lui-même et de la limitation de ses vues, il s’appuiera désormais sur la force de l’Assemblée Constituante. Le retrait des troupes est accepté le jour même.
Se promenant dans les jardins du Palais-Royal, où circule encore le bruit du renvoi de Necker, un certain Camille Desmoulins, avocat de son état et enthousiaste de l’ouverture des États Généraux, tente alors de monter sur une table, de haranguer la foule et de l’inciter à prendre les armes. La population, satisfaite du retrait des troupes et plus encore rassérénée par le maintien de son ministre, ne bouge pas. Elle adopte la cocarde verte, couleur de l’espérance plus encore que de la livrée de Necker, et le buste de l’homme d’État est brandi dans tout Paris. En ce 12 juillet 1789, les manifestations de la foule sont joyeuses et la proposition de Camille Desmoulins reste lettre morte. Il en reste bien quelques jolies formules : « le tocsin d’une Saint-Barthélemy de patriotes… », « courir aux armes… », qui se perdent au milieu des Vive M. Necker !

 

Sans l’appel aux armes de Desmoulins, la Bastille aurait-elle jamais été prise ? Si le mot de Desmoulins n’a – littéralement – pas mis le feu aux poudres, la faim continue d’assaillir sans relâche la population. La seconde tâche qui attend Necker est tout aussi urgente : il faut approvisionner Paris en blé. Or le prix du grain n’a jamais été aussi élevé et tout ce qui est rare est cher. La disette avait déjà été la priorité de Jacques Necker lors de son rappel en 1788. Il avait alors abrogé les mesures libérales prises par Brienne, en interdisant notamment l’exportation des grains, en en achetant hors des marchés et même à l’étranger. Aussi peut-on imaginer que, miraculeusement maintenu en place, le ministre se serait hâté de faire ce qu’il a fait en réalité alors même qu’il était renvoyé : écrire aux influents banquiers d’Amsterdam, MM. Hope, qui avaient toutes les raisons d’être inquiets de la situation en France, pour réitérer son engagement de mettre en caution sa fortune personnelle. L’ancien banquier genevois sait au besoin se montrer convaincant. Il invite par ailleurs les commissions des pays d’État à approvisionner les marchés en opérant des achats massifs de grains et de farine. Si la disette reste un problème chronique du ministère Necker, dans sa version factuelle comme contrefactuelle, le 12 juillet elle n’aura pas été cause de massacres. Pour quelques jours au moins, Paris a à manger et les émeutes au barrière d’octroi sont désamorcées.
Mais les expédients exceptionnels ne durent qu’un temps et la menace de banqueroute continue de planer sur la France. M. Necker qui, dit-on, en impose aux spéculateurs, doit se montrer à la hauteur de sa réputation et lancer une série de réformes suffisamment efficaces pour redresser la situation financière du pays. On peut imaginer que le maintien du populaire ministre à son poste aurait assuré en août 1789 le lancement des emprunts qui en réalité, faute de confiance, avaient échoué et que, face au succès mitigé de la « contribution patriotique » dont il avait eu l’idée, le ministre, résolu à ne pas se couper de l’appui de l’Assemblée Constituante, aurait fini par tendre l’oreille à la proposition de son meilleur ennemi, Mirabeau, et accepter de prendre en charge ce qu’il avait jusque-là toujours refusé, l’opération des assignats-monnaie.

 

En ce début juillet 1789, le pire semble avoir été évité. Necker resté en poste, la Bastille avait elle aussi de bonnes chances de rester en place. La population, toujours agitée, se serait progressivement calmée avec la formation d’une « milice bourgeoise » chargée de la tranquillité publique, à la suite d’un transfert pacifique d’autorité avec l’armée. Les premières altercations entre l’armée et la foule n’ayant pas eu lieu, le malaise déjà ancien qui existait au sein des armées royales entre les officiers et leurs hommes, pour certains favorablement disposés envers la cause populaire, n’aurait pas été exacerbé et les mutineries, à défaut d’être éliminées, auraient été considérablement réduites. Ne se changeant pas en une émeute générale, la ville de Paris ne serait peut-être alors jamais devenue la « Commune de Paris ». De même qu’elle n’entraînait pas une révolution municipale, la Bastille non prise n’aurait pas signé la chute d’une prison d’État et, avec elle, l’effondrement de l’autorité royale. Par suite, la France n’aurait probablement pas connu dès le lendemain sa première vague d’émigration aristocratique.
Enfin, et c’est peut-être là le plus important, le 14 juillet 1789 a surtout valu par son retentissement symbolique (première intervention d’ampleur du peuple parisien, premières têtes coupées et transportées sur des piques) et la récupération qui a été faite de l’événement. Privée de ses héros, les « vainqueurs de la Bastille », privée de cet événement qui, érigé en acte fondateur, marque son commencement, que serait-il advenu de la Révolution française ? Si l’on sort ici du champ contrefactuel pour entrer dans la spéculation, on peut imaginer que Jacques Necker, resté quelque temps au moins à son poste, aurait tout entrepris, aux côtés de Mirabeau et de La Fayette, pour faire advenir en France ce qu’il avait toujours appelé de ses vœux, une monarchie constitutionnelle. Qui sait alors si, sans ce renvoi un certain 11 juillet, nous ne vivrions pas toujours sous ce régime politique ? Et la fille de Jacques Necker, Madame de Staël, de jubiler : ne l’avait-elle pas toujours dit !

 

Pour aller plus loin :

Léonard Burnand, Necker et l'opinion publique, Paris, Honoré Champion, 2004.

Heloïse Bocher, Démolir la Bastille. L’édification d’un lieu de mémoire, Paris, Vendémiaire, 2012.

Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent, Pierre Serna, Pour quoi faire la révolution, Marseille, Agone, 2012.

Jean-Clément Martin, Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2012.

Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.

Anthony Glinoer (dir.), L’insurrection entre histoire et littérature (1789-1914), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.